3. CONVERGENCE ET DIVERGENCE DANS L’ANALOGIE

Comme nous avons pu le constater des analogies sont décelables à plusieurs niveaux entre l’œuvre proustienne et celle de la romancière roumaine et les critiques roumains ne se sont pas privés d’en faire. Le déclencheur de ces mises en parallèle doit être cherché dans le fait de la nouveauté, de l’originalité de l’écriture de l’un comme de l’autre. Nouveauté en tant que rupture culturelle. L’écrivain français s’est exprimé d’une façon surprenante, comme on ne l’avait pas fait auparavant. André Gide ne refusa-t-il pas de publier le manuscrit de Proust sous le prétexte, justement, d’une écriture déconcertante ? (cf. le Journal de Gide). Gide, tout comme les autres éditeurs contactés par l’écrivain qui finit par publier son premier volume de la Recherche à compte d’auteur chez Grasset. Ce qui est sûr c’est qu’il y aura avec Proust un « avant » et un « après ».

Il faut ajouter que du fait de la nouveauté d’écriture, ces deux écrivains ne sont pas facilement classables dans un courant littéraire antérieur, connu. Ils surprennent, étonnent, interpellent. Leur œuvre oblige la critique à réviser ses théories et, implicitement, à prendre une attitude par rapport au nouveau genre qu’elle crée. Dans la très classique - désormais – étude Marcel Proust romancier, Maurice Bardèche nous dit d’emblée que l’originalité de l’écrivain français ne consiste pas dans un « progrès » par rapport à l’art du roman à la fin du XIXe siècle, son œuvre est « autre chose » que ce qu’on appelait à cette date un roman. Le fait que les deux écrivains aient vécu tous deux à la charnière de deux siècles expliquerait peut-être le changement de forme littéraire et de significations nouvelles quant à la conception et à la création de l’œuvre.

Comme l’auteur de la Recherche, Hortensia pratique une écriture nouvelle dans le paysage littéraire roumain, résolument moderne, peut-être même choquante, pour le public lecteur consommateur de littérature traditionnelle, la seule qui se pratiquait en Roumanie en ces temps, en vertu du fait que les « classiques » sont toujours plus lisibles que les contemporains. Il y a soixante ans, notait l’universitaire roumain Nicolaé Manolescu, HPB apparaissait comme « une prosatrice illisible. Il y a peu de temps résonnaient encore des échos sur la difficulté que soulevait la lecture du Concert de Bach, échos responsables de la réserve quant à l’introduction de ce roman dans les programmes scolaires. » La lenteur et la lourdeur dont on avait taxé cette prose, à sa parution, se révèlent avec les années complètement fausses aux yeux du critique qui découvre, après relecture, un roman presque « résumatif » en comparaison avec un roman contemporain comme Le monde en deux jours de George Balaita 11 . Les remarques de N. Manolescu qui intervertit ici les places de deux auteurs- éloignés chronologiquement- dans l’échelle de la lecture illustrent parfaitement l’idée de l’évolution du goût du public par ce jeu de permutation de rôles. « La raison en est l’accommodation des lecteurs au texte littéraire » et cette « accommodation est une forme de sélection inconsciente » souligne le commentateur, mais l’élément sélectionné se serait, à son avis, l’une des « voix » présentes dans la polyphonie du texte. Or, dans le texte moderne résonnent trop de voix en même temps et quelque fois de manière inharmonieuse, quand ce n’est pas carrément cacophonique ! Dans cette logique « nous écoutons un texte classique avec plaisir alors qu’au contraire, un texte nouveau nous assourdit » ! (in Arca lui Noe/L’Arche de Noé, pp.244-245) Nous sommes là dans une explication personnelle du fait de lecture, de toute évidence, à ceci près que le goût a été remplacé par l’ouï... La conclusion de l’étude nous ramène sur le chemin fédérateur de la réception : « il faut reconnaître que le plaisir de la lecture nous vient de la reconnaissance, de l’habitude et du confort alors que leur absence produit cette jouissance tendue et pleine d’incertitudes dont parlait Barthes dans Le grain de la voix ». En réalité, reconnaît-il, il opère là une différence en raison de «la nature » de la lecture : celle de l’amateur opposée à celle du critique.

Ce détour par la critique actuelle (plus proche de nous, pour être exacte) est un témoignage de l’acceptation d’une oeuvre et d’un auteur dans le patrimoine des valeurs classique autant que le reflet d’une conscience réceptrice capable d’exprimer le processus de réception. On comprend plus facilement comment la créatrice des Hallipa est devenue une « tête de série » (du roman moderne), comme l’auteur de la Recherche l’est lui-même dans son pays et comment on accède au rapprochement des deux écrivains. Sur un plan chronologique – puisqu’ils ouvrent des « séries »-, sur le plan qualitatif, puisqu’ils écrivent d’une façon nouvelle. L’apparition de cette écriture produit une scission. Dorénavant on compte avec ces écrivains, on se rapporte à eux, ils deviennent des « jalons littéraires ».

HPB se singularise nettement par rapport à l’écriture de ses devanciers et elle s’approche (d’une manière intuitive et non pas consciente) de ses contemporains. Le nom de Virginia Woolf a été avancé dans ce sens, non sans raison. L’un de ses romans, La Promenade au phare, paru en 1926 -l’année même où paraît Les Vierges échevelées et Le Concert de Bach terminé-présente des similitudes troublantes d’écriture avec la prosatrice roumaine et si on s’amuse à lire l’analyse qu’Auerbach en a fait dans le chapitre Le bas couleur de bruyère (Mimésis pp.518 à 548) on a l’impression de lire un commentaire stylistique sur la prose de notre romancière.

Une même façon de présenter ses personnages, de raconter des faits, en laissant s’installer dans l’esprit du lecteur quelque chose comme une attention inquiète qui n’a plus rien à voir avec l’assurance de l’auteur omniscient qui sait tout sur tout. « Qui parle ici ? » se demande Auerbach (à la place du lecteur) ; si c’est l’auteur lui-même,

‘« alors il ne s’exprime pas comme quelqu’un qui connaît exactement son personnage et qui, fort de cette connaissance, peut décrire avec objectivité et certitude son caractère et son état d’esprit du moment. (…) Quoi qu’il en soit, nous n’avons pas affaire à un énoncé objectif de l’auteur au sujet d’un de ses personnages. Personne, ici, ne sait rien de sûr ; ce ne sont qu’hypothèses, regards qu’un être humain jette sur un autre être humain dont il est incapable de résoudre l’énigme » (passim, 527).’

Le personnage raisonneur du Concert, Mini, personnage dans lequel Hortensia a mis beaucoup d’elle-même, illustre cette sorte de comportement narratif. D’une sensibilité hors normes, lorsqu’elle quitte la maison des Rim où se passent des choses dont ni le lecteur ni elle n’en a connaissance - mais que la romancière suggère insidieusement - Mini sent le trottoir tanguer comme un bateau. C’est le même personnage qui avait eu des intuitions relatives au couple Hallipa dans le roman précédent. Constatant que le plaisir que Lina retirait des visites de Miniétait à présent lié à l’humeur du docteur, alors qu’autrefois ce moment était celui des confidencessur ses ennuis conjugaux, Mini quitte le couple Rim et leur nouveau confort… « encore tout hébétée» par ce contact avec une maison étrangère dont les habitants, qui lui étaient familiers, n’en avaient pas moins été transformés par le nouveau décor...

‘« Dès le premier instant, elle avait eu l’impression de se tenir sur des plans inverses et mobiles qui lui donnaient le même vertige qu’un tapis roulant. Un léger mal de mer[en français dans le texte] persistait encore au creux de l’estomac. Arrivée dans la rue, elle vacilla pendant une minute comme quelqu’un qui, descendant d’un bateau, retrouve la terre ferme. La rue d’ailleurs ne dissipa pas son état de confusion. Le grand boulevard qu’elle avait emprunté pour venir se trouvait-il en haut ou en bas de cette rue ? (…) Un tramway aperçu au loin la rassura... Elle s’arrêta alors un instant pour laisser se dissiper son léger étourdissement. Quelque chose tanguait en elle comme du vin agité dans une coupe, puis tout se calma. » (Concert de Bach, p.21)’

Les hésitations intérieures se traduisent en manifestations extérieures, corporelles. Les sensibles se trahissent par leurs gestes. Ailleurs, Adriana, la musicienne, ne choisit dans un repas que des plats délicats, «diaphanes », de couleur blanche ! Mais ce ne sont que des détails sans implications profondes dans la matière de l’œuvre, signe d’une certaine sophistication. Ils pourraient devenir des éléments significatifs dans la mesure où on les considère procédant d’une narration qui tend vers la modernité. « L’intention d’approcher une réalité objective au moyen de multiples impressions éprouvées par différentes personnes (et à différents moments) constitue un trait fondamental de la technique moderne » souligne Auerbach. Or, Hortensia excelle, comme on le voit dans ce roman, dans ce genre d’approches d’écriture ainsi que par le monologue intérieur. Avec Auerbach, l’auteur de ces remarques sur V. Woolf, nous pouvons constater là une manière de s’éloigner « du subjectivisme unipersonnel » décelable également chez Proust, où il apparaît à côté du « subjectivisme pluripersonnel ». La « pluralité des voix » caractérise le romanesque de Hortensia, en fait la spécificité et l’inscrit ainsi dans un mouvement (qui n’a pas encore conscience de sa propre existence) spécifique de l’époque.

On a remarqué qu’une hypersensibilité commune à Marcel Proust et à HPB (trait caractéristique général pour les artistes) permet chez nos auteurs une révélation psychologique. Hortensia P-Bengescu s’exerce à plaisir à la psychologie appliquée à travers ses personnages : elle les observe, remarque des gestes qu’elle interprète, nomme. En définissant, elle s’en détache d’ailleurs, et donne au lecteur une nette impression d’ironie qui est proche de la méchanceté. Mihaï Ralea, critique d’un grand sérieux, était désagréablement surpris par l’impression de pessimisme qui se dégage du Concert auquel il reprochait « une vision de la vie profondément pessimiste ». La romancière s’en est expliquée (dans une lettre à Ibràileanu) : « Pessimiste ; le mot est galvaudé, discrédité. Je suis comme sont les circonstances. Peut-être même courageuse par rapport aux événements ». Ce n’est peut-être que par souci d’objectivité que Hortensia P.-Bengescu prend de la distance envers ses personnages, une caractéristique de son écriture qui a souvent été mise en évidence y compris par des lecteurs étrangers, qui n’avaient reçu aucune information « critique », étant donné qu’ils ne connaissaient pas le contexte roumain 12 La sensibilité (le profil psychologique) explique aussi le choix des thèmes ou les goûts communs à des auteurs situés dans des points très éloignés géographiquement : l’art (la musique), la maladie, le snobisme définissent autant le monde romanesque de Proust que de la romancière roumaine. Si l’on s’en tient aux choix, il faut souligner le traitement original propre à chacun des auteurs que l’on met en regard. Révélateur dans ce sens est le fait que tout en préférant pour ses personnages le milieu médical, l’auteur du Concert de Bach n’accorde pas beaucoup de sympathie à ses docteurs ( Proust non plus, d’ailleurs !)

Lina - qui est par la nature de sa spécialité plus proche des femmes - est grosse, petite et sans personnalité : ni finesse de corps, ni finesse d’esprit ! Elle cache sa maternité et présente Sia comme étant sa nièce ; lorsque la jeune fille est à deux doigts de la mort, Lina abdique ses devoirs de médecin (gynécologue) et de mère et laisse mourir Sia, à la suite d’une septicémie. Rim est odieux dès les premières pages du Concert ; il fait tout pour se faire détester : il méprise sa femme dont il a fait une esclave, il lit en cachette, dans son bureau, des livres illustrés d’un goût douteux, a une relation que l’on peut qualifier d’incestueuse avec la fille de son épouse, fille qu’il partage avec les deux jumeaux Hallipa. Un autre docteur, le très austère Walter (dans le roman La Voie cachée ) a acquis sa fortune en acceptant l’intimité d’une vieille femme riche, tout comme il accepte de se marier avec la fille de Lénora (l’épouse légitime) après la mort de celle-ci. Il est vrai que la jeune fille, Coca-Aymée, qui vient d’accomplir son apprentissage parmi les « vierges échevelées » de la société bucarestoise, fait tout ce qu’elle peut pour garder son beau-père, son palais et sa collection de tableaux ! La mode est alors à l’émancipation de la femme, de la jeune fille qui ne porte plus les cheveux tressés en nattes, mais défaits. L’image correcte, la sagesse du « tressé » est bafouée, déconstruite par le « défait », voire « l’échevelé ». L’image des Madones tristes aux nattes tressées des peintures romantiques est inversée, car il n’y a plus de tabou dans la société moderne, dans la vie citadine. La cité vivante - tel était l’autre titre auquel avait pensé H. P.-Bengescu pour le Concert de Bach.

La ville, de par son étendue et son anonymat, est propice aux dangers de la dissipation, aux plaisirs interdits. L’ingénue Coca-Aymée fait son apprentissage sexuel à l’ombre des jeunes hommes des clubs et autres cercles privés bucarestois, comme une nécessaire initiation, sans envie, ni plaisir, à l’opposé de sa petite demi-sœur qui montre des goûts précoces auprès du fiancé de son aînée, Eléna. Comme cadre romanesque, la ville apparaît d’une manière plus prégnante dans Racines, puisque l’insipide étudiante dont Nory croise le destin, la jeune provinciale Aneta Pascu, est détruite (accident matériel, corporel mais aussi psychique) par la capitale. Quelques coins de Bucarest y sont présents de façon plus précise que dans les romans précédents. Le citadinisme était un sujet obligatoire - venant du pôle opposé des sujets d’inspiration rurale - pour un auteur qui se voulait moderne ! Chez Marcel Proust on peut localiser divers endroits de Paris ; la capitale apparaît même sous les bombardements, pendant la guerre, tout comme sous des aspects plus paisibles qui sont « les lieux » de la narration proustienne dans la Recherche. Le motif de la ville est commun à maints romans du XXe siècle, comme le souligne J-Y. Tadié, sujet spécifique, donc, au roman modern pas uniquement de source proustienne.

Le goût pour la musique propre aux deux écrivains est peut-être le plus frappant dans la liste des l’analogies: la fameuse sonate de Vinteuil avec toutes ses implications dans le tissu de l’œuvre chez Proust, les nombreux concerts donnés dans les salons que fréquente le Narrateur dans la première partie de Recherche, les personnages tout aussi différent que celui du musicien Vinteuil ou de Morel, etc. Musicienne elle-même, Hortensia n’aurait pas pu trouver un titre plus musical que Le Concert de Bach dans lequel elle fait jouer ses personnages de tous les instruments : la belle Eléna joue du piano, Marcian du violon, le docteur Rim aussi ; Nory est chargée des achats de partitions ; l’enterrement de Sia se fait dans les accords de Bach, l’amour naissant entre Marcian et Eléna se choisit comme cadre le salon où l’on répète le fameux concert, (le morceau préparé en cachette et que les musiciens jouent à la suite de la répétition générale du Concert sous la direction de Marcian est la déclaration d’amour de ce dernier à Eléna, la maîtresse de maison). La musique apparaît donc sous des formes raffinées, mais il arrive qu’elle en revête d’autres, plus vulgaires, comme cet « Oyra » fredonné par Rim à certains moments de satisfaction cachée ! Le principal intéressé ne se souvient plus de son origine, ni du moment où il l’avait entendu. Seule la romancière le sait, elle ne l’a pas oublié, elle !

‘« Le docteur Rim, compréhensif, chantait sur un ton chaque fois différent cette Oyra! qui avait déclenché l’ironie de Nory. Une mélodie qui était au diapason des états d’âme du docteur, tel un index posé sur ses lèvres sèches et illustres. Les origines de cette Oyra ! remontaient loin dans les obsessions de Rim. Jadis, le docteur Rim avait l’habitude de faire de la musique de chambre, une fois par semaine, dans la famille des Schmidt. C’était un quatuor de qualité où M. Schmidt, le pharmacien, tenait la contrebasse, le professeur Rim le violon ou la flûte, M. Tuchte de Kunstverein, un viennois – alors patron d’une fromagerie modèle -, était au violoncelle et Madame Schmidt au piano. Assemblée virtuose et vertueuse ! ’

Un jour, pendant une pause, entre deux morceaux de Brahms, Madame Schmidt avait mis,« pour plaisanter, un disque sur le nouveau gramophone du fils Schmidt, un voyou de lycéen, un francophile ardent qui proclamait haut et fort que l’Allemand Schmidt était un pur alsacien. ». C’est ainsi que Rim entend pour la première fois cette « mélodie qui avait été promenée dans toute l’Europe par la revue Tour du Monde» :

‘« Oyra ! » n’était pas qu’une chansonnette qui avait marché, c’était l’essence même de cette revue musicale, essence qui pénétrait de façon persuasive dans l’esprit du spectateur par le canal de l’ouïe. La chansonnette contenait tous les esprits malins qui circulaient parmi les cinq cents figurants ; c’était une atmosphère chargée de fard, de poudre et de parfum, de décolletés profonds, de vernis frais et de dorures, pyjamas fermés et jupes à volants, maillots collants, danse et contorsions. « Oyra ! » était une sorte de suggestion qui passait de la scène à la salle, qui réveillait chez le spectateur de multiples sensations latentes jusque-là » (C.B.,p. 153). ’

Le quatuor « avait été pris d’une joie frénétique ». Bien des années plus tard, Oyra ! reparaissait pour « exprimer l’état lyrique du docteur Rim, qui avait certainement déjà oublié où et quand il s’était imprégné de ce rythme désordonné. » ( Concert de Bach, p. 151-153 ). En proie à d’imaginaires promesses qui commencent à prendre corps petit à petit dans son esprit, depuis que sa femme lui a procuré une jeune infirmière tout à sa disposition, Rim se retrouve, inconsciemment, dans un climat mental semblable à celui de sa jeunesse, plus exactement de la période du quatuor des Schmidt. C’est un moment de sa vie qui devient analogue, par la brusque apparition de l’idée de tous les possibles – propre à l’enthousiasme de la jeunesse - à celui où il avait chanté l’Oyra. Du fait, le refrain devient un liant entre deux états d’âmes presque identiques. C’est aussi un signe musical qui trahit le personnage pétri de conventions qu’est le professeur de médecine Rim, subjugué à présent par l’informe - mais jeune- Sia. Il ne s’agit pourtantpas de quelque réminiscence comme celles de la célèbre sonate de Vinteuil. Si le résultat estsemblable, l’analyse de la cause diffère. Reste intéressant pour nous le fait que ce « signe » vienne du monde musical, et qu’ajouté aux autres (nombreux) éléments empruntés au domaine de la musique, il ait pu influencer les commentateurs de l’œuvre bengescienne.

Plus significatif encore pour une démarche comparatiste, serait un autre détail qui unit Proust aux Roumains, par musique interposée : dans une longue dédicace à Jacques De Lacretelle sur un exemplaire de Du côté de chez Swann, le 20 avril 1918, où il embrouille le décodage des modèles lui ayant servi pour créer ses personnages, il dit que la sonate de Vinteuil peut être la sonate de Franckinterprétée parGeorges Enesco, le grand virtuose roumain :

‘« Dans la mesure où la réalité m’a servi, en mesure très faible à vrai dire, la petite phrase de cette Sonate, -et je ne l’ai jamais dit à personne-, est (pour commencer par la fin), dans la soirée Saint-Euverte, la phrase charmante mais enfin médiocre d’une sonate pour piano et violon de Saint-Saëns, musicien que je n’aime pas.(…) dans la même soirée un peu plus loin je ne serais pas surpris qu’en parlant de la petite phrase j’eusse pensé à l’Enchantement du Vendredi Saint. Dans cette même soirée encore (page 241) quand le piano et les violons gémissent comme deux oiseaux qui se répondent, j’ai pensé à la sonate de Franck (surtout jouée par Enesco) dont le quatuor apparaît dans un des volumes suivants. » (in « Essais et articles », pp.564-565).’

Remarque qui, même noyée parmi tant d’autres noms cités de compositeurs ou d’instrumentistes, n’a sûrement pas échappé à l’œil des critiques roumains qui s’en serviront, de manière déclarée ou non, comme d’un argument supplémentaire pour étayer des rapprochements. (Et que nous ne pouvons pas ignorer non plus!)

Marcian, le musicien, ( assez peu construit, d’ailleurs) représente le triomphe de la musique sur la rigidité des relations sociales, le triomphe de l’art sur la banalité de la vie. Le personnage vient dans l’économie du roman comme un complément amoureux dans la passion que génère la musique. Celle-ci véhicule les sentiments et les amplifie (la relation Eléna-Marcian). Chez Proust ce rôle était tenu par la sonate de Vinteuil. Lorsque le Narrateur est amoureux ou anxieux (ce qui est à peu près la même chose chez lui !), la sonate fait son apparition, comme un révélateur. On sait combien elle a servi de catalyseur pour l’amour de Swann et Odette, elle « qui était comme l’air national de leur amour »(Du Côté de chez Swann, p.218-219) ! Dans La Prisonnière, lorsque le Narrateur est apaisé, qu’il a retrouvé le calme (assuré de l’amour d’Albertine) il fait des commentaires musicaux de grand spécialiste, compare la sonate de Vinteuil au Tristam de Wagner, explique l’harmonie wagnérienne et essaie de déchiffrer le mystère du « fabricateur » de ces oeuvres musicales, en déchiffrant ainsi les siennes propres ( La Prisonnière, p. 158-161). Rappelons-nous le moment où Swann entend pour la première fois la sonate, et plusieurs fois par la suite, chez les Verdurin :

‘« L’année précédente, dans une soirée, il avait entendu une oeuvre musicale exécutée au piano et au violon. D’abord, il n’avait goûté que la qualité matérielle des sons secrétés par les instruments... Mais à un moment donné, sans pouvoir nettement distinguer un contour, donner un nom à ce qui lui plaisait, charmé tout d’un coup, il avait cherché à recueillir la phrase ou l’harmonie -il ne savait lui-même – qui passait et qui lui avait ouvert plus largement l’âme, comme certaines odeurs de roses circulant dans l’air humide du soir ont la propriété de dilater nos narines. Peut-être est-ce parce qu’il ne savait pas la musique qu’il avait pu éprouver une impression aussi confuse, une de ces impressions qui sont pourtant les seules purement musicales, inattendues, entièrement originales, irréductibles à tout autre ordre d’impressions. Une impression de ce genre, pendant un instant, est pour ainsi dire sine materia...(passim, p.209)’

Une des plus exquises descriptions d’un « objet » qui, de par son immatérialité, donne l’impression d’échapper aux mots, de fuir toute tentative de l’emprisonnement des paroles. Sauf celles du Narrateur :

‘« Et cette impression continuerait à envelopper de sa liquidité et de son « fondu » les motifs qui par instant en émergent, à peine discernables pour plonger aussitôt et disparaître, connus seulement par le plaisir particulier qu’ils donnent, impossibles à décrire, à se rappeler, à nommer, ineffables – si la mémoire, comme un ouvrier qui travaille à établir des fondations durables au milieu des flots, en fabriquant pour nous des fac-similés de ces phrases fugitives, ne nous permettait de les comparer à celle qui leur succèdent et de les différencier... Cette fois il avait distingué nettement une phrase s’élevant pendant quelques instants au-dessus des ondes sonores. Elle lui avait proposé aussitôt des voluptés particulières, dont il n’avait jamais eu l’idée avant de l’entendre, dont il sentait que rien autre qu’elle ne pourrait les lui faire connaître, et il avait éprouvé pour elle comme un amour inconnu » (passim, 209-210) ’

Une fois la phrase saisissable, elle apparaît et disparaît comme le ferait une partenaire amoureuse. On ne saurait dire à qui « elle » se réfère :

‘ « ...elle l’entraînait avec elle vers des perspectives inconnues. Puis elle disparut. Il souhaita passionnément la revoir une troisième fois. Et elle reparut en effet, mais sans lui parler plus clairement, en lui causant même une volupté moins profonde. Mais, rentré chez lui, il eut besoin d’elle. »(passim, p. 210).’

Le Narrateur préfigure ainsi l’amour de Swann dans la passion que celui-ci éprouve pour la Sonate pour piano et violon de Vinteuil. La suite de cet épisode qui se passe dans le salon des Verdurin replonge le lecteur dans le monde banal des « fidèles » qui font plutôt semblant de s’extasier. C’est le noyau des snobs dont s’est entourée Mme Verdurin. La critique du snobisme du clan des Verdurin (la bourgeoisie parvenue) chez Proust, celui du clan d’Eléna (bourgeoisie terrienne en quête de reconnaissance sociale) ou celui qui anime Aimée, la sœur d’Eléna (et personnage central de La voie cachée ) chez H. P.-Bengescu représente une autre tentation comparatiste. Le snobisme, (sous toutes les formes qu’il prend chez Hortensia P.-Bengescu), a été le thème de prédilection des commentateurs de l’œuvre de notre romancière. (Il faut dire que cette perspective permettait de parler à son gré d’un monde idéologiquement banni par le régime politique de la Roumanie communiste !) C. Ciopraga, dans la monographie dédiée à Hortensia Papadat-Bengescu, n’hésite pas à considérer que la trilogie Hallipa offre :

‘« l’étude la plus expressive du snobisme roumain de l’entre deux-guerres du point de vue d’une conscience accusatrice. Car si le noble, nous explique le critique, a derrière lui un passé, un arbre généalogique et possède une distinction naturelle pour exprimer ses manières, le bourgeois fraîchement enrichi, lui, n’a – en guise de blason - que le faste, le luxe exagéré ; ses manières sont de l’imitation et la pose remplace le comportement naturel ».(HPB, p.207).’

La première caractéristique du snob est l’ambition de faire impression. Par des soirées musicales bien organisées chez Eléna, par des réceptions éblouissantes, données par Coca-Aimée, par la collection de riches tableaux chez le docteur Walter, les chevaux de courses chez Ada, par le titre sonore, chez « le prince » Maxence. Les personnages sont vaniteux, infatués, ; de Coca-Aimée, la romancière nous dit que « le snobisme et l’auto-idolâtrie se mêlaient aux prétentions sur l’art suggérées par la richesse du musée » (constitué par le docteur Walter dans le troisième roman du cycle Hallipa : La voie cachée, où le palais de Walter « avait un rôle de temple et elle, (Coca-Aimée), d’idole ». Lorsque Ada, en quête de mondanités, trouve comme seule solution, pour se faire inviter au fameux concert de Bach, de proposer à Eléna la participation du cousin de Maxence - le concertiste de renommée mondiale que madame Dràgànescou n’aurait jamais eu le courage de solliciter - la toute fraîche princesse se fabrique derechef une culture et un vocabulaire musical.

‘« Elle ne fréquentait pas Elena car elles ne se connaissaient presque pas, même si elles étaient d’anciennes camarades d’école. (…) Elle ne devait pas compter sur Maxence, si peu amène et qui d’ailleurs n’aurait pas pu être à l’aise pour reprendre les relations avec Elena en dehors de circonstances exceptionnelles. Ada ne trouvait pas encore le moyen d’y parvenir, mais elle le cherchait avec acharnement et, en attendant, faisait une publicité active pour le concert d’Elena ». ’

Dès qu’elle rencontrait quelqu’un, insiste la romancière, Ada lui parlait d’emblée du concert de Bach, avec plus d’enthousiasme que ne l’aurait fait Elena elle-même.

‘« - Cet hiver je ne sors point, disait-elle, mon mari est malade ; mais quelle merveilleuse initiative ! C’est une admirable idée que d’élargir le cercle. Moi je suis une adepte fanatique de Bach !

Et, avec l’aide du premier dictionnaire musical venu, elle parlait de Bach avec compétence. Même Elena n’en faisait pas autant qu’Ada pour propager la nouvelle de son événement artistique ». ’

Ada, jeune bourgeoise riche rêvant de reconnaissance sociale, espérait, « non sans raison », insinue l’auteur, « que ce cortège de louanges arriverait aux oreilles d’Elena, qui en serait probablement étonnée mais aussi flattée ». En désespoir de cause, la nouvelle « princesse » pense qu’elle devra alors aller chercher Nory Baldovin pour lui demander carrément d’obtenir une invitation.

‘ «Elle comptait sur la surprise pour rendre le refus impossible. Bach était son excuse. Sa passion pour Bach lui permettait des procédés absurdes. Ada n’avait point de fibre artistique en elle ni d’informations suffisantes sur ce genre de tempérament, mais elle savait que l’art a ses lois qui permettaient beaucoup d’écarts par rapport à la norme ».’

Sous prétexte qu’elle ne pouvait pas sortir à cause de la maladie de son mari, Ada recevait souvent, en transformant un désavantage en son contraire, souligne l’auteur :

‘« La maladie lui fournissait une bonne occasion d’organiser des réceptions jusque là un peu flottantes… Toujours en raison de la maladie, les réceptions étaient simples, le plus souvent des dîners restreints, au cours desquels Ada réussissait à introduire le maximum de luxe, sans ostentation, mais de façon que les invités comprennent son bonheur. » (C.de B., p.128-129). ’

L’analogie entre les snobs bourgeois de H.P.-B. et ceux rencontrés dans les pages de Proust procède de la similitude de leur profil psycho-sociologique. Le rapprochement entre l’aristocratie proustienne et l’aristocratie roumaine est validé par les observations générales de George Càlinescu et qui sont des termes définitoires de l’aristocratie :

‘«La tendance des gens à se regrouper en une aristocratie est un geste éternel et incoercible, analyser le phénomène ne veut pas dire l’approuver ni le désapprouver. Que ceux qui éprouvent de la nostalgie aristocratique soient les gens qui souffrent individuellement d’un complexe d’infériorité, de l’angoisse de la solitude biologique - est une chose notoire et démontrée. Celui qui ne se sent pas assez honoré pour la simple démonstration de sa valeur personnelle cherche à se réfugier sous le prestige collectif, tout comme les barbares cherchaient la citoyenneté romaine ! (...) L’aristocrate connaît des conditions de vie privilégiées, respecte certaines normes d’éthique et d’éducation intellectuelle, évite la mésalliance avec des éléments moins évolués et, indifféremment de son origine ultime, il atteint un maximum biologique collectif qui, après une certaine durée, va fatalement vers la dégénérescence… Mais plus que le facteur sanguin, déterminante reste l’ambiance spirituelle. » (in Principes d’esthétique, Editura P.L., 1968, p.247-248) ’

Bien plus que les titres et le luxe, ce qui attirait Marcel Proust dans les salons du faubourg Saint-Germain était cette « ambiance spirituelle » sous sa forme de recherche de l’art, de l’intelligence, du beau. C’était le temps de l’observation de la société, de cette comédie humaine qui allait lui servir de matière première pour la transformation artistique. Ou « d’esprit intercesseur pour prendre contact avec le réel » comme dirait Maurois dans sa Recherche de M.P., confirmant l’idée généralement acceptée que le « temps perdu » a été nécessaire pour « retrouver » celui de l’œuvre. « Pour qu’il pût faire un grand livre, il lui fallait comprendre que les matériaux de cette oeuvre devraient être précisément les joies frivoles et les souffrances inavouables que l’homme s’efforçait de refouler, mais que le romancier engrangeait, aussi inconsciemment que le grain met en réserve les aliments qui nourrissent les plantes » (id., p.99)

Notes
11.

) Signalons qu’il s’agit d’un roman de George Bàlàita publié en 1975, cataloguée de « joycien » dont la prodigieuse écriture suppose une lecture spéciale et qui peut s’avérer difficile pour un public non-averti, roman couronné par le Prix de l’Union des Ecrivains Roumains.

12.

) Voir les chroniques parues à l’occasion de la publication du roman en France parues dans Le Monde des Livre ou l’hebdomadaire Elle (août 1994).