Chapitre III : CAMIL PETRESCOU (1894-1957) CAS DE RECEPTION ACTIVE-

III.A) L’ECRIVAIN ET SON RAPPORT AU MONDE

Si la vie des créateurs est dans la majorité des cas tributaire de l’enfance - les innombrables livres écrits sur celle de Marcel Proust ne nous contrediront pas sur ce point - celle de Camil Petrescu est en ce sens exemplaire. Immédiatement après sa naissance, le 9 avril 1894, dans l’hôpital « Filantropia » de Bucarest, il est pris en charge par un couple de gens modestes (Maria et Tudor Popescu), sa mère (Ana Petrescu, née Keller) étant obligée de partir à la hâte, dans une ville de province, soigner le frère du nouveau-né qui s’y trouvait gravement malade. Cette jeune mère (elle n’a que 22 ou 23 ans) est déjà veuve et on suppose qu’il y aurait un autre homme dans sa vie et dans l’histoire. D’avril jusqu’au mois d’août, la mère aurait envoyé une dizaine de lettres à la famille d’accueil, après quoi plus rien n’arrivera à l’enfant, même pas l’argent nécessaire pour l’élever. Les parents adoptifs détruisent l’adresse de l’expéditeur, de sorte qu’une fois en âge de s’inquiéter de ses origines, Camil ne puisse pas retrouver les traces de sa véritable famille. Ce qui ne l’empêche pas de faire des recherches, mais sans grande réussite ; ce qui est certain c’est qu’il en souffre et que, plus tard, devenu célèbre, il n’aime pas parler de cette période de sa vie. Il a des mots justes pour ces honnêtes gens qui l’ont élevé comme ils ont pu, mais il connaît une vie précaire, et on le voit, dès les années de lycée, en train de subvenir aux difficultés matérielles qui sont les siennes en donnant des cours particuliers. Pour combler peut-être ce manque d’affection – supposé, car qui peut dire quels auraient été les liens l’unissant à sa véritable mère ?- il lit énormément, dès l’adolescence, se forge une force de caractère qui le propulse vers le savoir et la création. Le jeune Camil veut prendre sa revanche sur la vie misérable, anonyme, en rêvant de devenir écrivain. Au lycée (il a suivi les cours de deux des plus prestigieux lycées de la capitale roumaine), il participe chaque semaine à un cercle littéraire où il lit ses premiers poèmes. En 1913, il finit ses études au lycée et la même année, il fait ses débuts dans des revues littéraires telles que : Rampa, Facla, Cronica. Il s’inscrit à la Faculté de Lettres et de Philosophie et se fait remarquer, dès les premiers cours, par ses enseignants. Plus tard, le philosophe, connu dans les Lettres roumaines plutôt comme critique littéraire, Tudor Vianu, se souvient de son ancien camarade, le jeune Camil et de son « souci d’une continuelle lucidité ». Il raconte comment, chaque fois qu’un étudiant présentait une dissertation, le professeur P.P. Négulescu demandait ensuite si M. Camil Petrescu avait quelque chose à dire là-dessus. « Et M. Camil Petrescu donnait toujours un avis très original, surprenant, débité avec la précipitation de cet esprit rapide qui était le sien » (T. Vianu, Jurnal, Editura pentru Literaturà, 1961).

Puis il commence à écrire une pièce de théâtre au titre significatif : Jocul ielelor ( La danse des mauvaises fées) ; en une seule semaine, il en donne une première version ; la seconde, écrite pendant le mois de juin de l’année 1916, n’est pas la version définitive car, raconte l’auteur plus tard, il se trouve embrouillé dans le jeu ou « la danse inextricable des antinomies au point que je n’ai pas pu, tout comme mon héros et pour le reste de ma vie, me libérer de la danse des idées entrevues dans les sphères bleues de la conscience pure, qui m’est apparue dès lors comme la danse des mauvaises fées ».

Porté vers les valeurs suprêmes, Camil Petrescu ne peut pas rester impassible aux graves événements qui secouent le monde entier : ceux de la première guerre. Il veut s’enrôler, mais il est rejeté pour cause de constitution physique débile. Cela devient un problème de conscience et d’honneur pour lui, comme il l’expliquera par la suite, en utilisant pour cela la troisième personne : « Le jeune homme commençant à peine de devenir écrivain s’est dit que jamais plus, lui qui avait demandé d’aller à la guerre, ne pourrait se regarder en face, ni ne pourrait regarder en face ceux qui luttaient sur le front, s’il n’allait pas là-bas, à côté d’eux »... Après avoir essuyé un nouveau refus à sa demande de partir comme volontaire dans l’artillerie (cette fois parce qu’il n’avait pas l’argent nécessaire pour payer la garantie couvrant le cheval et son équipement), Camil réussit à devenir, en 1916, après quelques cours dans une école militaire, adjudant dans le VIe régiment d’infanterie. La même année, 1916, il est blessé. L’année d’après, il est donné pour mort. En réalité il avait été fait prisonnier ( le 26 juillet 1917, blessé pour la troisième fois) mais on ne le saura qu’en 1918, lorsqu’il est libéré, le 10 avril.

Sans aucune ressource après la fin de la guerre, il s’engage à travailler pour le journal « Scena » ( et on le voit porter encore ses habits militaires faute de vêtements civils, tout comme son futur héros malheureux, le poète Ladima. Mais loin de se laisser abattre, il continue sa pièce, La danse des mauvaises fées, et, surtout, il passe brillamment (magna cum laude) sa licence, en 1919. Il peut à présent enseigner. Il choisit de le faire dans un lycée germano-hongrois, choix que ses biographes mettent, comme celui d’aller au front, sous le signe de l’orgueil et de la volonté, puisque l’établissement dans lequel il doit exercer, se trouve dans la ville de Timisoara, au sud de la Transylvanie, région roumaine qui vient tout juste de sortir de sous la férule de l’administration austro-hongroise et où cohabitent à côté de la majorité roumaine, des Allemands et des Hongrois. C’est l’époque où il édite une revue trilingue (en roumain, hongrois et allemand) appelée « La Langue roumaine » (« feuille de langue, d’art et de littérature »), où il s’exerce également au journalisme politique (dans le journal « Banatul românesc » ), avant de s’exercer à la politique tout court. Mais sans grand succès et pour peu de temps : trop naïf et trop enthousiaste pour la politique politicienne ! L’échec est cuisant, puisqu’il vient de perdre par là son poste de professeur. Retour dans la capitale où l’on joue une de ses pièces : Âmes fortes ... quinze fois seulement. Exigeant ou orgueilleux, Camil Petrescu se trouve souvent en conflit avec les directeurs de théâtre ; ainsi ses pièces, Acte vénitien (écrite en 1919) ou La danse des mauvaises fées, prévues à l’affiche de « Comedia » sont refusées. Âmes fortes, écrite en 1922, est suivie de Mioara (1923), Danton (1924-1925), Miticà Popescu (1925-26) et, un peu plus tard, de Voilà la femme que j’aime et de Prof.dr.l’Homme- vers 1943. S’il est vrai, comme le dit l’auteur, que ces dernières sont la suite d’un projet antérieur intitulé La maison de Snagov datant de 1926, nous remarquerons alors qu’il a bien mis en application son programme (« jusqu’à 25 ans j’écrirai des poèmes, entre 25 et 35 ans du théâtre »...)

Il est intéressant de noter que, sous le régime communiste, Camil Petrescu n’écrira plus que deux pièces de théâtre dont le personnage central est, dans chacune d’elle, choisi parmi des individualités historiques ayant vécu à une grande distance des « nouvelles réalités » dont il a dû être le premier déçu, lui qui était un véritable esprit libre; ses personnages sont Bàlcescu - bourgeois démocrate qui avait été à la tête de la révolution de 1848 - et Caragiale – le très classique dramaturge roumain, souvent comparé à Molière, (celui-là même dans lequel Eugène Ionesco reconnaît avoir puisé sa force créatrice). Le côté polémiste de Camil Petrescu se manifeste à travers les articles publiés dans les revues et journaux de son temps, activité courante pour tout homme de lettres à cette époque d’effervescence et d’épanouissement publicistes !

Après avoir édité « L’Hebdomadaire du travail intellectuel et artistique » - de 1923 jusqu’au 19 décembre 1925, Camil Petrescu lance « La Cité littéraire » qui va paraître pendant trois ans. Il commence à se faire apprécier par les personnalités les plus marquantes de l’époque et de toute l’histoire des Lettres roumaines, à savoir : Liviu Rebreanu - le grand romancier-, Tudor Vianu et George Càlinescu - critiques littéraires réputés - Al. Rosetti - le célèbre philologue. Mais en 1926, avec la première de son drame Mioara, se produit le grand échec du dramaturge qu’il voulait être, suivi de moments de crise psychique terribles. Orgueil, naïveté, besoin de reconnaissance déçu ? Pendant un mois et demi, « pas une seconde, jamais, l’idée du suicide ne m’a quitté » avoue-t-il dans ses Notes quotidiennes publiées plus tard aux Éditions Cartea Româneascà, (Bucarest, 1975), qui tournent autours de quelques mots obsessionnels : dégoût, désillusion, découragement - somme d’un désenchantement. Celui de l’homme revenu du front avec la conviction d’une fraternité éternelle, mais aussi, plus prosaïquement, avec une surdité qui ne cesse de s’aggraver. (Un handicap, dit-on, qui lui permit, par la suite, sous le régime communiste, de rester... sourd à des idéologues trop insistants !)

La solution de survie est - comme souvent chez cet assoiffé d’absolu - l’écriture. L’expérience de la guerre, les polémiques de toutes sortes, la vision de la société roumaine contemporaine, lui procurent la matière de son premier roman : Dernière nuit d’amour, première nuit de guerre , qui paraît aux éditions « Cultura Nationalà » en 1930. Les qualités indiscutables du romancier sont reconnues officiellement, puisqu’en 1931 on lui décerne le Prix National. Au cours de l’année 1932, Camil fait un voyage touristique à Constantinople ; il en résulte un livre : Rapid-Constantinopol-Bioram.

L’année suivante (1933) est celle de la parution de son désormais très célèbre : Le Lit de Procuste aux Éditions « Cultura Nationalà Ciornei » qui est devenu, en traduction française, Madame T. (pour éviter, d’une part, l’homonymie avec le livre de Léon Daudet, mais surtout pour éviter au lecteur de croire qu’il se trouve en présence d’un essai philosophique ou mythologique) ; comme on le sait, le lit de Procuste servait à ce personnage mythologique de « mesure » : il étirait ses victimes - trop petites - ou il amputait les corps de celles qui étaient trop grandes. La moralité que suggère Camil Petrescu par ce titre est que la société, de par ses valeurs morales imposées et souvent négatives, est un « lit de Procuste », dans lequel meurent les esprits sensibles, exigeants, les assoiffés d’absolu. Pour en revenir à la biographie de notre romancier, il faut voir que, malgré (ou à cause de) ses difficultés financières et ses problèmes de santé, commence - à partir de 1930 - pour Camil Petrescu la période la plus effervescente de sa carrière littéraire.

Sa nomination au poste de rédacteur adjoint ( puis en chef) à la « Revue des Fondations Royales», lui assure le confort matériel et l’apaisement nécessaire pour continuer son oeuvre. Toujours aux Éditions « Cultura Nationalà » sont publiées en 1934 ses Thèses et antithèses, recueil d’articles et d’essais. Ses théories sur le théâtre et ses multiples aspects se trouvent réunies dans le volume La Modalité esthétique du théâtre (1937). Il y fait montre de ses expériences d’auteur dramatique mais aussi de théoricien de la mise en scène et d’essayiste accompli.

Tant d’écrits sur tant de sujets pourraient laisser soupçonner chez C.P. une activité plutôt laborieuse et superficielle. Il suffit de parcourir quelques articles de la Modalité esthétique du théâtre pour se rendre compte du sérieux de ses recherches pour chaque sujet abordé. Les éditeurs de son oeuvre – conscients de la valeur des essais du théoricien littéraire et conquis par la profondeur et la justesse de l’observation, ont publié un volume impressionnant de Documents littéraires (en 1979, aux Éditions Minerva de Bucarest), véritable trésor de données pour le chercheur qui s’intéresse à l’œuvre de C.P. On peut y trouver des notes relatives aux événements de son temps, au mouvement littéraire et artistique contemporain, tout comme des listes entières d’ouvrages de spécialité qu’il a parcourus pour se documenter avec un sérieux propre à un esprit académique !

Son esprit curieux le pousse vers de multiples domaines: cela se traduit par des articles sur des « sujets » aussi variés que l’actrice Elvire Popesco, la poétesse Hélène Vacaresco, le sculpteur Constantin Brâncusi, l’écrivain Mircea Eliade ( qu’il traite de phraseur frénétique et de mystique !) ou Robert de Flers (ami de Marcel Proust). Des sujets plus généraux sont abordés, tels que les dernières parutions éditoriales ; leurs titres sont significatifs de la frénésie du publiciste : « Un problème national : le livre » , « Les écrivains roumains à l’étranger », mais aussi « Les États-Unis d’Europe » ou « Le péril allemand », (en 1936 ) fait qui mérite d’être souligné.

Il est réceptif non seulement à la vie culturelle nationale, mais aussi européenne et surtout française. En 1927, il doit avoir déjà lu l’œuvre de Marcel Proust, car il écrit un article intitulé La Sonate de Vinteuil ( in « Universul literar », du premier janvier 1928,n° XLIV) ; l’auteur de la Recherche est également le sujet d’un article de 1932 : La destinée de Proust in « Cuvântul », n° 2724, p. 3, année VII – journal où Camil signait souvent aux côté de son ami, Mihail Sebastian.

La bibliographie de Camil Petrescu n’enregistre, par la suite, qu’un seul roman écrit entre 1953 et 1957, qui est aussi l’année de sa mort : Un homme parmi les hommes s’inspirant de la vie du personnage historique Nicolae Bàlcescu -le révolutionnaire de 1848 (protagoniste par ailleurs d’une de ses pièces de théâtre). Combattant les complaisances, la tiédeur des idées dans son désir de faire triompher la vérité dans tous les domaines de la vie publique, Camil Petrescu est un polémiste qui engage souvent des duels verbaux et soulève des colères mal contenues de la part de ses adversaires. Il tient beaucoup à ses idées et il veut absolument qu’elles soient connues et partagées. Le désespoir le guette, mais l’ardeur du penseur le pousse vers une solution et une expérience nouvelle. Il se sauve par... la philosophie. Ainsi le programme de jeunesse est-il respecté !