b) DE LA CONTEMPORANEITE DES SUJETS

Si la romancière roumaine ne déclare pas d’obédience proustienne, des analogies apparentes entretiennent le doute sur la réception du modèle : comment expliquer le rapport de ressemblances?

Un des premiers points communs avec La Recherche est le monde décrit par la romancière roumaine, puisque c’est le monde de l’époque quasi contemporaine de nos deux auteurs, et il se trouve que ces mondes (proches dans le temps) présentent beaucoup de ressemblances. Le monde de l’aristocratie chez l’un, le monde de la grande bourgeoisie terrienne, pour l’essentiel, chez l’autre, un monde aisé qui, n’ayant pas à faire face à l’urgence des contraintes matérielles s’adonne à plaisir à l’analyse de soi, à l’amour des arts. La littérature reflète la société – vérité peu contestable, surtout en l’occurrence ! La littérature de HPB met en scène la société de cette nouvelle Roumanie, celle que l’on appelle avec enthousiasme la Grande Roumanie Unie, selon la formule consacrée, à peine sortie de la première guerre et qui se trouve, à ce moment, en pleine mutation puisqu’elle veut et doit s’adapter aux formes et normes novatrices dans le domaine politique, économique et, naturellement, social.

A la volonté d’adaptation aux nouvelles structures de la société correspond la volonté d’adapter la littérature aux formes européennes. C’est ce que prône le Synchronisme et son théoricien, E. Lovinescu. Être en conformité avec la littérature française et ses aspects novateurs laisse supposer une idée d’obligation (morale peut-être, mais obligation quand même) chez les auteurs, une sorte de devoir scolaire qui sous-entend une adhésion, laquelle se confond peu ou prou avec la volonté de ressemblance, l’effort vers la similitude. Choses souhaitables en de nombreux domaines, pas dans le périmètre de la création artistique. Le problème a été largement débattu en Roumanie et ailleurs. Nous avons préféré d’ailleurs le terme d’ « analogie » qui paraît plus judicieux lorsqu’il s’agit d’aborder la création des auteurs roumains dans leur rapport à Proust.

Les spécialistes de la littérature comparée nous disent qu’il est possible d’expliquer « des phénomènes analogues survenus au même moment dans des pays différents par l’effet des structures socio-économiques communes à ces pays. » (Idem, p.70, à propos de La raison des analogies).

 « L’analogue suppose une variété dans l’infrastructure, - variété provoquée par le tempérament national, la langue, la conscience d’un passé historique qui appartient en propre à tel pays, etc.» (Brunel). Il est évident que le terme analogue est utilisé ici en opposition avec identique. Or l’identique, nous le disions déjà, est à exclure du champ ou du domaine de la création artistique. Analogue est, par conséquent, la manière dont HPB analyse en profondeur, l’attirance pour l’aspect psychologique secret des personnages et qui explique leur évolution narrative (le désir de revanche chez Eléna qui a vécu la trahison de son fiancé, Maxence, comme une frustration, le comportement pour le moins paradoxal de ce dernier, qui revient vers son premier amour, après son mariage avec Ada «la minotière » - dans le Concert de Bach tout comme le comportement apparemment bizarre de Lénora, dans La voie cachée mais quin’est que le résultat normal d’un refoulement qui l’a longtemps habitée). Ce monde débarrassé des soucis financiers est rongé par des tourments d’une autre nature, selon les exigences d’un égocentrisme commun aux personnages de deux auteurs. Il convient d’ajouter ici que les derniers analystes de l’œuvre bengescienne en sont arrivés à cette même remarque : la similitude – limitée mais indiscutable - entre Proust et Hortensia Papadat-Bengescu se confond avec la similitude de leur monde romanesque (Càlinescu, Ciopraga). D’autres analogies sont, comme nous venons de le voir, à mettre sur le compte de « l’air du temps ». Les personnages des romans de Hortensia surprennent par leur nature le lecteur de l’époque, lecteur habitué à un univers d’inspiration patriarcale. Les héros des romans précédents étaient le plus souvent présentés schématiquement selon le moule narratif des « types » : avare, immoral, corrompu, voire idéal, rêveur, bon, etc. Chez HPB, les personnages deviennent des êtres plus compliqués ( on a remarqué toutefois des trace de « typologie » dans la manière d’ajouter aux prénoms un adjectif, exemple : La bonne-Lina, Nory - la féministe). Compliqués, complexes, certains se présentent comme des « cas ». Les analyses de Freud commençaient à se faire connaître et ses idées à se répandre dans toute l’Europe. Hortensia, avec son goût pour le hors-norme, le pathologique, est tentée de mettre en scène des individualités frappantes à tout point de vue ; c’est ainsi que l’on a même parlé d’anomalie (les jumeaux Hallipa, l’attirance de Mika-Lé pour les gens de sa famille, pour Maxence, le fiancé de sa sœur aînée, pour Licà, le frère de sa mère), les goûts peu orthodoxes du professeur de médecine, Rim, l’attitude de Sia, victime consentante d’un inceste élaboré par Rim qui semble vouloir ne pas être au courant du fait qu’elle est la fille de sa propre femme). En supposant qu’il s’agisse là d’une influence, rien n’indique qu’elle vienne de Proust. Bien avant lui, en 1864, les frères Edmond et Jules de Goncourt avait publié le roman Germinie Lacerteux dont la préface est restée plus célèbre peut-être que l’ouvrage même par la manière dont les auteurs bousculaient le goût du lecteur : « Le public aime les romans faux : ce roman est vrai»… Que le lecteur ne s’attende pas à « la photographie décolletée du Plaisir : l’étude qui suit est la clinique de l’amour »prévient les préfaciers…et ce livre est fait « pour contrarier les habitudes du public et nuire à son hygiène  ». Le roman ne peut-il pas à ce jour, où il commence à devenir « la grande forme sérieuse, passionnée, vivante de l’étude littéraire » tout comme il devient, « par l’analyse et par la recherche psychologique, l’Histoire morale contemporaine » puisqu’il « s’est imposé les études et les devoirs de la science » revendiquer les libertés et les franchises » ? En affichant leurs préférences pour des techniques expérimentales les frères Goncourt se positionnaient en défenseurs et en pionniers du positivisme dont Hortensia, avec sa permanente curiosité intellectuelle avait eu vent. Par ailleurs et pour rester encore avec les Goncourt, leur roman (que cette préface précédait), faisait montre de l’attirance pour le maladif, le répugnant. Ils s’inscrivent ainsi sur la voie ouverte déjà par Baudelaire dont les Fleurs du mal ( que Hortensia, auteur et grand amateur de poésie, connaissait) avaient été publiées en 1857. Nouveau, le choix ne l’est que dans l’aire roumaine, où il doit surprendre.

On dirait que Hortensia applique le précepte des anciens : mens sana in corpore sano - vérité qu’elle explique par sa négative : les maladies physiques affectent aussi l’intellect, l’esprit, l’âme. Entité que notre romancière met au-dessus de tout ! Elle avait inventé une véritable théorie du corps spirituel, du corps de l’âme qui, dans sa vision, devenait un concept quasi palpable, expliqué par Mini, ce porte-parole de notre romancière:

‘« Le corps spirituel présente parfois des désaccords partiels de la santé… D’autres organismes spirituels, tout comme les êtres physiques, présentent des anémies, rachitismes, dégénérescences et certains, comme celui de Lénora, de brusques lésions » ( Les Vierges échevelées, p.34).’

Selon ses nombreuses déclarations, la romancière a voulu faire croire qu’elle était un auteur intuitif, n’obéissant qu’à son imagination, qui manquait de programme esthétique. Pourtant, on s’aperçoit qu’un plan pour ses romans existe, minime parfois, dans lequel on peut convertir des intentions de structure. L’intentionnalité narrative, par exemple, se dessine subtilement dans la création des personnages. Ainsi, Le concert de Bach repose essentiellement sur trois couples : Lina-Rim, Eléna-Dràgànescu, Ada-Maxence à côté desquels viennent, en personnages perturbateurs, Sia, Mika-Lé, Licà. Car Sia est la fille de Licà mais aussi de Lina (qui cache cette maternité) et la présente comme sa nièce arrivée fort à propos pour s’occuper du propre mari de Lina - le docteur Rim, malade (de plus en plus imaginaire et de plus en plus attiré par ladite nièce). Sia est donc destructrice du couple Lina-Rim, ainsi que de sa propre vie : une fois découverte la relation incestueuse, Sia est chassée par Lina et trouve l’hospitalité chez les acolytes de Rim, les deux jumeaux Hallipa qui causeront sa mort (une septicémie mal soignée à la suite d’un avortement). Mika-Lé, la sœur d’Eléna, la parfaite intrigante de l’amour, « perturbe » et fait casser les fiançailles de sa sœur aînée avec le prince Maxence qu’elle a attiré par ses charmes (elle qui, apparemment, n’en a point !) Ruiné et désespéré, le prince accepte d’épouser la fille du plus riche meunier de Bucarest : Ada Razu. Leur couple mal assorti sera vite détruit par Licà emmené (et longuement recherché) par Ada comme « chambellan » des écuries. A remarquer que Sia et Maxence (tout comme Lénora) sont sanctionnés par la mort. Et si nous acceptons l’idée que Hortensia est un écrivain à cheval sur le XIXe siècle littéraire et le XXe nous pourrions voir dans ces personnages qui ne respectent point les cadres conventionnels de la société autant de « boucs émissaires » (René Girard), sauf qu’ils ne bénéficient pas de la sympathie de leur auteur ni de celle du lecteur.

Même le personnage de Marcian peut être logé à la même enseigne, de personnage perturbateur, dans la mesure où il s’interpose entre Eléna et Dràgànescu en perturbant le couple sur le plan narratologique, à cette différence près que la nature de ses intentions l’éloigne du groupe incriminé. Sia est mue par des intérêts bassement matériels, Licà par des intérêts d’ordre social (monter d’un grade de plus en accédant à la bonne société), Mika-Lé agit sous l’impulsion de raisons plus obscures rappelant par là sa naissance, mais aussi pour accéder à travers Maxence aux gens de la «petite noblesse».

Dans les cadres que nous offre le cliché « romantique » de la femme du monde tombée sous le charme de l’Artiste, c’est Eléna qui accède à un monde supérieur, celui de l’art, de la musique. Eléna qui avait, comme disait sa créatrice, « le snobisme honorable de la musique », snobisme qui, « concentré sur un objet de cette sorte, s’est vite transformé en profession de foi. » Protocolaire et rigide, elle ne déploie aucune énergie spéciale pour cet amour qui arrive tout en douceur, imperceptiblement. N’étant pas « habituée aux manifestations de sensibilité » elle s’excuse de sa faiblesse passagère : « Je ne sais pas ce qui m’a pris »…

Si l’on voulait faire du parallélisme à tout prix, l’on pourrait trouver dans La Recherche des couples imposés (des Guermantes, des Verdurin, Odette-Swann, Albertine-le Narrateur) – ainsi que des personnages destructeurs et même…« perturbateurs » (de la famille de Charlus). Mais ces schémas narratifs ne datent pas d’hier et ne sont pas propres à nos seuls écrivains ! Il nous semblerait plus gratifiant de substituer au comportement des personnages proustiens celui des héros du Concert pour démontrer qu’ils réagissent (à peu près) de la même manière et, par voie de conséquence, qu’il font partie d’un monde qui est représentatif d’une époque. D’un monde et d’une mode, existant à Paris tout comme sur les bords du bas Danube ! D’où l’évidente idée qu’il faudrait parler plus d’une contemporanéité des sujets que d’une influence ou d’un «modèle »!

Ainsi pouvons-nous dire, en paraphrasant Ramon Fernandez, (l’un des commentateurs les plus attentifs de la Recherche, à propos du salon des Verdurin), que le « beau monde » du Concert représente la bourgeoisie bucarestoise riche, frottée d’art, sans tradition mondaine, intellectuelle ni artistique, celle dont fait partie Eléna Dràgànescou. Elle est une Madame Verdurin raffinée qui recouvrerait un peu de la beauté, de l’élégance et la noblesse spirituelle de Madame de Guermantes. Tout comme Mme Verdurin, Eléna est la vestale d’un salon mondain où se déroule un cérémonial bien mis au point. « De la société des Verdurin on dirait qu’elle est une tyrannie. Toute infraction est impitoyablement réprimée par Mme Verdurin » (R. Fernandez: Proust ou la généalogie du roman moderne, Grasset, 1979, Paris, p.156). 

‘« Excellent technicien, peut-être sans grande expressivité,[Rim] était toujours à la hauteur d’une bonne exécution. Et puis, il fallait quelqu’un qui donne le ton, qui sache créer l’atmosphère pour « le style de Bach », qui ne laisse à aucun moment retomber le rythme, ni l’âpreté méticuleuse, ni la sérénité majestueuse du génie de Bach. Eléna qui ne supportait pas que l’on puisse déroger à un programme de travail suivi, fut obligée d’envoyer Nory voir ce qui arrivait au docteur et pourquoi il manquait à l’appel. » (passim, p.174) ’

Eléna a une autorité naturelle que la passion pour la musique ne fait qu’accentuer.

‘« Le jour de la répétition générale, préparée depuis si longtemps par Madame Eléna Draganescu-Hallipa avec passion et méthode, arriva. Elle avait été longuement organisée avec un zèle systématique, attendue ensuite avec patience et sagesse et, les derniers jours, avec un surprenant énervement ». ’

Mais la musique est aussi la brèche par laquelle « le désordre » arrive :

‘La veille, Eléna avait ressenti une faiblesse physique et spirituelle de convalescente et de cette fatigue elle était vite passée à un profond sommeil. (...) L’arrivée des invités se fit presque sans qu’elle eût à intervenir, par vagues propices qui les rangeaient favorablement. Eléna se tenait parmi eux comme une simple auditrice. Elle éprouva l’émotion des violons qui s’accordaient comme la préparation d’une délectation qui va être offerte, sans avoir conscience de ses responsabilités. » (« Concert de Bach », p.274-276) ’

C’est ce qui la place à mi-distance entre Madame de Guermantes chez laquelle l’autorité est « rodée par les siècles » et de La Berma que définit « l’autorité du génie » ( R. Fernandez). Mais Eléna apparaît plus humaine, car plus vulnérable au charme désarment de Marcian à l’opposée de Madame de Guermantes (qui ne prend même pas le temps d’écouter Swann lorsqu’il lui parle de sa fin proche, feint de le soupçonner d’exagération, car elle est plus préoccupée par les souliers rouges que par la mort d’un ami proche). Certains commentateurs roumains ont trouvé le personnage d’Eléna d’un parfait snobisme. Or la passion pour l’art n’est pas contrefaite chez cette femme, elle aime véritablement la musique, se soucie de tout ce qui pourrait compromettre la réussite du concert.

‘« L’olympienne Eléna connaissait, elle aussi, quelques émotions, soulevées par son unique passion : la musique. Pour tout ce qui concernait ses matinées musicales, elle éprouvait hésitations, timidité, craintes, soucis, impatiences, bref, toute la gamme des sentiments. Même lorsque tout était au point, les soucis ne manquaient pas : le virtuose X, de passage à Bucarest, accepterait-il de jouer chez elle, avant le concert public ? La musique de Saint-Saëns serait-elle mieux exécutée qu’à l’Athénée ? La partition de Debussy était-elle vraiment celle jouée dans la salle Érard ? » (C.B.,p.173)’

A plusieurs points de vue, Eléna pourrait être une sorte de Madame de Guermantes : elle en a la distinction, l’honnêteté, le respect des principes et des convenances, elle en a même l’attrait; le Narrateur est subjugué par les charmes de Mme de Guermantes et fera tout pour l’approcher et se faire inviter dans ses salons( plus tard, lorsqu’il a perçu sous les apparences la véritable nature, son sentiment changera). Le grand artiste Marcian tombe amoureux d’Eléna, lui qui voulait juste diriger son concert entre deux tournées à l’étranger et lui offre un petit bijou musical, comme on offre un bouquet de fleurs en guise de déclaration amoureuse. Ces artistes, donc des personnes ayant le goût du beau, de l’Art, ne peuvent pas être considérés comme des cas de figure uniques, propres à nos deux seuls écrivains. L’histoire de la culture abonde en exemples de « couples » du genre le créateur et son inspiratrice, femme idéale si possible, à commencer par les très célèbres Dante et Béatrice, Laure et Pétrarque…La comparaison Eléna / Madame de Guermantes ne se soutient que jusqu’à un certain point; l’héroïne roumaine fait partie de la haute bourgeoisie, non de l’aristocratie (comme chez Proust) et on lui impute un certain snobisme qui n’est pas, par voie de conséquence, de même nature que celui du personnage proustien. Madame de Guermantes ne fait pas d’efforts pour convaincre la société de sa situation ou de ses titres, de ses passions ; son seul snobisme consiste dans l’envie d’afficher son humour et de vouloir épater l’auditoire avec ses célèbres « mots » que son mari provoque. Eléna apparaît plus humaine, dans la mesure où elle succombe, malgré les convenances, aux charmes musicaux d’un artiste, alors que madame de Guermantes, empressée (et empêtrée) dans ses devoirs mondains (à toilette rouge souliers rouges !) ne fait même pas l’effort d’écouter Swann, pourtant ami fidèle et recherché pour ses soirées, lorsqu’il lui fait part de sa fin prochaine.

Analysée de plus près, la relation auteur-personnages dans le Concert de Bach, permet de mettre en évidence que seule Eléna Dràgànescou bénéficie de l’(infime) indulgence de l’auteur, car elle aime la musique - l’unique sujet pour lequel la passion est admise ! et qui prépare l’unique « accident » sur le parcours social exemplaire de cette femme de tête :

‘« Eléna assistait à la répétition générale du concert de Bach comme une élève bien appliquée à une distribution des prix. Elle ne se rendit pas compte de la succession exacte des numéros du programme, ni de l’attitude de ceux qui y assistaient, pendant les pauses. Une rumeur de soie et de délectation l’envahissait et lui transmettait son message de satisfaction. C’était la palpitation légère des dames en robes de taffetas et de crêpe de Chine. »’

Par l’ambiance qu’elle crée, la musique plonge le personnage dans un état second (Eléna était pendant le concert « comme droguée à la morphine ») semblable à la communion avec l’art mais aussi avec …l’artiste.

‘« En revanche, dès que la musique commençait, cela la calmait, lui rendait une certitude absolue. C’était comme si elle flottait sur une mer paisible, avec des ports qui étaient autant de promesses de bonheur. (…) La portée musicale était un amphithéâtre féerique sur lequel se projetait l’architecture des palais de marbre. Sur les fondations des cordes, les notes ponctuaient le dessin des jardins, les arpèges faisaient la courbe des collines et à partir de la clé de sol des cascades d’eau envoyaient un tourbillon fluide ou seulement une nappe de fraîcheur, une araignée vaporeuse comme la fine dispersion d’un jet d’eau. Ensuite le soir tombait en accord mineur sur les cités »… ’

La musique a des effets positifs sur le corps et sur l’esprit dont elle réussit à faire modifier la perception du réel. En cela la musique pourrait rapprocher, par l’intentionnalité narrative, les deux auteurs. Mais cette analogie ne peut se soutenir jusqu’au bout, car chez Proust la sonate de Vinteuil n’est pas que la préfiguration de l’amour (de Swann), comme on le sait. On ne peut s’empêcher de remarquer dans cette poétique présentation de l’état d’exaltation dans lequel est plongée Eléna des éléments appartenant au domaine du liquide (mer, cascades d’eu, tourbillon fluide, jet d’eau), ce même domaine dans lequel trempe sa plume Virginia Woolf ou M. Proust. Aux descriptions lyriques succèdent des notes plus techniques, plus concrètes, aspirant à rendre « l’heure », comme se plaisait à dire ailleurs la romancière, pour éviter le déjà galvaudé atmosphère :

‘« Le rythme à la phrase ample ou le chuchotement minutieux de Bach ne quittait jamais l’idée grave, l’émotion concentrée, le dessin tracé de lui-même à travers les méandres harmonieux. Les sons relevaient les reliefs de nobles effigies, les modulations donnaient des suggestions de virtuosité. Il s’élevait là des prières simples pour des amours sans duplicité, à l’ascension sereine ; des amours édifiées par une âme victorieuse, mais sans faste ni vanité, franchissant des obstacles écartés par la virtuosité spirituelle (CB, p. 277). ’

Complètement subjuguée par la musique, Eléna se détache du réel concret pour se confondre avec le monde de la musique, dans une symbiose qui l’unit au Musicien : « C’est ainsi qu’Eléna entendait défiler ce jour-là le prélude, la fugue, l’oratorio. Elle ne remarqua pas le moment où le chœur se substitua aux instruments. » (CB,p.277) La scène est minutieusement mise au point par la romancière :

‘« Marcian ne quitta pas un moment les exécutants, il restait avec eux. La façon de procéder de l’artiste, encore qu’elle ne fût pas préméditée, créait un état d’esprit excellent pour la musique et un état moral semblable pour les musiciens. Leur solidarité avec le chef d’orchestre permettait une interprétation parfaite » (C.B., p.278) ’

Comme nous avons à faire à un auteur qui balance entre l’envie de rester objectif, ( ne pas adhérer à ses personnages, ne pas répéter la faute de jeunesse !) et l’envie de se laisser aller à son subjectivisme latent, nous aurons droit aux changements de ton successifs au cours du récit. La même scène nous montre une autre perspective du personnage : 

‘« En réalité, Marcian s’était caché là-bas, pris d’inquiétude pour ce chant choral qu’il offrait à Eléna comme on offre un bouquet de fleurs, certes rares, mais enveloppées dans du papier, à l’occasion d’un anniversaire. Avec un sentiment de ridicule et d’émotion très caractéristique. » ( C B , p. 278).’

L’existence du couple Eléna-Marcian fait dire à un interprète de HPB qu’à travers ces personnages, « l’auteur a projeté dans l’imaginaire ses aspirations de pureté, son modèle de comportement humain » et il remarque, pourtant, qu’au-delà d’une certaine décence et d’une certaine honorabilité moderne, ces personnages « ne dépassent pas non plus les limites de leur monde, celles d’une mentalité individualiste et cynique, ils se disqualifient par leur manque de générosité » (Florin Mihàilescu : Introducere în opera Hortensiei P.Bengescou, Ed. Minerva , 1975). Il manque aux commentateurs tardifs l’enthousiasme des pionniers ! Entre temps, la littérature roumaine s’était enrichie des romans de Rebreanu ou de Camil Petrescu, créateurs de personnages forts, inoubliables.

En conclusion, à observer de plus près la matière humaine qui remplit les pages de l’écrivaine roumaine, on peut affirmer qu’il s’agit, en essence, d’un monde semblable à celui que Marcel Proust met en scène dans sa Recherche…mais par des aspects, finalement, très généralement humains comme : la soif de plaire, l’ambition, le désir de s’imposer, l’amour pour l’art, l’amour tout court. Avec leurs corollaires obligés: jalousie, possession, dépit, snobisme et faux-semblants.

Nul doute que par le biais de certaines caractéristiques des personnages de l’un ou l’autre de ces deux écrivains on arrive à établir des parallèles séduisants. Toute théorie peut être facilement applicable. La dernière moitié du XXe siècle l’a généreusement démontré : un critique roumain, ( Ovidiu Crohmàlniceanu), a même esquissé une approche freudienne des personnages de HPB. Mais cela ne démontre pas, forcément, l’influence de Proust... L’analogie, évidente, nous semble-t-il, réside dans les éléments de la nature humaine qui se trouvent être à peu de chose près les mêmes d’un espace culturel à l’autre de l’Europe en ce début du XXe siècle. Ce qui n’implique pas un seul instant la moindre interprétation délibérée de Proust par l’auteur roumain. Car nous savons au contraire que Hortensia ne connaissait pas La Recherche du temps perdu au point de pouvoir s’en être imprégnée. Son goût pour des personnages hors du commun venait d’une observation aiguë, perçante, profonde jusqu’au malsain. Ses personnages les plus réussis ne sont pas des figures anodines. Ils ont des « ressorts spirituels » et un « corps spirituel » - syntagmes chers à la romancière - qui les individualisent, les différencient. Un moment de leur existence est finalement le déclencheur ou le signe qui expliquera l’évolution ultérieure. Ils sont impliqués dans un jeu complexe de revanches. La revanche nous semble être aussi à la base du devenir psychologique de certains personnages de la romancière roumaine. L’évolution d’Eléna se trouve, dans cette perspective, propulsée par la revanche que l’héroïne comprend et veut prendre sur la vie ; d’abord sur sa petite demi-sœur et sur Maxence, en épousant (après la rupture des fiançailles avec ce prince sans principes) le banquier Dràgànescu. Marié à cet homme honnête et qui, par amour, ne lui refuse rien, Elena rachète toutes les terres perdues par son propre père, Doru Hallipa, qu’elle a adoré et respecté. Reconstituer la propriété familiale peut être interprété comme un petit signe de revanche sur les vicissitudes de la vie. La plus grande revanche est celle qu’elle va avoir sur la société et que l’on peut identifier dans la quête de reconnaissance sociale qu’Eléna entreprend au long du Concert de Bach. Le luxe de sa maison de Bucarest, l’énergie qu’elle met pour organiser des soirées musicales chez elle, le respect des relations strictes, bien choisies sont autant de moyens déployés pour se détacher de son ancienne classe (de propriétaires terriens) et s’approprier l’aristocratie, pour mieux dominer ou tout au moins pour consolider les privilèges et l’estime accordés aux grands seigneurs. Ce sont des « actions » qui procèdent aussi du « snob» qui se cache dans Eléna. D’ailleurs, elle pourrait passer pour une parvenue sans la distinction et le port altier qu’elle a, naturellement, dès son entrée en scène dans la saga des Hallipa ( au début des Vierges échevelées ) si la passion pour la musique était feinte. Son personnage est fait apparemment pour plaire : par sa beauté, cette distinction naturelle qui la différencie des autres héroïnes du roman, par son horreur des compromis qui induit une froideur relationnelle. Attitude qui s’explique par son éducation, mais aussi par son caractère qui ne se laisse infléchir, nous suggère son auteur, que par la musique. Son âme ne se dévoile que par musique interposée, n’apparaissant sous sa véritable nature qu’auprès de Marcian, le musicien ! En suggérant cette dualité du personnage, sa créatrice casse l’édifice typologique d’une part et d’autre part permet d’ajouter une once de mystère au personnage. Le rendre plus conforme à la rituelle romantique où la passion joue un meilleur rôle.

La revanche pourrait servir de fondement pour aborder l’évolution des auteurs aussi : appelons-les des revanches imaginaires : le sensible Marcel, qui avait dû subir plus d’un refus et bien des remarques caustiques dans sa jeunesse, comme dans la vie, avant d’être le célèbre écrivain que l’on sait, la sensible Hortensia qui pensait à vingt ans recouvrer en se mariant la liberté des femmes modernes que lui refusaient ses parents, ont eue leur revanche sur la société bien pensante à travers leur œuvre, une revanche de l’esprit sur la brutalité environnante : revanches intellectuelles, dans les deux cas. Dès l’adolescence, Hortensia, comme Marcel, tenait en haute estime le Poète (terme générique) ainsi que l’amour pour les choses de l’esprit. Une courte lettre qui accompagne son premier volume dédicacé, et destinés, l’un et l’autre, au poète Alexandru Vlahutà, très en vogue en cette année 1919, lettre de remerciements, car Hortensia avait appris que le poète avait fortement soutenu la publication des Eaux profondes, est révélatrice de l’attraction qu’exerce l’art sur l’esprit chez les jeunes gens de la « famille » de nos auteurs :

‘« Jamais et nulle part, les poèmes ne sont lus, les livres racontés, les pièces de théâtre jouées avec une plus grande gaucherie et avec une plus grande force d’adoration [que pendant les récréations des cours de lycée]… Pour nous alors, le poète était un Dieu. Plus tard, les hommes humanisent trop la divinité ou bien, ne savent plus diviniser les mortels. Moi, j’ai gardé intacte cette force d’aimer le Poète dans l’homme de tous les jours et j’élève des statues toujours aussi belles aux vivants ». ’