2. LE PROGRAMME D’UN ECRIVAIN COMPLET

Écrivain total (complet) par aspiration et critique profond par conviction, comme on le constate à travers sa Nouvelle structure et l’œuvre de Marcel Proust, C. Petrescu s’était donné un véritable programme à suivre :

‘Jusqu’à vingt-cinq ans j’écrirai des vers, car c’est l’âge des illusions ; entre vingt-cinq et trente-cinq ans du théâtre, car il exige quelque: entre vingt-cinq et trente-cinq ans - du théâtre, car il exige quelque expérience de la vie et une certaine vibration nerveuse ; entre trente-cinq et quarante ans – des romans, parce qu’ils demandent une riche expérience de la vie et une maturité d’expression certaine. Et ce n’est qu’à quarante ans que je reviendrai à la philosophie »... ’

S’il s’est exercé dans tous ces domaines, celui dans lequel il a excellé reste sans conteste le roman. Parce que le roman, chez Camil Petrescu, bénéficie de toutes les connaissances du philosophe, de l’essayiste, du journaliste et du critique littéraire, autant que de la poésie et de la verve du dramaturge. Tout comme pour l’œuvre de Hortensia P.-Bengescu que la critique roumaine a rapprochée de celle de Marcel Proust ( pour des raisons que nous avons vues) il se trouve que pour Camil Petrescu, la critique littéraire roumaine contemporaine, à la parution de ses romans, a récidivé, à l’unanimité, dans la comparaison, par le verdict sans appel : proustien ! Unique exception : l’unique Eugène Ionesco, alors simple jeune journaliste littéraire iconoclaste roumain !

Camil Petrescu lui, fait tout – apparemment – pour confirmer. Par l’écriture d’un premier roman (Ultima noapte de dragoste. Întâia noapte de ràzboi/Dernière nuit d'amour. Première nuit de guerre) et d'un second ( Madame T./ Patul lui Procust), écrits essentiellement à la première personne, tout comme par la « promotion publicitaire » qu’il accorde à l’œuvre proustienne sur la place publique, lors, notamment mais pas seulement, de sa conférence ci-dessus, devenue manifeste et « ars poetica » à la fois : La Nouvelle Structure et l’Oeuvre de Marcel Proust (qui ne fut publiée qu’en 1934).

A la différence de Hortensia Papadat-Bengescu, Camil Petrescu affiche ses affinités et en est fier. Très cultivé et très sensible, il a savouré La Recherche et lu tout ce que l'on a écrit sur son auteur jusque-là; homme de théâtre et critique littéraire (par besoin et par nature) il est lié à des hommes de lettres de son époque parmi lesquels Mihaïl Sebastian. Or ce dernier, comme nous le dévoile son Journal, entretenait des liens amicaux durables avec le prince Antoine Bibesco (et son épouse) – ami proche et de longue date de l’écrivain français. Sebastian partage avec Camil le goût de l’œuvre proustienne. Dans les pages du Journal de Sebastian, on retrouve souvent les deux écrivains roumains dans une communion d’idées et de sentiments ; véritables amis, ils se racontent tout et il arrive même que « notre » Camil compare affectueusement Sebastian à Ladima (à cause de ses déboires sentimentaux). Tous deux ont écrit sur Proust des articles critiques ou des études. On suppose qu’ils en parlent souvent : on se souvient que vers l’année 1922-1923, Sebastian avouait que Marcel Proust remplissait toutes ses « passions possibles ».

On comprend aisément qu’ainsi Camil Petrescu se croit tout désigné pour s’approprier Proust. Nous avons, dans son cas, des réponses claires quant à ses goûts littéraires ( faites à V. Netea pour l’interview publiée dans « Floarea de foc » (La fleur de feu), I, n°1, de 1932) : Le Rouge et le Noir de Stendhal, L’enfer de Barbusse, Critique de la raison pure de Kant, L’examen de la connaissance de Bergson, quelques notes de Jacques Rivière, A la recherche du temps perdu de Marcel Proust et, plus tard, Logische Untersuchungen de Husserl. »

Un rapide coup d’œil sur son immense production de publiciste, nous montre l’intérêt que ce boulimique de culture française porte à l’œuvre proustienne bien avant de faire paraître l’essai La Nouvelle Structure : en 1927, il écrit déjà un article sur La sonate de Vinteuil qui sera publié dans « Universul literar » du 1er janvier 1928. L’année d’après, en 1929, il présente L’Amour veille de Robert de Flers, ami intime de Marcel Proust. Dans le journal « Cuvântul » (n°. 2724, VII, p.3) de 1932, paraît sous sa signature La destinée de Proust.

Ce sont autant de signes extérieurs d’une fébrilité de grand admirateur de l’œuvre proustienne. Il est vrai, comme on le disait, que Proust hantait tous les esprits supérieurs de Roumanie. Critiques et écrivains autochtones rivalisent de commentaires sur Proust. Rien de ce qui est proustien n’échappe à la vigilance valaque ! En plus de l’œuvre on se délecte de la correspondance (le peu qui en est publié à l’époque) de Proust, comme le démontre l’article qui paraît sur le sujet dans « Cuvântul » en 1939, sous la plume de Mihaïl Sebastian.

Mais Camil Petrescu ne s’enferme pas pour le reste de sa vie dans la mouvance proustienne (comme l’avait fait Holban) car il est l’homme de plusieurs expérience, poussé par une irrépressible envie de tout essayé, tout connaître. Son programme déclaré sera en grande partie respecté, après les deux romans écrits en résonance à ses concepts esthétiques ( dont le « proustianisme » en est un), il marquera une pause volontaire. Dans les « discutions littéraires » ou les entretiens avec divers chroniqueurs désireux de savoir à quoi travaille Monsieur Camil Petrescu après la publication de Madame T., celui-ci déclare qu’il n’a pas l’intention de donner d’autres romans, tout au plus d’apporter des rajouts au dernier ! En réalité il était préoccupé par la réflexion philosophique et travaillait à sa future Substantialité, qu’il n’a pas eu le bonheur de la voir publiée. Le théâtre, par contre a constitué sa préoccupation permanente autant comme création dramatique que documentaire ou critique. Bouleversé lui aussi comme tant de Roumains par le nouveau régime politique d’inspiration soviétique instauré à la fin de l’année 1947 et par le proletcultisme - véritable terreur culturelle - il manque un temps d’arrêt sur lequel la critique roumaine s’est beaucoup interrogée ou a fait semblant de ne pas y apporter une réponse et finit par écrire un dernier roman, historique, pour éviter les sujets imposés, sur Bàlcescu, le héros des révolutions démocratiques de 1848 - seule concession au pouvoir communiste.