a) LA « NOUVELLE OBJECTIVITE »

Après la parution du troisième volet du cycle Hallipa, Hortensia écrit dans son Journal : « J’ai appris ce que signifie roman pour moi : un enracinement plus profond dans les barricades de la vie et dans le matériau le plus dense de la vérité. Les récompenses ne tardent pas : j’apprends que l’un de mes personnages est le portrait même de quelqu’un de très connu - mais que moi je ne connais pas. »

Il est vrai que dans ses premiers écrits, Hortensia Papadat-Bengescu laissait l’impression d’une plus grande subjectivité du fait qu’elle mettait en scène des femmes, avec leurs émotions, leurs sensations jamais encore dévoilées jusqu’alors et la critique pensait y voir transposé le vécu de l’auteur, et cela sans pouvoir les faire entrer dans une des catégories littéraires habituelles. C’est pourquoi, (nous y avons déjà fait allusion), on les appela des « féminités ». La romancière elle-même appelait une de ses héroïnes « une sensitive » ( Madam’ Iléana). Avec le volume intitulé Romance provinciale, Hortensia commence à élargir et à dépasser les habituels procédés d’écriture et à réfléchir de plus en plus à l’art du roman. « Le problème qui se présente à elle n’est plus d’écrire spontanément ce qu’elle sait, mais d’élaborer, d’organiser, de méditer sur les lois qui s’imposent » constate Maria-Luiza Cristescu dans son Portrait de romancière, (p. 71).

Il convient de rappeler que l’écrivaine roumaine a été poussée vers l’objectivité par E. Lovinescu, le théoricien du Modernisme, sans lequel l’évolution de la romancière aurait peut-être été identique, mais bien plus lente. Le mentor du cénacle « Sburàtorul » trouvait, dès les premiers textes en prose publiés par Hortensia (en 1919, plus précisément à l’occasion de la parution des Eaux profondes), que :

‘« féminine par l’objet de son étude, la littérature de H. P.-Bengescu est virile (n.s.) par le procédé rigoureusement scientifique, par le ton et par l’élimination du sentimentalisme doucereux. Et puisque à la base d’une œuvre d’art se trouve la force bien maîtrisée, le talent de l’écrivaine demeure une force - autant par la conception grandiose de l’amour qui s’élève jusqu’à la fatale passion que par une capacité d’analyse unique. Il revient à cette force de se réaliser en équilibre, en économie (n.s.), ainsi qu’en maîtrise de soi. »’

Car, ajoute le critique : « C’est uniquement lorsque l’on arrive à enfermer la force dans le geste le plus simple et à étouffer l’effort dans l’attitude la plus naturelle, que l’on réussit à réaliser l’harmonie qui fait qu’une œuvre d’art soit durable. » D’ailleurs, E. Lovinescu prévoit, à travers une subtile exhortation, que : 

‘« Avec sa force d’analyse de l’âme féminine et la force que H. Papadat-Bengescu met à troubler notre imagination jusqu’à la suprême fatigue, - par je ne sais quelle subtile suggestion -, elle finira par écrire le roman psychologique que nous attendons avec toute notre conviction » (in Magazin ilustrat, n°.3, février 1919, p.181-186). ’

Économie de moyens, concentration verbale, distanciation par rapport aux personnages, abandon du lyrisme, changement de vision narrative - voilà quelques outils de l’objectivité forgée par l’écriture de la romancière roumaine. Et qui est à l’opposé de celle du Narrateur, subjective à souhait! Le rapport objectif-subjectif départage, de toute évidence, ces deux romanciers. On sait combien la vie de Proust a servi son œuvre. Et même s’il protestait lorsque l’on disait que La Recherche est une série de « souvenirs », il faut affirmer, avec M. Bardèche, que ses « souvenirs » avaient fourni la matière de l’œuvre : « mais la transformation de ses souvenirs et leur utilisation comme exemples ou arguments dans une méditation sur l’homme et sur la vie sociale, avait été la transmutation capitale et le véritable travail de création » ( M. Proust, romancier, p.13).

Chez Hortensia Papadat-Bengescu, on ne pourra point parler de  souvenirs, car, elle l’a dit et répété, sa vie manquait considérablement d’expérience ( c’est son fameux « j’ai un colossal déficit d’existence », déjà relevé), mais plutôt de sensations et de leur mise en images. Sa vie de femme sans histoire et mère de famille est loin d’avoir pu lui fournir un « matériau » comparable à celui qui permit au Narrateur de faire, par exemple, le tableau des salons parisiens ou la peinture de l’homosexualité qui, de toute façon, comme le remarque judicieusement le même Bardèche : « n’est pas l’objet de la Recherche du temps perdu, elle n’est pas le « sujet » choisi par Marcel Proust, elle n’est que l’instrument dont il s’est servi.» Quelques vagues allusions à ce genre de sensibilité existent dans le troisième volet du cycle Hallipa à propos d’une de ces « vierges échevelées », à savoir Cora Persu qui sert de « cicérone » à l’héroïne du roman : Coca–Aimée. Les femmes qui peuplent la prose de H. P.-Bengescu ont toutes des « histoires » avec des hommes…Seule Nory -en parfaite « féministe »- s’en moque ! Par la suite on verra Nory, dans le roman tardif, Racines, éprouver un sentiment spécial pour son ancien camarade d’Université, le docteur Caro (surnom dû à la belle voix du mâle en question ) ; amitié amoureuse conviendrait assez pour définir le lien crée entre ces deux personnages. Il faut dire que si Nory - féministe endurcie - est sous le charme du docteur Caro, c’est peut-être parce que sa créatrice elle-même l’a été, selon ses aveux. Sentiments innocents, Caro-Vasilescu n’étant qu’un personnage fictif ! Pendant une enquête littéraire, après la parution du roman Racines, Hortensia déclarait qu’elle ne copiait pas la réalité (lire ne prenait pas modèle sur les personnes et faits réels), par discrétion. En revanche, ajoutait-elle, « je suis moins discrète avec moi-même ». Et elle reconnaissait que pendant l’élaboration de ce dernier roman, elle s’était « rapprochée » du personnage du docteur et des deux femmes qui l’aiment : Madona- l’épouse du nommé docteur- et Dia Baldovin (la demi-sœur de Nory). « Par contamination, car la vie est pleine de microbes », mais:

‘ « Il m’a fallu une pause et un effort certain pour me soustraire à cette influence... D’ailleurs, c’est un incident sans importance et sans suite. Je ne peux rencontrer le docteur Caro nulle part dans le quotidien puisqu’il ne lui appartient pas. Il est issu de mon imagination, de mon esprit qui a tenté là de créer l’expression d’un homme synthétique » (cité par Viola Vancea, p. 210). ’

Rappelons-nous comment Proust protestait chaque fois qu’une personne de sa connaissance lui reprochait de lui avoir servi de modèle, en invoquant toujours cette multitude de modèles qu’il traitait en pâte homogène pour en extraire ensuite une forme originale, synthétique.

« La multiplicité des sujets suggère que l’auteur a tout de même l’intention de dégager une réalité objective » nous dit Auerbach à propos de V. Woolf, pour la différencier du subjectivisme unipersonnel, en ajoutant qu’il existe des œuvres où celui-ci recoupe le subjectivisme pluripersonnel, où les deux se chevauchent ; c’est le cas surtout du grand roman de Proust. Ce subjectivisme pluripersonnel émanant des voix multiples par lesquelles se réalise l’énonciation chez HPB est un trait d’union, mieux : un passage, un glissement vers son objectivité. Proust même, vise à l’objectivité, d’après Auerbach, dans la mesure où il souhaite :

‘« dégager la nature intime des événements, et il cherche à atteindre ce but en se laissant guider par sa conscience, non pas toutefois par sa conscience telle qu’elle est à un moment particulier mais telle qu’elle se souvient du passé. Une conscience où le souvenir fait lever des réalités passées, qui ne sont plus depuis longtemps dans l’état où les a connues le sujet quand il se trouvait engagé en elles, voit et ordonne ses contenus d’une manière qui n’est pas seulement individuelle et subjective [n.s.] (Mimésis, p. 532).’

La grande différence que l’on observe entre H.P.Bengescu et Proust consiste dans le traitement, sur le plan de la narration, de l’élément Temps. Dans A la Recherche du temps perdu - le temps est, majoritairement, celui du Narrateur. Ensuite, on peut procéder à une défalcation selon le temps des personnages, de la narration elle-même, etc. Le temps donne toute l’ampleur de cette œuvre, par la valeur et surtout par les significations que l’écrivain lui fait porter. Le temps commence (« Longtemps je…») et finit le « roman » (suggérant l’idée d’accompli), il est contenu en plan stylistique dans le titre comme dans la matière de l’œuvre. Le nombre gigantesque des commentaires concernant cet aspect de la création proustienne nous dispense de nous engager dans une démonstration inutile ; on ne risque plus de découvrir de nouvelles acceptions ou implications à même de bouleverser la recherche proustienne, de ce point de vue-là en tous cas…(Nous y ferons d’ailleurs référence, plus amplement, dans le chapitre consacré à Camil Petrescu). Rappelons seulement que Georges Poulet dans ses célèbres Etudes sur le temps humain soumet toute la Recherche au principe de l’indépendance du temps ; un « moment sans antécédent, tel est le moment proustien[…] qui commande le livre entier » (il fait référence au moment par lequel débute la Recherche) :

‘« Moment d’angoisse initiale où l’être prenant conscience de lui-même, se découvre privé de ce qui lui est essentiel, et sans recours pour réparer cette perte : Je ne savais pas même au premier instant qui j’étais… » ( passim, p.20-21).

Ce que G. Poulet appelle « la momentanéité du roman proustien » régit la configuration des personnages : jamais chez Proust « les êtres ne se développent » car « à chaque instant y cesse et y recommence une activité non continue. Pas plus que chez Gide on ne les voit progresser tout au long d’une histoire. Anachroniques, intermittents, par la multiplicité de leurs apparitions ou de leurs expériences, ils peuvent bien donner une « impression de continuité », une « illusion d’unité », nous dit le critique en reprenant les propres expressions employées par Proust dans Du côté de chez Swann. Il constate que ces moments s’isolent les uns des autres et que « cet isolement est éternel » parce que si « telle expérience fugitive s’est déroulée dans l’actualité de sa petite durée particulière, cette vie indéfiniment préservée dans une cellule hermétiquement close de la mémoire y poursuit une existence occulte mais toujours momentanée, jusqu’au jour où un hasard rendra à ce moment une nouvelle et non moins fugitive actualité.»

La romancière roumaine, présente, au contraire, ses personnages en devenir ; ils évoluent au cours de l’histoire racontée selon une logique romanesque traditionnelle. De cette même logique dépend l’existence du cycle romanesque suggéré par la reprise des personnages et par la défense « déclarative » (dans les interviews et tous entretiens littéraires) menée par HPB.