7. LA MITOYENNETE – COMME ACQUIT DE MODERNITE

Hortensia Papadat-Bengescu n’a laissé que de rares témoignages (éparpillés dans les entretiens occasionnels) sur son « laboratoire » de création. Elle y exprime une conscience de sa transformation, de son évolution qui ne pourrait pas tenir lieu d’esthétique mais qui ne nous empêche pas non plus d’y voir comme une assimilation de la technique se détachant de l’inspiration (divine ou pas !). Le changement des moyens opéré dans le passage du subjectif vers l’objectif romanesque est dicté par une conscience qui a projeté par avance ( si le pléonasme nous est permis), qui a établi la technique et ses outils. Et si l’on conçoit (avec E. Simion) le concept du modernisme comme l’assimilation de la technique opposée à l’inspiration, on aura sans aucun doute en la personne de notre romancière, un incontestable début de modernité. Dans cette logique-là l’architecture spontanée- formule dans laquelle Silvian Iosifescu concentrait la création bengescienne- prend plus de sens et dévoile, à notre avis, les points de repère de ce que nous appelions la mitoyenneté. Cet « entre-deux courants littéraires » ou deux écoles, comme entre deux étapes vers un but : l’objectivité qui se confond dans son cas avec les éléments constitutifs du roman roumain moderne. La romancière roumaine se trouve impliquée dans des relations complexes de contiguïté : tentée par la confortable formule narrative traditionnelle, attirée en égale mesure par la formule du modernisme naissant.

Le témoignage que Tudor Vianu (l’ancien camarade d’études philosophiques de Camil) écrivait à la mort de la romancière fixe bien cette dualité singulière, le passage du subjectif à l’objectif que réalisa Hortensia :

‘« Le salon de E. Lovinescu qui commençait à faire paraître la revue Sburàtorul, s’ouvrait à tous les écrivains de l’époque. Un jour s’y présenta l’auteur des « Eaux profondes » et j’ai observé alors attentivement celle qui cachait, sous la réserve de sa distinction personnelle, les signes d’une fébrilité trahie par le débit quelque peu précipité de sa parole, mais qui m’était déjà connue depuis la lecture de ses pages éblouissantes. On exigeait d’elle à Sburàtorul de dépasser la littérature de confession et d’atteindre le champ d’observation plus ample et plus variée de la vie, en direction de ce « réalisme » et de cette « objectivité » que l’on prônait alors. Pouvait-elle parler d’autre chose que de soi-même, des gens et des situations intimement liées à sa sensibilité ? »’

La réponse vient avecles trois volumes qui forment la saga des Hallipa qui peuvent exister et se lire, en conséquence, indépendamment. On remarque pourtant à propos des trois volets de cette saga qu’un liant fort les unit à travers les personnages et leur entrée en scène. La série, comme disait Tudor Vianu :

‘« compose un cycle unitaire, avec des personnages qui passent d’un livre à l’autre, avec des filiations telles que celles que l’on trouve chez Zola ou Galsworthy. Une grande composition épique sur la société roumaine vue surtout à travers ses classes dominantes, où l’on surprenait l’arrivisme, le snobisme, les préjugés, la dégradation physique et morale d’un monde sur lequel descendait un terrible crépuscule, venait de s’accomplir. » (in « Gazeta litararà », II année, nr° 10 du 10 mars 1955, repris dans « Écrivains roumains du XXe siècle », p.217-223). ’

Il y a là quelques accents (de critique sociologique) imposés par les circonstances historiques (le « proletcultisme » rayonnant pendant la période stalinienne n’épargne pas les grands critiques non plus !) tout comme par les circonstances du discours d’adieu qui finit sur un salut respectueux de reconnaissance et sympathie à cette âme pleine “de douleur et de lucidité “.

Hortensia Papadat- Bengescu nous paraît avant tout moderne par la technique des multiplicités de voix ; à côté de l’auteur omniscient qui narre le devenir de ses propres personnages à la troisième personne du singulier, le lecteur entend souvent les commentaires des héros et (surtout !) des héroïnes, que ce soit la savoureuse féministe Nory ou la délicate Mini (qui pense plus qu’elle ne parle, comme il se doit à tout alter-ego du Narrateur !) Tant de voix que le critique G.Càlinescu est tenté de parler de « littérature de colportage », avec une petite pointe de misogynie qui lui est caractéristique et que la séduction de la démonstration fait oublier! Au cours d’un entretien avec D. Petrasincu autour du roman Le Fiancé et l’idée de littérature féminine, la romancière roumaine déclarait qu’elle ne faisait pas de distinction entre littérature conçue par les femmes et celle conçue par les hommes : « J’aime en égale mesure la délicatesse tragique de Mauriac et la saveur dramatique de Colette…Je ne connais que des œuvres et des écrivains. Savoir ou non que George Sand est une femme-cela m’est égal ! »

Hortensia est en avance sur son époque. C’est un esprit libéré dans une société roumaine encore conservatrice. A cheval sur deux époques ou à la charnière d’une ère moderne. Elle assurera le passage nécessaire de la tradition vers la modernité qui se profile à l’horizon. Et en subit les conséquences. Quelques questionnaires littéraires, laissent percevoir les allusions à l’incompréhension d’une part du public des lecteurs (qui, probablement, n’a pas reçu les mêmes « informations » que la romancière et que les critiques… individus plus instruits par excellence !)

Le rapport subtil entre le nouveau et l’ancien transparaît dans l’attitude critique de Lovinescu, dont Eugen Simion - son éditeur dans les années 70 et disciple – affirme que le mentor du « modernisme », en adaptant la méthode de Faguet « met en évidence une grande capacité d’orientation dans la littérature, domaine où toute tendance novatrice, toute tendance à bouleverser les formes acceptées exige d’abord, aussi paradoxal que cela puisse paraître, une soumission à la tradition » (dans l’étude Les modèles du critique, in Le comparatisme roumain, Ed. Univers, 1982, p. 276).

Avec l’écriture de H.P.-Bengescu, le romancier commence à s’impliquer dans l’acte de l’écriture : soit par une ironie mordante envers ses personnages, soit par la multiplicité des voix parmi lesquelles on distingue celle de son l’alter-ego. Même si l’auteur continue de raconter à la troisième personne, sa présence se fait sentir et un certain lien, une connivence, se crée entre le lecteur et le narrateur. Ce n’est pas non plus la narration à la première personne, ni l’implication directe dans l’acte de l’écriture qui sont les traits du « je » proustien, mais la frontière entre le narrateur omniscient et le narrateur implicite est franchie !

En cela Hortensia ouvre une nouvelle voie que prendront bientôt Camil Petrescu, Mihail Sebastian, Anton Holban, M. Blecher. L’apparition de cette prose de facture moderne s’inscrit, par-delà les données spécifiquementroumaines, dans un élan spirituel plus ample, propre au début du XXe siècle européen, moment d’effervescence et de renouveau que nombre d’observateurs ont mis en évidence :

‘« Vers le début du vingtième siècle, il y a, semble-t-il, dans la littérature, le sentiment de quelque chose qui commence, d’un départ à neuf. Ce qui frappe, ce n’est plus la continuation inhumaine et régulière du temps des horloges, comme dans le roman naturaliste ; ce n’est plus, comme chez Bergson, et si universellement admirée que soit encore à cette date la pensée de celui-ci, la mélodie de l’existence poursuivant ses variations ; et ce n’est plus enfin, comme chez Mallarmé et les symbolistes, l’idée d’un monde mental où le temps ne coulerait plus, où les essences ne dégénéreraient plus, où le jardin des choses s’épanouirait, à l’abri des événements historiques, dans l’éternité de l’esprit » (G. Poulet : Etudes sur le temps humain). ’

Naturalisme, symbolisme, même bergsonisme, sont des formes littéraires déjà dépassées, épuisées, voire même périmées, et, en conséquence on voit: « un peu partout, dans la période qui va de 1890 à 1914, le besoin de retrouver un contact nouveau et authentique avec l’existence et avec le temps » disait Georges Poulet - dont l’importance dans le domaine de la critique littéraire du dernier siècle de ce deuxième millénaire n’est plus à démontrer- dans Études sur le temps humain.

Au cours de notre incursion dans la réception que la critique nationale a faite au Concert de Bach nous avons rencontré à côté de la majorité enthousiaste allant dans le sens d’un rapprochement laudatif avec M. Proust une minorité fort réticente qui abondait, au contraire dans le sens d’une originalité à toute épreuve ! Comme toujours, la vérité se situe entre les deux opinions. Si nous avons largement illustré la mise en regard avec Proust et essayé de voir jusqu’à quel point les mises en regard se justifient, il nous restait à comprendre qu’est ce qui en autorisait la réticence. La comparaison avec un seul auteur fut-il le plus important des temps modernes ne prenait-elle pas l’aspect d’une réduction ? Il n’y aurait-il pas de rapport plus valorisant et plus exempt de subjectivité élogieuse ?

A la lumière d’études recouvrant des oeuvres proches, chronologiquement, de la période « bengescienne » nous avons eu l’intuition de pistes nouvelles. Elles consolident d’ailleurs hypothèse de l’« entre les deux » ou de mitoyenneté que plusieurs éléments de l’écriture de HPB désignent. De sorte que même si on ne reconnaît à HPB une esthétique ou une philosophie, il faut admettre que par l’intermédiaire de Lovinescu et ses écrits, le postulat de l’esprit du temps (à chaque époque correspond un esprit du temps dominant) a du influer sur sa personne et sa conception artistique. Or il se trouve que ce courant de la philosophie idéaliste allemande qui s’est répandu dans toute l’Europe par Hegel ou Spengler interposés est également au centre du roman de la conscience malheureuse. En empruntant quelques concepts de l’analyse que le chercheur Ph. Chardin a faite d’un corpus exhaustif d’auteurs, nous avons mieux localisé certains traits spécifiques à la création de la romancière roumaine. Ainsi pouvons-nous, en reprenant certains repères suggérés dans l’étude comparatiste sur des auteurs comme Svevo, Musil, Proust, Th. Mann, trouver dans l’œuvre de notre roumaine :

  1. des structures sous-jacentes à tous ces textes, comme la structure de nature historique (« représentation a posteriori d’une époque en sursis de l’histoire ») ou
  2. une même typologie de personnages comprenant en particulier une série de figures stéréotypées (le spécialiste, le militant, le médecin) »,
  3. les mêmes lieux privilégiés : le salon, la maison de santé, etc.,
  4. les mêmes réseaux métaphoriques : le corps assimilé à une étrange machine, les descriptions des sentiers parcourus par les sang dans le corps de Maxence, le syntagme même du corps de l’âme est à mettre en relation avec cette classification.

Par sa création à l’exemple du passage entre deux époques objectives (l’avant guerre et l’après guerre) HPB quitte l’époque des récits passéistes et s’aventure sur la route encore inconnue de la « beauté moderne », les classes du passé, les propriétaires terriens sont en position de déchus et laissent place aux nouvelles classes montantes de la bourgeoisie. Sans toutefois considérer le cycle Hallipa comme un roman de la décadence, on peut y voir la décadence d’une classe sociale (non pas l’aristocratie mais la grande bourgeoisie terrienne) et l’arrivée de la nouvelle bourgeoisie faite de banquiers (comme Dràgànescu) ou de parvenus comme Ada Razu ou Licà, le futur politicien. A la fin du Concert, l’apparition de Licà parmi la foule rassemblée pour l’enterrement de Sia, sous la peau d’une personne méconnaissable, (un homme nouveau dans des habits neufs) est la métaphore d’un monde nouveau qui va s’imposer. L’alliée de Licà, n’est autre que Ada, l’ex-minotière devenue princesse dans son rôle de personnage intercesseur entre deux réalités qui s’opposent dorénavant. De nombreuses « mises en scènes » et réseaux stylistiques caractéristiques du roman de HPB renvoient à des oeuvres représentants le tournant du siècle et sont proches de ces « horizons crépusculaires » dont l’analyse comparatiste rend compte. On peut énumérer ces « figures de déviance » représentées par des célibataires comme Mini, Nory –qui ne respectent plus les conventions sociales, qui se comportent en femmes émancipées, dans une société qui a perdu ses repères. On se souvient que l’on reprochait à la romancière son pessimisme foncier ; converti en mélancolie- sentiment qu’éprouve Dia ou Nory, plus spécialement dans Racines, il fait parti des traits caractéristiques du mal fin de siècle. Mais c’est surtout l’ironie détachée (envers ses personnages) et non pas celle, plus ambiguë des « crépusculaires » (par rapport à soi même) qui départage l’écriture du Concert des autres auteurs rassemblés sous le terme tant fédérateur que chronologique – « fin de siècle». Comme les écrivains de la « conscience malheureuse », Hortensia a connu la guerre (en tant qu’infirmière) et tout son cortège de souffrances qu’elle a transposées dans Balaurul/Le Dragon une sorte de journal de campagne. Mais dans la prose romanesque la guerre n’est que sous-entendue, les transformations étant implicitement ses conséquences. Pour notre romancière ce qui importait ce n’était plus seulement dire, mais aussi comment le dire, (agissant ainsi à la manière de tout écrivain !) Sa « vocation » pour l’objectivité en est la preuve.

Sans produire une « révolution » dans les lettres roumaines comparables à celle de M. Proust dans l’aire littéraire française, Hortensia Papadat-Bengescu a le grand mérite d’être la pionnière d’une prose s’ouvrant vers la modernité par les qualités que nous lui avons vues : l’introspection, l’intuition, l’analyse (psychologique autant que morale et clinique), la force de créer un monde romanesque au risque de heurter les habitudes de lectures, de dénoncer les conventions sociales pour rétablir une nouvelle échelle de valeurs et ébranler de la sorte les consciences. Elle a pris le risque de se montrer en femme libérée dans une société conservatrice et ce par les moyens les plus élégants : ceux de l’Art, d’un art novateur, à une époque où Hélène Vacaresco ou Marthe Bibesco choisissent la France pour se faire un nom – privilège de princesses ! Il n’est que grand temps, pensons-nous, que son nom figure, dorénavant, parmi les bâtisseurs européens des débuts de la littérature moderne.