6. RECEPTION CREATRICE ET CREATION SPONTANEE

Un trait commun à nos deux écrivains est, sans conteste, leur sensibilité, au point qu’on peut parler chez eux «d’une sorte de subjectivisme excessif, d’importance plus grande pour ainsi dire, attachée à un rêve, à un souvenir, à la qualité personnelle de la sensation, qu’à …la réalité » pour reprendre ce que Proust lui-même disait dans Contre Sainte-Beuve à propos de Gérard de Nerval dont il se sentait si proche. L’un et l’autre cherchent à « saisir, à éclairer des nuances troubles, des lois profondes, des impressions presque insaisissables de l’âme humaine », à l’instar de ce que Proust trouvait chez son prédécesseur français dont certaines descriptions font que l’« on se sent inondé de beauté » ! Hortensiaest de ces écrivains qui ont « un ciel de plus », comme disait Proust à propos de Baudelaire ( pour ne pas quitter le Contre Sainte-Beuve !), qui ont une vision spéciale du monde.

Nous voyons à ce point précis comment le fait que Marcel Proust ait tant écrit sur d’autres grands écrivains permet de l’interpréter et de ne pas trop se tromper sur l’idée qu’il se faisait de la littérature. Cela aide la critique (postérieure à l’œuvre proustienne), cela a aidé Proust lui-même puisque – c’est maintenant chose connue- un essai comme Contre Sainte-Beuve est, d’après la majorité de ses analystes, une esquisse de la Recherche…(voir M. Bardèche qui considère qu’il s’agit là d’une véritable « théorie de l’originalité littéraire »). Nous avons moins de chance, en ce sens, avec Hortensia Papadat-Bengescou mais bien plus avec Camil Petrescu, comme nous le verrons plus loin. Seuls les entretiens avec des journalistes la questionnant ou les confessions qu’elle laisse échapper dans quelques lettres destinées à des amis intimes peuvent remplir le statut d’embryon esthétique. ; on pourrait prendre ces « informations » pour une ébauche de mise en abîme avant la lettre. Ainsi, elle qui affirmait, dans un premier temps, ne pas connaître l’œuvre de Marcel Proust, déclare, près avoir publié le cycle Hallipa qu’elle a arrêté la lecture de la Recherche au deuxième volume…Aveux qui n’a fait que renforcer une certaine critique nationale dans son jugement pro-proustien. N’oublions pas que la bibliographie de la romancière allait s’enrichir du volume de 1938- Racines.

Cette dernière création romanesque de HPB peut-elle être susceptible d’avoir subi quelque transfert proustien ? Autrement dit est-ce que la romancière roumaine s’implique-t-elle dans une dynamique de réception créatrice en utilisant le moyen du souvenir à la construction de son récit ? Disons-le tout de suite : non seulement elle a recours au souvenir mais elle en abuse ! Racines est l’histoire de Nory, la féministe du Concert, vue ici de l’intérieur, dans des hypostases que l’on ne lui devinait pas là-bas. Son comportement semble répondre à sa condition de « bâtarde », à l’opposé de sa demi-sœur, fille officielle du riche propriétaire terrien, Baldovin. Nory, par conséquent, déteste sa mère à laquelle elle reproche d’avoir été la maîtresse du riche Baldovin, se croit obligée de s’occuper plus qu’il ne faudrait de sa demi-sœur Dia, car Nory a une vénération (tardive) pour leur père, et (actuelle) pour Dia – une sorte d’Eléna Dràgànescu, composé de beauté physique et de noblesse de cœur ; au passage on remarquera que la seule personne que Dia a aimée est une française âgée qui lui a servie de nurse et de précepteur. La trajectoire de la vie de Nory est entrecoupée par celle d’une jeune provinciale- Aneta Pascu - paumée, errant dans les rues de Bucarest, et par celle du couple Caro-Madona... Le souvenir est le moyen dont l’auteur se sert pour amener en scène un personnage ou un autre. A la différence de la Recherche de M. Proust, où le souvenir était déclenché par un fait extérieur inattendu (le goût de la madeleine, les pavés inégaux), le souvenir est « préparé » : Nory s’accorde souvent une pause après le repas pour rêvasser, se rappeler, se souvenir de quelqu’un, d’un fait. Les phrases coulent sans heurter, glissant le lecteur dans une ambiance propice à l’évocation. Il ne s’agit pas de mémoire mais de se souvenir. Ainsi, le souvenir n’est que le cadre d’une autre « histoire » ou d’un pan de l’histoire qui nous est racontée. Nous dirions, en conséquence, que chez H. P.-Bengescou, il tient plus de la convention narrative que d’un emprunt moderne, il est à mi-chemin entre souvenir involontaire et « le rappel instantané et facile grâce à l’effort intellectuel » dont parle Bergson (dans L’Énergie spirituelle, Librairie Félix Alcan, Paris, 1936, p.169). Hortensia n’explique pas le processus de remémoration, elle constate, consigne :

‘« Nory fumait, se détendait le corps, les jambes, pensait à Caro et à Madona…Temps révolus ! Elle venait d’avoir sa licence et se préparait à passer son doctorat à Paris... avec une bourse... grâce à des interventions !... » (Opere, 4, p.341) ’

Ce moment de remémoration s’étend sur une quinzaine de pages où les fils des vies de plusieurs personnages s’entremêlent et où le lecteur pourrait oublier qu’il n’assiste qu’au souvenir dévidé par Nory ; comme si la romancière s’en apercevait, tout à coup, elle quitte le plan passé avec ses verbes à l’imparfait et au plus que parfait et nous ramène au passé simple du...présent du récit : « Cornelia rentra avec le café ; elles s’étaient levées de table très tard et ensuite chacune était allée se reposer dans la chambre ; Cornelia expliqua l’absence de la domestique et devint toute rouge car Nory la regardait longuement, sans dire un mot » . En réalité, la fille de Cornelia est encore sous l’emprise de ses souvenirs, notamment d’un épisode de son enfance passée sous la protection de ses grands-parents, sa mère l’ayant abandonnée pour rester près du « boyard » dont elle était la maîtresse (et une sorte de bonne, en même temps), en espérant que Monsieur Baldovin l’épouse un jour :

‘« Nory regardait maintenant Cornélia sans aucune intention, sans même la voir. Elle se rappelait une scène, une de celles qu’elle ne lui avait pardonnées pendant longtemps, sauf qu’à présent la scène lui semblait comique. Elle se remémorait la scène, regardant toujours Cornélia, sans pour autant reconnaître en elle la jolie femme d’alors… C’était à Gârla, dans son enfance, après un déjeuner... »(in Opere/Oeuvres, 4, p358).’

On pourrait conclure sur le problème de la mémoire et de sa fonction narrative en disant que si chez Marcel Proust elle est involontaire, chez notre romancière il s’agit d’une mémoire plutôt volontaire et dirigée. Au fond, l’utilisation même de cette trop souvent citée technique du souvenir ne relève-t-elle pas plutôt d’une modernité dont la prosatrice roumaine a eu la géniale intuition ? L’héroïne de HPB se réserve des moments pour se souvenir, se ménage des plages de ressouvenance dans la matière du récit ; une impression de fragmentation se fait jour ici qui n’est pas l’émiettement (J.-P. Richard) proustien mais qui est signe évident de modernité d’écriture chez la romancière roumaine. On connaît les rebondissements que l’interprétation du fragment proustien a subis entre les années vingt et les années trente, suivant en réalité le débat sur la fragmentation en art. La mode n’étant pas au fragment à l’époque de Proust, « la fragmentation du courant de conscience, les célèbres états successifs du moi ont connu un grand succès dans la psychologie littéraire des années 30 » fait remarquer Luc Fraisse (Le processus de création chez M.P. Le fragment expérimental, p.119). Construire son personnage en refaisant son passé avec des morceaux selon la technique de la mosaïque, c’est rejoindre une volonté d’écriture moderne. La fragmentation s’imposera comme une technique inconsciente (ou non relevée sous ce terme). On serait tenté de dire que les premiers commentateurs du cycle Hallipa le pressentent mais ils l’englobent sous la formule plus générale qui se réfère à la l’analyse des profondeurs.

Quelques jours avant la parution de Racines dans les librairies, on demandait à l’auteur d’en expliquer le titre. « Il m’est apparu impérativement, très tôt… Au début il coïncidait avec une rétrospective qui envoyait l’héroïne qui ouvre le livre, Nory Baldovin, vers un passé auquel elle n’avait pas encore réfléchi jusque-là… Les souvenirs n’étaient pas son « truc », comme elle aurait dit elle-même dans un langage sceptique et impassible, indifférent - à l’instar de sa personne, jusque là indifférente… Ce sont des gens qui sentent leurs racines avec délices ou douleurs, d’autres les cherchent et ne les trouvent pas ou bien les retrouvent à la suite d’une longue errance ! » ( entretien publié dans le journal « Lumea Româneascà », an II, n° 492 du 12 oct. 1938). Relevons l’intimité dans laquelle la romancière vit avec ses personnages qui ont toujours l’air de s’imposer à leur créatrice, malgré leur nature fictive. D’autres confessions complètent l’idée que les personnages se présentent devant Hortensia P.-Bengescu et l’obligent par leur présence incessante dans son esprit à se faire « caser » dans un récit, comme cela arrive, dans une narration « classique », à l’auteur omniscient. Cas de figure d’écrivain intuitif ou d’une conscience esthétique libre, comme disait Càlinescu lors d’un article aux allures de constat définitif :

« L’œuvre de Madame Papadat-Bengescu est de celle qui fait naître des opinions violemment contradictoires, de l’enthousiasme au rang des « raffinés », de la stupéfaction au rang de ceux qui cherchent dans les livres « la ligne classique ». Je pense qu’à présent le processus d’évolution est terminé et que le mérite exceptionnel de son œuvre est hors de toute discussion. Il reste à la critique la tâche de déterminer les rapports internes et la sphère d’action, en dégageant une fois pour toutes l’œuvre de ces formules rapides et bon marché comme le « proustianisme » qui ne disent rien lorsqu’on les prend pour des définitions et non pour de simples images comparatives ». (article publié in Adevàrul literar si artistic du 7 juillet, 1935, p.9, repris in Ulysse, EPL, 1967, pp.257-259).

Si HPB. n’a pris connaissance de l’œuvre de M. Proust que plus tard, pour comprendre peut-être les raisons de ceux qui lui attribuaient l’épithète de « proustienne », elle devait, indubitablement, être au courant de ce qui avait été publié en France jusque là, en tout cas, elle devait connaître les grands classiques (Balzac, Hugo), le naturalisme, ainsi que la génération montante de Gide, Claudel, Valéry, les poètes symbolistes, et aussi Bourget, Barrès ou Anatole France. Tout comme elle devait avoir pris connaissance des recherches en psychanalyse. Ce qui expliquerait la « hardiesse » des sujets chez cette honnête femme, si « bien rangée » et respectueuse, dans l’ensemble, de l’opinion publique. Les seuls écrivains qui auraient pu lui servire de modèle, par intimité avec leurs écrits, pourraient être Henri Bataille et Marcel Prévost auteurs que Hortensia a analysés (dans plusieurs articles publié dans des revues d’époques). Un commentateur roumain a d’ailleurs fait un rapprochement entre Les Demi-vierges de Prévost et Les vierges échevelées de Hortensia (Valeriu Ciobanu, Hortensia Papadat-Bengescu, Editura pentru literaturà, 1965, p.145).

Les auteurs français lui ont permis de mieux voir et de mieux analyser. Comme ce fut le cas de l’étude de Ruskin pour Marcel Proust. L’imagination aidant, elle peut refaire un monde qui s’apparente à celui de la Recherche ; activité accidentelle et non pas intentionnelle ! La prosatrice semble poursuivre plus son inspiration qu’une quelconque intention « programmatique » avec des moyens différents, dans un esprit nouveau. Elle réalise ainsi le passage entre ancien et moderne que les recherches en réception présente comme fondamental dans l’évolution de l’histoire littéraire, dans l’évolution du roman.

La pluralité des prises de positions dans l’époque, par des écrivains français entraînés dans la question/crise du roman, pourrait recouper l’exemple de HPB. Dans le numéro du 1 août 1909 de la NRF, Jules Romains remarquait une évolution dans la manière d’écrire chez des jeunes auteurs qui « aiment le réel en profondeur », en éloignant d’eux tout conventionnel d’un réalisme borné, et en introduisant « l’âme à l’intérieur du réel »(o.cité, p.32). Par ailleurs – un auteur cité par Michel Raymond (dans la Crise du roman) - Edmond Jaloux constatait, vers 1906 que « depuis trente ans, tous les écrivains usent d’un procédé identique de narration, sans souci, par exemple, des effets que l’on peut tirer des oppositions d’ombres et de lumière ou de l’omission volontaire d’une grande partie des épisodes principaux » (o.cité, p.101). Ces soucis sont, par contre, ceux de la romancière roumaine.

Ce n’était pas l’unique originalité de notre auteur. Quelques commentateurs ont relevé dans l’écriture de H.P. Bengescu des signes de « virilité ». Le premier, G. Càlinescu ; le dernier, C. Ciopraga, l’auteur de la monographie déjà citée : « Virile, âme forte, comme dirait Camil Petrescu, elle l’est dans le sens de la capacité qu’elle a de voir les choses en face... Sa féminité est de nature plutôt intérieure, censurée par une raison continuellement en éveil ». Les maîtres mots qu’il trouve pour la définir sont : lucide, réaliste, exacte intuition des faits ! Objectif semble être un adjectif destiné aux hommes en exclusivité, à en croire les critiques roumains qui confondent souvent « lucide » et « objectif ». L’ancien ami, Topârceanu, se faisant peut-être l’écho du mécontentement de G. Ibràileanu, et regrettant probablement le côté « subjectif» (donc « féminin ») qui caractérisait la prose de début de Hortensia, lui trouve à présent, dans un reproche à peine voilé « l’objectivité, l’imagination créatrice de vie, la maîtrise et la coordination du matériau, ainsi que l’art de l’exposer qui sont, au fond, des marques masculines par excellence. » 

Sept ans plus tard, dans la revue « Convorbiri literare » (no.1 de 1927), dès la parution du Concert, un autre membre de la garde rapprochée d’Ibràileanu, Mihail Ralea, enfonçait carrément le clou : « Madame Papadat-Bengescu n’est pas seulement lucide, elle est même misanthrope » parce qu’elle ne voit de la vie que son aspect biologique et que de toute façon et selon les études de psychologie comparée, « depuis les moralistes français jusqu’aux scientifiques allemands, tout le monde s’accorde à soutenir que la femme ne peut pas se dépasser, elle ne peut voir que d’une manière confuse et indéterminée au-delà de sa vision subjective ».

La preuve : la romancière ne réussit pas à démontrer le devenir des sentiments. Le seul exemple de l’amour d’Eléna pour Marcian à travers la musique et le concert qui se prépare dans la maison des Dràgànescu suffisent à infirmer les remarques par trop subjectives de Raléa. Le critique, à l’instar de certains de ses confrères, accepte difficilement l’idée que l’auteur en question ait pu subir une véritable évolution, car il reste encore sous l’impression toujours vive des écrits de sa jeunesse (encore que « jeunesse » ne soit ici qu’une facilité chronologique destinée à souligner un écart qualitatif, Hortensia ayant débuté (en roumain !) à 40 ans).

Qu’elle soit lucide et objective, cela ne fait que la différencier du supposé modèle (Proust) et asseoir son originalité. Il y a dans Les Vierges échevelées un passage qui pourrait faire penser à l’emploi proustien du souvenir ; mais un autre personnage se trouve là, bien placé pour remettre les choses au point avec une admonestation du genre « allons, allons »…

‘« Lorsqu’elle descendit de la voiture devant la maison des Rim, Mini glissa légèrement. Il y avait un verglas terrible. Le mouvement appela du souvenir lointain un autre mouvement, semblable : un jour de gel comme celui-ci, le jour où elle arrivait dans la Cité, le premier hiver après la guerre…Arrêtée près de la voiture à cheval, Mini cherchait distraitement dans son sac, les mains tout à coup réchauffées dans leurs gants, sans le trouver, le billet de vingt léï, qui était bien à sa place…A la même époque de sa vie, elle avait connu les Rim : l’amie Lina, « la Bonne Lina », et l’escogriffe aux longues griffes, son savant époux, Rim le catholique et surtout le jésuite… »’

C’est le même détachement du réel environnant, le même oubli de soit que l’on avait remarqué chez Nory, dans Racines.

‘« Souriant dans l’air qui fouettait les visages, sourire lumineux dans le givre qui tombait, Mini regardait la maison d’en face qu’elle ne voyait sûrement pas et le cocher qui frottait ses pattes emmitouflées de gants rudimentaires en laine marron et qui la regardait à son tour, détendu, comme s’il apercevait un peu de soleil dans l’air sacrément froid…et Mini souriait encore plus, réchauffant plus fort l’instant figé. »’

Le personnage s’abandonne au souvenir au point d’arrêter la trajectoire du geste commencé, en un « instant figé », dans une attitude qui nous est communiquée à travers l’expression en miroir d’un autre personnage, le cocher :

‘« …Oui ! il faisait un temps tout à fait comme ça, lorsqu’elle s’était liée à Lina…et son énigme semblait éclaircie pour le cocher, car sa bouche large affichait la grimace joyeuse de quelqu’un qui regarde une personne heureuse. Mini avait saisi le billet destiné au cocher et l’avait remis machinalement dans le sac, ensuite elle s’était dirigée doucement vers les escaliers, sur le ciment gelé. (…) Elle appuya à peine sur la sonnette, comme d’habitude. »’

Mini continue de se souvenir à haute voix, imperturbablement, sous l’impression de la mémoire retrouvée, en prenant Lina à témoin:

‘« -Il gèle, Lina, comme il y a cinq ans, tu te souviens, quand je suis arrivée ici ?

-Oui, répondit Lina qui était du type affirmatif.

-Non !dit à son tour Nory, négative par principe. Non ! Lina ne se souvient de rien, mais tu peux toujours raconter. Les gens, lorsqu’ils se rencontrent ne discutent pas pour échanger. Ils parlent pour parler. C’est ainsi que le résultat des conversations n’est qu’un énorme hospice social. »’

Les remarques résolument réalistes de son amie ne produisent pas le moindre changement d’attitude chez Mini :

‘« - Il gelait, comme maintenant…et tout comme maintenant j’avais glissé sur la marche de la voiture…

-Moment historique !…Voyons voir de combien de manières peut glisser notre Mini sur la marche de la voiture et à combien s’élève, au baromètre de la sensibilité de not’ Dame, un froid qui atteignait le même degré qu’aujourd’hui… » (p.41-44)’

Il y a dans l’ironie affective des répliques de Nory comme un clin d’œil aux comparatistes tentées par un rapprochement proustien. Le souvenir est exempt ici de l’intentionnalité proustienne c’est-à-dire qu’il n’est point le moment d’une quelconque reconnaissance dans le sens que Paul Ricœur confère à ce terme. S’il s’agit d’une impression retrouvée à la suite d’un facteur extérieur - ici le froid- et de la jouissance conséquente-le sourire béat de Mini- l’implication pour l’œuvre est toute autre. Or, chez M. Proust, pour reprendre l’analyse de Paul Ricœur :

‘« L’impression, pour être retrouvée, doit d’abord être perdue en tant que jouissance immédiate, prisonnière de son objet extérieur ; ce premier stade de la redécouverte marque l’entière intériorisation de l’impression ; un deuxième stade est la transposition de l’impression en loi, en idée ; un troisième est l’inscription de cet équivalent spirituel dans une oeuvre d’art ; il y aurait un quatrième stade, auquel il n’est fait allusion qu’une seule fois dans la Recherche, lorsque le narrateur évoque ses futurs lecteurs : ils ne seraient, selon moi, mes lecteurs, mais les propres lecteurs d’eux-mêmes, mon livre n’étant qu’une sorte de ces verres grossissants... » (in Temps et récit, II, p.221).’

Chez Marcel Proust les épisodes liés à la mémoire involontaire procèdent du questionnement fondamental de l’œuvre, donc d’une esthétique. Ce n’est pas l’ambition de l’auteur roumain qui, se privant de l’expression du moi subjectif, exclue toute mise en abyme à l’intérieur de son propre récit. Au-delà du clivage objectif-subjectif, HPB aurait pu transférer ses idées et sa conception sur un de ses personnages (Marcian est un artiste), il faut admettre qu’elle n’intègre pas encore cette catégorie d’auteur conscientisant qui va s’accomplir dans la personne de son plus jeune condisciple- Camil Petrescu. Le grand mérite de HPB est de réaliser le passage entre la tradition et la modernité telle que l’avait défini Lovinescu, réalisant un maillon de taille dans la chaîne littéraire roumaine. Tudor Vianu l’avait bien compris lorsqu’il faisait cette constatation finale qui a le poids des bilans définitifs :

‘ « L’art littéraire a fait de grands progrès dans les romans de cet écrivain. Là où un autre romancier pourrait dire : X a parcouru le chemin de la porte à la fenêtre, H.P-Bengescou remplit ce vide par des dizaines d’observations relatives à l’âme du personnage X pendant ce court itinéraire. Quelle richesse de notations, d’associations, de réflexions ! On a parlé de l’influence de la technique littéraire de Proust. L’hypothèse, du goût des amateurs de sources littéraires, n’est pas suffisamment fondée. Le don de l’analyse, la minutie des observations, le talent de combler ainsi les vides de la narration, la densité du réalisme psychologique venaient de bien loin, des premiers écrits de notre auteur. La technique de l’observation de l’intime s’appliquait à présent au monde environnant, en surprenant le détail psychologique infinitésimal avec les mêmes résultats. »(in Opere, vol. III, Editions Minerva, 1973,P.63).’

Si des témoignages critiques comme celui-ci permettent de mieux éclairer la réception de l’œuvre bengescienne ils lèvent le voile, en égale mesure sur le propre processus créatif de notre romancière : les dons indéniables de la romancière « viennent de bien loin, de ses premiers écrits », c’est à dire du temps où toute influence était objectivement impossible. Le reconnaître c’est accepter la nature d’une création spontanée dont l’unique ressort est le talent inné.

Il existe des cas où la réception de l’œuvre (l’effet qu’elle a sur le lecteur) peut inciter à une réflexion plus profonde, voire à une non-adhésion à l’œuvre, nous disent les spécialistes. Et c’est exactement la position du lecteur principal – et virtuel !- de l’œuvre proustienne: Hortensia Papadat-Bengescu. Interrogée à propos de Marcel Proust, elle avait déclaré clairement qu’elle ne connaissait pas son oeuvre et que, de toute façon, il ne lui plaisait pas. Le fait est très rare dans le monde des lettres roumaines où l’on rivalise de snobisme littéraire, pour ne pas le relever ! En femme du monde, elle lui reconnaît pourtant « le don de l’introspection poussé jusqu’à l’excès» mais aussi le « défaut du snobisme qui limite son investigation » (l’entretien avec N.Papatanasiu).

Comme nous le démontrions plus haut, la romancière roumaine aurait plus de chance d’être rapprochée de Virginia Woolf, par le biais des jalons que nous suggère Auerbach dans Mimessis, mais aussi par sa façon de peindre l’éphémère, idée que Florence Godeau a relevée dans une récente étude (il s’agit de Peindre l’éphémère : Marcel Proust, Virginia Woolf et l’impressionnisme publiée in Proust et les images, Peinture, photographie, cinéma, vidéo, sous la direction de J. Cléder et J-P. Montier, édité par P.U. de Rennes, 2003). Elles ont en commun cette fascination pour surprendre et rendre l’instant de la sensation. L’analogie que met en évidence l’étude citée se fonde sur les intentions des deux auteurs étrangers « à traduire poétiquement l’instant de la sensation, c’est-à-dire l’insaisissable par excellence », partant de l’idée que « l’un et l’autre furent attentifs aux réflexions bergsoniennes sur la notion de durée  » et qu’ils « ont su toux deux peindre l’éphémère, selon des principes relevant d’une esthétique impressionniste » (passim, p.41). Il est vrai que si la prosatrice anglaise supporte la comparaison avec l’auteur français, par voie de conséquence le troisième élément de cette équation, notre romancière, acquière un caractère interchangeable, finalement fédérateur… Mais ce qui différencie Proust de ses consœurs (pourrait-il en être autrement ?) c’est qu’il s’inscrit dans une dynamique d’auto-connaissance, d’introspection ou, pour reprendre la formule de F. Godeau chez lui « l’écriture de l’instant est celle d’une conscience individuelle unique engagée dans un mouvement de rétrospection et comme penchée sur elle-même ». Chez Hortensia, qui pratique la multiplicité des voix, la peinture de l’instant fugitif (l’éphémère) plonge le lecteur dans une certaine ambiguïté (est-ce le personnage ou est-ce l’auteur qui parle ?) et qui donne toute la saveur et l’originalité de son style. Exemple : ces passages où Elena se confond et fond dans les accords du concert de Bach tout particulièrement ou encore ce moment fugitif au début du roman Les vierges échevelées où, plus qu’une sensation exacte, c’est un moment de luminosité et de transparence qui nous est rendu :

‘« Tout à coup, Mini sourit délicieusement et ce sourire, près du vase bas en porcelaine, rempli de roses fraîches, fut le seul motif lumineux du hall. De sorte que, en promenant par hasard son regard, Nory rencontra cette lumière inhabituelle et ses sourcils fins dessinèrent un étonnement circonflexe. Mini était descendue en elle-même » (passim, p.31).’

C’est là le reflet de l’ambivalence de HPB condamnée à faire cohabiter tradition et modernité en marche, le subjectif et le côté objectif d’une création que nous situons dans une position de mitoyenneté.