c) DU BIOGRAPHIQUE AU FICTIF

S’il est unanimement reconnu que tout auteur se sert dans sa création d’éléments biographiques, il est tout aussi certain que cela ne suppose pas que le créateur ait un vécu toujours exceptionnel. Le « vécu littéraire» réside parfois dans le simple fait de savoir regarder, observer, de se voir et de se connaître, au mieux de se comprendre. A un commentateur qui l’interrogea sur la nouvelle objectivité de sa création, la romancière répondit: « Vous me poussez à faire une confession : je suis très réceptive aux confidences des autres et en même temps j’enferme ces confidences dans des tiroirs hermétiques. C’est pourquoi jamais je n’écris des choses vues ou entendues ». On n’a effectivement identifié dans les personnages de H.P.-Bengescu pas une seule personne ayant réellement existé, et lorsque les commentateurs (à la recherche de substitutions proustiennes) ont trouvé chez Marcian, le musicien du Concert de Bach, les traits de Georges Enesco, la romancière s’est montrée étonnée et heureuse, à la fois, par la remarque. Est-ce pour mieux feindre l’étonnement ou parce qu’elle était fière, tout simplement, de constater qu’elle avait réussi à créer un personnage si vraisemblable qu’il était transposable dans la peau d’une personne réelle ?

En tant que créateur, Hortensia P.-Bengescu déclare qu’elle connaît l’unité et le dédoublement : « avec chaque moment de mon existence je vis mon existence artistique – pourtant personne n’a isolé d’une façon aussi absolue le moi artistique de l’existence quotidienne. Même pendant les instants de grande identification, un instinct fait abriter en moi, soigneusement, les deux conflits inséparables », et elle ajoute qu’elle a toujours vécu avec la conviction qu’elle avait «   une existence plus ample que le concret » ! Une existence imaginée. Il est tentant, à première vue, de rapprocher ses remarques de la séparation du moi biographique et du moi du Narrateur dont la critique proustienne a tant parlé. Mais en tout état de cause, Hortensia manque d’expérience commune, elle a la nostalgie d’un vécu inaccessible qu’elle avoue par son fameux J’ai un immense déficit d’expérience. Une frustration qu’elle ressent dans l’absolu. Elle aspirait, jeune fille, au monde riche du savoir. Elle continuera toute sa vie à s’instruire, à apprendre (« j’ai appris l’italien, comme j’ai appris l’anglais : parce que ça me plaisait »). Malgré l’incompréhension de son mari et le vide d’intellectualité des milieux où elle mène sa vie d’épouse de magistrat, elle réussit à se préserver. La nostalgie qui l’habite, l’aspiration vers un idéal spirituel lui procure la force de créer ces univers imaginaires, aussi vrais que la vie, que sont ses romans. C’est tout le contraire de Proust à qui l’on a même reproché de trop fréquenter le monde, la société. Ce n’est que plus tard que l’on a compris qu’il s’agissait d’une façon d’exploiter littérairement la Vie.

Les deux auteurs, en revanche, savaient regarder la vie avec des yeux doués de mémoire interprétative. « Je n’ai fait que regarder la vie - disait Hortensia - mais j’ai appris à regarder dans ses précipices » ( Journal). Sous l’emprise du sentiment de son « déficit d’existence », Hortensia Papadat-Bengescu agrandit le moindre événement, revient sur lui par des allusions, le circonscrit dans une démarche analytique qui lui est propre. Proust aussi s’attarde sur tel ou tel événement qui nourrit son texte en l’enrichissant de significations révélatrices pour la suite de son récit. L’un et l’autre procèdent à l’analyse poussée à ses limites. La romancière roumaine va au-delà des apparences qui, « disloquées, laissent apparaître les surprises » comme le remarque C. Ciopraga qui pense qu’ainsi, derrière chaque personnage, derrière chaque portrait, on trouve son fantôme secret, « une double vie », (comme on pourrait le dire de Charlus ou d’Odette de Crécy). C’était, pour Hortensia, exactement ce que l’on attendait d’elle ; rappelons-nous la subtile exhortation de Lovinescu : « Elle nous donnera sûrement le roman d’analyse féminine entraperçu d’ores et déjà, façonné dans une véritable langue roumaine que nous lui souhaitons de tout cœur et qu’elle mérite vraiment pour toutes ses qualités raffinées de pensée et de sensibilité et qui lui confère dès à présent, une place unique de «splendide isolement dans notre littérature»! Le splendide isolement - terme qui se réfère à l’Angleterre du XIXe siècle - doit être compris ici comme une allusion au statut de femme de lettres, ainsi qu’à l’originalité de son écriture à laquelle Lovinescu reprochait la mauvaise utilisation de la langue maternelle tout comme l’abondance des néologismes venant du français (faciles à remarquer dans la version française du Concert de Bach où ils apparaissent en italiques). C’est un écrivain qui possédait le français au point de faire ses débuts par des articles et des poésies directement écrits dans cet idiome ! Francophile et francophone, elle est tentée par l’emploi du néologisme dans une langue qui accepte les emprunts linguistiques et se laisse modeler comme aucune autre langue latine. Et pour en finir avec cette parenthèse, nous nous permettons de signaler que le même critique, Eugène Lovinescu, appréciait, des années plus tard, le style du Concert dans ces termes : [HPB] « a libéré la langue des cadres d’une conception archaïsante qui avait son idéal dans le passé, en se dirigeant franchement sur la voie de la modernisation, celle du choix du néologisme, choix dicté par des raisons nationales et esthétiques. »

A côté de cet isolement-là, il y en un autre, plus concret, nécessaire à l’élaboration de l’œuvre, que, par un syntagme quelque peu désuet, on appelle la tour d’ivoire, l’isolement que l’écrivain s’impose, comme Proust (qui, les dernières années de sa vie, ne sortait presque plus, s’enfermant dans sa fameuse chambre calfeutrée de liège pour écrire) ou l’indispensable isolement dont parle Hortensia dans son journal : « Ceux qui ne connaissent pas le goût de l’isolement, ne connaissent pas non plus le prix d’une ambiance, le besoin d’un murmure propice au travail qui animent comme le font les applaudissements rythmiques et les exclamations qui accompagnent l’élan ascendant du danseur ». Quelques esprits méchants auraient interprété de manière plus terre à terre cet « isolement », en le rapportant au fait que pendant les séances du cénacle dominical chez Lovinescou où les femmes avaient pris l’habitude de se grouper d’un côté et les hommes de l’autre, Madame H.P.- Bengescu ne se mettait jamais parmi les autres dames, mais bien à part ! Dans son journal (qui existe sous forme de fragments publiés par Camil Baltazar dans le volume Contemporan cu ei /Mes contemporains, en 1962) la romancière roumaine détaille son travail en trois étapes : incubation, méditation, vive contraction (c’est la mère de quatre enfants qui parle !) : 

‘« J’écris mentalement. Ensuite je ne fais que transcrire, asseoir, habiller avec des mots, des formes, des voiles... Au début, je vois tout comme dans du brouillard et puis, de plus en plus clairement et lorsque l’image arrive dans la lentille de précision, cela commence à s’animer, à s’émouvoir, à rire, à pleurer, à parler. »’

Apparemment sa technique ne diffère point de celle d’un auteur classique, omniscient ! Confiante dans son intuition, elle ne calcule pas l’atmosphère d’une narration, d’un lieu : elle « la sens » ! L’écrivain doit réunir en lui, d’après notre créatrice, deux éléments antithétiques : tranquillité et frémissement. La tranquillité génère la lucidité ; le frémissement est provoqué par les ressorts profonds - un de ses termes favoris, sinon fétiches. Les premiers temps de sa création, elle confessait dans une lettre adressée à Ibràileanu (du 5 janvier 1914) qu’elle n’écrit que lorsque « le matériau de la narration a baigné dans les eaux de mon âme » [n.s.] et que « tout comme il y a des presbytes, des myopes, moi j’ai cette infirmité qui consiste à glisser sur la surface concrète des choses, des sujets, des contours, de ne m’arrêter que sur leur ressort profond ». Son oeil est construit « du point de vue physiologique de façon à ne pas voir l’écorce de l’arbre, mais à passer à travers, comme à travers une vitre pour arriver à son essence ». On se plaît à souligner ici« la richesse du verbe voir  » qui- selon l’heureuse formule de J-Y. Debreuille parlant de la poésie de P. Eluard– «  est d’ailleurs la répercussion d’une exigence  » ( Eluard ou le pouvoir du mot, Nizet, Paris, 1977, p. 140).

L’essence des choses est assimilée aux ressorts profonds chez Hortensia (parfois profond est remplacé par obscur, au sens d’inexplicable). Si on ajoute à ces aveux celui de la volupté éprouvée à disséquer ces ressorts ou l’ambition de rendre le corps des âmes, on sera en droit de comprendre comment les théoriciens de la littérature (roumaine) l’ont unanimement intronisée comme : auteur de littérature des profondeurs qui est à mettre en relation éclairante avec ce que Garabet Ibràileanu appelait « scaphandrisme » ! Allusion aussi à une de ses esquisses (Scafandria) dans laquelle, plus tard, Viola Vancea, dans son excellent outil de recherche consacré à notre créatrice, a vu la métaphore de sa technique analytique (in : HPB interprétée par...)

Grâce à ses lettres, Hortensia nous permet une meilleure compréhension de l’acte de création puisqu’elle s’y dévoile à plaisir. Dans la monographie qu’il lui consacre, C. Ciopraga les compare, quant à leur valeur de document littéraire relatif à la gestation et à la naissance de l’œuvre au journal qu’André Gide rédigea pour Les Faux monnayeurs ( idem, p. 53). Il n’est pas interdit d’établir certaines analogies entre Hortensia Papadat-Bengescu et Marcel Proust même sur l’activité épistolaire, à condition d’accepter le déséquilibre entre les vingt et un tomes de la Correspondance de Marcel Proust avec ses amis ou sa famille et la (petite) quantité de lettres et autres confessions que nous avons héritées de la romancière roumaine. Dans un sens comme dans l’autre, la lettre reste un acte d’écriture plus intime, un acte à valeur confessive, d’où son exploitation à buts interprétatifs (voire les innombrables commentaires de la création proustienne par le biais du « biographique »). Plus retenue, Hortensia laisse échapper toutefois quelques aveux qui sont autant de révélations pour ses analystes frustrés qui puise là des arguments précieux pour forger une intention esthétique (faute d’un véritable programme). Mais on ne peut pas élever le « biographique » de la romancière roumaine à la hauteur de cette transformation prismatique du vécu propre à Marcel Proust.