1.LE PHILOSOPHE ET L’INTERPRETE DE M. PROUST

Camil Petrescu commence très tôt des études de philosophie, discipline qui l’accapare tout au long de sa vie. Dès 1915, étudiant en troisième année de philosophie, il expliquait à son camarade Tudor Vianu qu’il envisageait d’écrire un drame et un système philosophique ! Une année plus tard, en effet, en 1916, paraît sa première pièce de théâtre: La danse des mauvaises fées. Le système philosophique qu'il ambitionnait d’élaborer et qui sera réalisé sous le nom de noocratie (le pouvoir à l’esprit ! aux intellectuels !) est axé sur le rôle social et politique de l’intellectuel, l’homme de culture étant, pour simplifier au maximum, le seul capable de diriger un pays. L’essai, publié pour la première fois dans la revue « Sàptàmâna muncii intelectuale si artistice » ("La semaine du travail intellectuel et artistique"), sera repris dans Teze si antiteze. N. Tertulian, qui s’est penché sur le Substantialisme de Camil Petrescu, fixe les sources des recherches philosophiques de notre auteur dans la phénoménologie:

‘« La volonté de Camil Petrescu de substituer à un monde pragmatique et versatile un autre monde, fondé sur une sélection authentique des valeurs, cette volonté de mettre entre parenthèses le monde donné en faveur d’un monde fondé sur le solidarisme (sic !) social et sur le culte de l’effort intellectuel, pouvait trouver son équivalent spéculatif dans les exigences centrales de la phénoménologie » (in Esseuri / Essais , Bucarest, Éditions pour la Littérature, 1968, p.269). ’

En effet, Edmund Husserl est le philosophe de prédilection du jeune C.Petrescu, qu’il lit et commente ( Husserl. Une introduction à la philosophie phénoménologique, Editions de la Société de Philosophie Roumaine, Bucarest, 1938) et des concepts tels que : authenticité, intuition, intentionnalité, conscience transcendantale, temps, révélation, sont autant de catégories husserliennes qui vont influencer sa propre démarche théorique.

Mais elles ne seront pas les seules. La philosophie française et, plus particulièrement celle de Henry Bergson, fait l’objet d’une attention particulière de la part du lecteur avisé qu’est Camil et participe à l’élaboration de sa doctrine philosophique. Aurel Petrescu, auteur de la plus ample étude consacrée à la personnalité de l’intellectuel roumain le plus accompli de cette période culturelle, résume ainsi, lorsqu’il aborde le philosophe (en s’arrêtant plus précisément sur la catégorie de l’intuition), son parcours « initiatique » : « Camil Petrescu croyait, comme Husserl, qu’à travers l’intuition on réalisait un « élargissement du rationnel », ignorant les facteurs affectifs qui la conditionnent, de la même façon que le bergsonisme perdait de vue l’une des catégories fondamentales de la phénoménologie - la signification». D’après ce commentateur, Camil Petrescu trouvera la solution dans la combinaison heureuse des données qu’il puise dans les deux systèmes philosophiques : 

‘« Il n’est point surprenant que notre écrivain ait été obligé, dans ce cas, de la transplanter [la conception de Husserl] dans le climat de la philosophie de Bergson. On ne s’étonnera pas non plus de voir - dans ces mutations qui démontrent la nécessité de perfectionner les deux systèmes – le prélude d’une troisième philosophie qui les dépasse tout en s’en inspirant, sous la forme d’une synthèse formulée d’abord dans Le Substantialisme et La Doctrine de la Substance , synthèse qui garde les points de convergence de la phénoménologie de Husserl avec l’intuitionnisme bergsonien. » ( in Opera lui Camil Petrescou , Ed. Didacticà si pedagogicà, Bucuresti, 1972, p.362).’

Il se forge ainsi une doctrine philosophique propre qui ne sera rendue au grand public intégralement et sous une forme cohérente, que longtemps après la mort de l’auteur, puisque Doctrina substantei ( La doctrine de la substance), en deux volumes, ne paraît qu’en 1988 aux Éditions Scientifiques et Encyclopédiques de Bucarest, dans la collection « La Bibliothèque de philosophie » (éditée par Florica Ichim et Vasile Dem. Zamfirescu). Tout le reste, journalisme, commentaires sur le théâtre, débats politiques, littérature ou essais en découle. De Bergson, il s’approche pour expliquer des notions telles que le temps et l’intuition et assoit ainsi sa pensée subjective qui lui permettra d’expliquer la Nouvelle structure et l’œuvre de Marcel Proust.

Nous pensons qu’il est absolument indispensable d’en connaître la teneur avant toute analyse sérieuse de l’esthétique camil-petrescienne, c’est pourquoi nous en donnons la traduction en annexe. Ce texte est celui d’une conférence tenue dans les années 30 et publié plus tard (1934) dans le volume d’essais Thèses et antithèses. Le traducteur de Madame T. et le premier exégète français de C. Petrescu souligne dans un article intitulé Camil Petrescu interprète de Proust que « le polémiste bien connu et redouté de son temps développe ici sa pensée mieux que nulle part ailleurs sans viser personne particulièrement » tout en sachant se montrer intransigeant, « réceptif et lucide » à la fois « aussi bien à l’égard des conceptions des autres qu’à l’égard des siennes ». (Jean-Louis Courriol, in « Convorbiri literare », Iasi, 1979).

Aux yeux de Camil Petrescu, depuis presque un siècle, « aucun écrivain n’a plus profondément bouleversé la conscience littéraire du monde et surtout n’a autant attiré sur lui l’attention de l’intelligentsia contemporaine que Marcel Proust.» Sa réussite littéraire s’explique par la synchronisation de son œuvre à l’esprit du temps car la littérature narrative précédant Proust « ne s’intégrait plus à la structure de la culture moderne et, par rapport à l’évolution de la science et de la philosophie des quarante dernières années, cette littérature narrative était restée anachronique ». L’idée maîtresse de l’étude de C.P. est que la philosophie n’avait plus une littérature adaptée, et que l’auteur de la Recherche est celui qui a su donner une signification aux tendances diffuses de son époque, ramener le roman qui en « était resté à un stade fixé antérieurement » à un stade nouveau, conforme à la nouvelle structure. Pour expliquer ce phénomène, C.P. remonte, trois siècles avant Proust, vers les « grands systèmes rationalistes, préparés eux-mêmes par la Renaissance » et qui ont été le substrat de la littérature antérieure à M. Proust. Occasion pour l’essayiste de considérer le moment Descartes, tout comme Proust, de par son importance, comme un point phénoménologique : « le moment où le siècle prend conscience de sa propre signification ». Ce n’est pas « le rationalisme primaire, calophile, se rattachant au bon sens commun de Malherbes » qui l’intéresse ici, mais bien « le rationalisme plus subtil et pourtant mécaniste de la psychologie des grandes tragédies, de l’idée de personnage ». Il élargit l’idée du rationalisme jusqu’à identifier rationnel-logique, conséquence mécaniste (à laquelle la littérature doit la création des « types », des « caractères ») et finit par opposer rationnel à concret, puisque « ni les lyriques purs, ni les nombreux dramaturges ou romanciers excessivement subjectifs ne participent, de par leur manque de lucidité, au concret qu’allait instaurer la révolution proustienne ». Le « contact avec le concret » chez ces auteurs, « notamment dans leurs moments d’authenticité », ne révèle pas leur compréhension complète de sa signification. Lucide et loin de se laisser happer par un « modernisme » excessif, C.P. dénonce « les impostures latentes de l’illogique », comme il dévoile, de la psychologie, « les pièges les plus dangereux et les plus cachés à ceux qui exploitent littérairement la psychologie » !

A l’opposé de l’ancienne littérature (pétrifiée dans sa rigidité désuète et dans ses canons esthétiques se définissant par l’éloquence et le beau style, par le concept figé de caractère), Camil propose la création de Marcel Proust prenant ses sources dans l’intuitionnisme de Bergson. Selon le philosophe français, la connaissance absolue, la connaissance métaphysique est possible, grâce à l’intuition et à son corollaire : le regard intérieur (ce dernier préconisé par les deux courants philosophiques majeurs de son époque) qui dévoile « un ensemble d’états intérieurs, d’images, de réflexions, de doutes, tout ce qui constitue le matériau de l’imagination et de la pensée » - nous dit Camil, en connaisseur parfait de Husserl. A partir de ce moment, tout familier de l’œuvre de C. Petrescu comprend qu’il parle non seulement des fondements de l’esthétique proustienne mais de la sienne-même : « Cette orientation vers l’intérieur, cette conviction que nous ne connaissons de manière absolue que notre propre moi, ce privilège accordé à l’intuition sur les déductions rationnelles, l’installation du moi au centre de l’existence et l’affirmation que la seule réalité enregistrable est ce qui nous est donné à travers lui, ce video analogue au cogito, constitue le terrain commun de la métaphysique de Bergson et de l’œuvre de Marcel Proust ».

La clé qui explique, d’après notre essayiste, « et le fond et les particularités si frappantes de Proust, l’originalité si étonnante de sa structure » se trouve justement dans ce video, (« au sens d’intuition complète »). Comme conséquence concrète, « l’artiste raconte le monde vu par lui, existant à travers lui » ce qui nous conduit à la conclusion que « l’artiste ne peut raconter que sa propre vision du monde.» L’effort de dire « ce qu’il y a de plus originel dans sa propre conscience » ainsi que l’« honnêteté suprême de vision » font les délices des lecteurs de Proust, d’après notre auteur. L’originalité de l’écrivain français semble se trouver dans cette « atmosphère d’authenticité hallucinante que l’on ne retrouve chez aucun autre auteur. Le corollaire artistique en est l’unité de l’angle de vision, ce que Robert Curtius appelle le perspectivisme de Proust».

A cet aspect essentiel qui définit la création proustienne, C.P. ajoute celui de la fonction du temps - « modalité caractéristique de la technique proustienne ». Si le roman classique de type Dickens se définit par l’unité d’action et la description des personnages en fonction d’un mode spatial, « il est facile de comprendre que cette voie spatiale ne pouvait produire une technique de la réalité concrète ». La solution apportée par Proust et dont il avait saisi la fondamentale importance puisqu’il en a parlé à tous ses amis, prend son point de départ dans l’idée de l’existence comme pur devenir (n.s.) « Si l’existence est la durée au cours irréversible, alors elle est toute entière dans le présent, du moment où c’est bien là le terme ultime du Devenir.»

Concrètement, l’objet d’art devrait, par voie conséquente, se limiter à la description du contenu présent. « Je ne peux rien prendre au passé, car le procédé consisterait en une abstraction insolite, et le futur n’est qu’anticipation vide ». Seul le présent offre, selon ce raisonnement, « la plénitude de l’existence absolue ». Mais cela ne veut point dire qu’il faut décrire tout simplement en obtenant une « photographie » à la manière naturaliste ou réaliser une analyse phénoménologique proche de ce qu’a fait « un célèbre romancier irlandais »… Prendre en considération le présent, sa constitution, c’est accepter à côté du flux de la conscience, « dans cet écoulement de pensées, de doutes, d’images, de désirs, d’affirmations, de négations absolues », les souvenirs . Involontaires seulement, souligne Camil Petrescu, ceux qui entrent dans le flux de la durée et non pas les abstraits, les volontaires ! Mais comme l’enchaînement des souvenirs involontaires est spontané, non dirigé, il est évident que notre mémoire involontaire ne peut pas fonctionner « selon un plan qui coïncide avec les règles, apprises en esthétique, du parfait roman classique » ! Alors, il ne reste à l’écrivain qu’à « donner libre cours au flux de ses souvenirs » quitte à ouvrir des parenthèses, à recourir aux digressions, même sur trente ou cinquante pages, comme c’est arrivé pour la Recherche. Nous retrouverons ces « préceptes », au mot près, dans les « indications » que l’auteur de Madame T. va prodiguer à ses personnages ! C’est dire la foi du romancier dans les repères de la nouvelle structure.

Manifestement, l’auteur roumain connaît Proust jusqu’au moindre détail de la vie et de l’œuvre, voir les allusions aux digressions, aux rajouts (qu’il pratiquait lui aussi, véritable terreur pour ses imprimeurs !), à la prolifération de son œuvre- ce qui légitime son admiration profonde. Si Camil déclare que Proust « peut être considéré comme le pionnier d’une ère nouvelle, au même titre que Balzac lui-même » il émet là un jugement qui sera répété, trente ans après lui, par le préfacier de la Recherche dans la collection de la Pléiade de 1954, André Maurois. La coïncidence de ces deux appréciations (qui s’ignorent, car il serait trop étonnant que Maurois ait connu l’étude roumaine en question parue en 1934) montre la qualité de discernement de l’écrivain roumain qui, en expliquant la nouvelle structure et la philosophie de Marcel Proust, parle d’une révolution copernicienne dont participent les deux grands courants : « le néovitalisme psychologique de Bergson et la phénoménologie de Husserl ». Alors que Maurois observait lui-même que Proust avait opéré « une révolution copernicienne à rebours » ! Dans l’aire roumaine, le critique N. Manolescu remarquait, bien des années après la parution de cet exposé « systématique » et « clair » que ses idées principales, très controversées à l’époque, « étonnamment justes et nouvelles » ont été « presque toutes vérifiées par l’évolution du roman moderne de sorte que nous pouvons voir, sans exagération, en Camil Petrescu, l’un des esthéticiens les plus pénétrants de la prose moderne ». Il était au courant de tout, ajoute le critique, et « il n’a fait qu’une erreur, celle de mettre PROUST dans le titre de son étude en donnant ainsi l’impression de réduire le roman moderne à La Recherche du temps perdu. » (N. Manolescu : Théoricien du roman, article, in « România literarà », n° 21, 1972).

La Recherche, « ce voyage ininterrompu de la mémoire involontaire » comme se plaît à dire C.Petrescu, représente, à ses yeux, une véritable révolution dans l’écriture : « La révolution proustienne qui procédait à l’instauration du concret, signifiait une véritable abolition de la composition classique, pour la plus grande perplexité et l’ébahissement des critiques enlisés dans les formes du passé ». Et l’exemple de Souday vient souligner l’observation de Camil qui conclut ironiquement : « Mais Paul Souday était un calophile, un rationaliste, un amoureux de l’ordre, de la mesure, de l’économie dans l’écriture, un descendant de Malherbe ».

L’admiration de Camil est un signe du temps, si on se souvient, avec M. Raymond que Les Cahiers du Mois de 1926, intitulés Examens de conscience, relèvent d’un véritable culte des jeunes pour les générations précédentes: Barrès, Bergson, Claudel, Dostoïevski, Freud, Gide, Maurras, Proust, Rilke… « Surtout nous ne pouvions manquer d’être frappé par le phénomène singulier qu’était, après 1919, le tardif mais immense succès de Gide, de Proust, de Valéry, de Claudel… » (La crise du roman, p.17).

Par son étude, l’auteur roumain démontre sa parfaite compréhension de la création proustienne fondée sur une philosophie dont il s’est imprégné lui-même et – à elle seule- rendrait cohérente un rapprochement éventuel entre lui et l’auteur du Temps perdu. En expliquant M. Proust, il explique Camil Petrescu. Ses réflexions relèvent d’une historicité, en tous cas d’une logique, qui a d’ailleurs été mise en avant, quelque temps après, par d’autres chercheurs européens comme Auerbach (ses propos en guise de conclusions à Mimésis et que nous avons cité à propos de HPB).