3.DOSSIERS D’EXISTENCES OU DE LA NOUVELLE NARRATIVITE

L’analyse que nous proposons ici est forcément celle du découpage, vue l’immensité de l’œuvre proustienne d’abord, la méconnaissance de l’œuvre camil-petrescienne ensuite, dont l’absence de traductions est en partie la cause. Ainsi nous arrêterons-nous sur le roman Madame T., traduit et publié en français et, si nécessaire, sur La dernière nuit d’amour, première nuit de guerre, (qui n’est pas encore publié en France). Fidèle aux termes-concepts que l’auteur roumain a expressément utilisés, nous aborderons la présentation de ses romans en nous y référant sans cesse, comme dossier d’existences, lucidité, sincérité, anti-calophilie, authenticité, substantialité, etc. Commençons par le premier- qui serait la traduction d’une vision romanesque fondée sur le vécu et sa transfiguration littéraire ; il laisse place à l’idée de « document de vie » mais pas dans l’acception que lui donnent les défenseurs du naturalisme rejeté par notre écrivain.

Esprit bouillonnant, novateur, Camil Petrescu ne peut qu’adorer le phénomène de rupture que représente l’écriture proustienne. Car Marcel Proust, c’est bien connu, a révolutionné les Lettres françaises par l'éblouissante expérience esthétique qui fait de la Recherche du temps perdu l’événement le plus remarqué et le plus remarquable de la première moitié du vingtième siècle (comme le dirait Camil, bien avant André Maurois). Son admirateur roumain procède à sa propre « révolution » d’une façon originale : il ne peut pas se mettre en scène comme narrateur (ce serait copier vulgairement le Narrateur), mais il peut être l’instigateur de la narration. Il propose en conséquence à ses personnages de lui écrire leurs histoires vécues. Et pour pousser la mystification, il ajoutera à ces deux chapitres un dossier concernant le poète suicidé – Ladima - dossier fait d’articles de journaux, voire de poèmes écrits par Ladima auxquels le lecteur joindra mentalement les lettres lues par Fred dans le lit d’Emilie, la femme indigne aimée par le poète disparu.

Le canular est parfaitement réussi puisque le critique Eugen Lovinescu - de sa voix, qui est la plus autorisée à l’époque en matière de littérature roumaine moderne souhaite une vibrante « bienvenue » dans les Lettres roumaines à cette... romancière encore inconnue dont une revue (il s’agit de Cetatea literarà -« La Cité Littéraire ») venait de publier un premier fragment sous la signature d’une mystérieuse « madame T. » !

Camil Petrescu se réserve le seul droit d’intervenir dans les notes en bas de page. Fumisterie ? Nécessité, pourrait-il répondre, outil indispensable exigé par une esthétique de l’authenticité, terme qu’il impose et qui caractérise sa pensée créatrice. L’authenticité est un concept lié, chez Camil Petrescu, au véridique, à l’originel aussi ; les éditeurs de son œuvre, dans une collection des plus soignées, pour les années 1980, ont établi un véritable carnet de bord de l’écrivain où sont consignés d’une façon très succincte, tous les événements importants survenus en 1925-1926, années coïncidant avec le « temps intérieur » de Madame T. Ces notes brèves en disent plus long sur sa manière de travailler que toutes les explications de ses commentateurs. Il y a, à côté des titres de spectacles – cinéma ou théâtre -, des vernissages, des conférences, des rencontres littéraires, diplomatiques et politiques, sportives, des accidents d’avion et, généralement, tout ce qui a trait à l’aviation et, pour tous les jours datés, le temps qu’il faisait ; l’auteur préparait ainsi (lui qui a critiqué la « documentation » naturaliste) les « dossiers d’existences », comme il a nommé par la suite les histoires de ses personnages. Celui de Fred Vasilescu : diplomate et fou d’aviation, de Ladima, journaliste d’actualités, poète amoureux d’une actrice sans talent, de madame T., l’amour inaccompli de Fred Vasilescu.

En fait, il se décide à faire de la documentation peu après avoir publié des lettres signées « Madame T. » en deux numéros successifs de la revue « La Cité littéraire » et à la suite du succès qu’elles ont remporté de la part de la critique littéraire de l’époque. Fort appréciées notamment par Eugen Lovinescu, le fondateur du « modernisme », qui s’extasiait ainsi, convaincu de la paternité… féminine de ces lettres, dans un numéro-bilan de fin d’année de la même revue :

‘« Madame - car je ne pense pas qu’il s’agisse d’une substitution, même si par l’observation incisive et le réalisme des notations vous ressemblez à un homme - Madame, je prends la permission de vous souhaiter la bienvenue, au seuil de votre activité littéraire. Les journaux et les revues ont fait le bilan annuel des écrivains qui répètent depuis vingt ans l’accord mélodique de deux notes simplistes de cigale bucolique, versificateurs de chroniques rythmées, auteurs inactuels ou inactifs passés sous le projecteur de l’admiration coopérative pour - lorsqu’ils écrivent - ce qu’ils ont écrit et lorsqu’ils n’écrivent pas – pour ce qu’ils auraient pu écrire »...’

Le critique fait un passage en revue des dernières productions littéraires, celles de Mihaïl Sadoveanu qui « a répété l’histoire d’amour entre la fille du meunier et le vieux ou jeune riche du village et a refait tant et tant de fois le procès de la dissolution des classes opprimantes » ou celles de l’année qui venait de s’écouler « où Rebreanu s’est renouvelé et a tenté de ressusciter avec sa force créative et son souffle épique des civilisations disparues ». Bilan dans lequel on n’oublie personne, ni « le talent satirique de Braescu, ni sa préférée : 

‘« Au terme d’une année où la force d’analyse de Hortensia Papadat-Bengescu nous a donné les introspections de la « Romance provinciale » et la large fresque des « Vierges échevelées » ; au terme d’une année où Aderca a dissocié avec les antennes de son esprit des tentatives expérimentales et a stylisé avec grâce et subtilité (…) ; de toute cette année si riche et si variée, permettez-moi, Dame inconnue, de ne saluer que vous »…’

Eugen Lovinescu, en sa posture de critique militant pour la modernité tout en restant objectif, prend bien soin d’expliquer son enthousiasme et son choix :

‘« Et si je ne salue que vous, Madame, ce n’est pas parce que votre littérature aurait surpassé celle des autres par sa qualité ou par sa nouveauté : dans l’eau nacrée que frappe votre rame était passée depuis longtemps la galère d’une autre romancière grâce à laquelle notre littérature rurale a jeté des ponts en argent vers la littérature de l’Occident et qui, à la lumière de l’analyse, est descendue dans les sombres galeries de la conscience féminine. »’

En cette nouvelle prosatrice, le mentor de « Sburatorul » pense découvrir une nouvelle romancière moderne dans laquelle il salue « seulement les doigts de l’aurore dessinés sur les portes de la Vie, je salue là le miracle éternellement impressionnant de l’éclosion du talent. ». C’est une émotion :

‘« que j’ai certes éprouvée d’autres fois, mais la voilà qui monte à nouveau… Moment impressionnant, chargé d’incalculables possibilités, où l’on ne peut qu’être touché, comme devant la conversion miraculeuse de la matière inorganique en organique. Mon hommage, Madame, ne va pas à l’écrivaine dont je ne connais pas les possibilités, mais à ce moment précis et unique du passage du talent sur le méridien de la vie. Pour moi il est incontestable, mais la trajectoire de son développement est cachée à l’ombre de l’avenir et de la discipline de votre travail. Voilà pourquoi, j’aimerais que vous lisiez dans ces lignes, non seulement un salut mais aussi une obligation. 31 déc. 1925»’

Fidèle à lui-même, le critique encourage toute initiative moderniste, comme il l’a fait pour Hortensia à qui il rend d’ailleurs hommage clairement - en la nommant - ou en le suggérant. Retenons que cela se passe à la fin de 1925 et que le chef d’œuvre qui couronne le cycle Hallipa ne paraîtra que deux ans plus tard.

Il semblerait qu’à partir de ce moment, Camil Petrescu se mette à amasser le « matériau » de son futur roman dont il ne se décide à parler publiquement qu’en 1932, année où il dévoile également la paternité des lettres de Madame T. (au sein du cercle littéraire même de Lovinescu !) qu’il fréquente jusqu’à la brouille avec le Critique ). Il faut remarquer qu’à la date où Camil Petrescu fait paraître les fragments signés par Madame T. dans la « Cité littéraire », il n’est connu dans les Lettres roumaines qu’en tant que dramaturge et poète (en plus du polémiste acerbe !) : en 1923 étaient parus aux éditions Cultura Nationalà ses premiers poèmes inspirés de l’expérience de la guerre, sous le titre « L’Idée. Le cycle de la mort » et deux seulement de ses pièces Âmes fortes (ou la folie d’Andrei Pietraru) aux Éditions Casa Scoalelor et Mioara aux Éditions d’État. Il avait également écrit les pièces Danton et La danse des mauvaises fées. Mais de romancier, point d’écho ! Il criait déjà haut et fort que dans une société traditionnelle comme l’était encore (à son goût) la société roumaine, on ne pouvait pas avoir une production romanesque moderne digne de ce nom. Dans un article intitulé «Pourquoi n’avons-nous pas de roman ?  » publié par « La Vie littéraire »/ « Viata literarà », II, n° 54 du 4 juin 1927, Camil Petrescu laisse exploser une révolte ironique qui est d’ores et déjà son empreinte polémique indélébile : « On ne peut pas faire de roman et pas de littérature non plus avec des héros qui mangent cinq olives en trois semaines, qui fument une cigarette en deux ans, à la buvette d’un hameau de montagne et à la fermette aux trois poules d’un instituteur du fin fond de la Moldavie. La littérature suppose, bien évidemment, des problèmes de conscience. Il est nécessaire en conséquence de pouvoir vivre dans une société où les problèmes de conscience seraient possibles »… On suppose que les problèmes du roman le préoccupent au plus haut point, ces prises de position, dans sa manière de révolté perpétuel, en sont la preuve.

Au fonds Saint-Georges de la Bibliothèque Centrale d’État de Bucarest se trouve le texte manuscrit datant de 1931 où l’auteur présente le sujet de son futur roman avec des personnages dont les noms ne sont pas encore définitifs : « Par un après-midi d’août torride, Fred Vasilescu (le fils du grand industriel Vasilescu-Lumânàraru de Dernière nuit d’amour, première nuit de guerre), ne trouvant pas ses amis chez eux, est tenté d’attendre la fraîcheur du soir dans la chambre à coucher d’une vague artiste, beauté blonde, plantureuse et commune. Après avoir épuisé tout son arsenal technique et n’avoir suscité qu’une impression assez moyenne, la femme essaie de pimenter la rencontre avec l’histoire d’un amour dont elle avait été l’héroïne. »

Si l’on se fiait à cette « courtissime » présentation du sujet, on serait sûrement tenté de croire être en présence du plus classique des romans d’amour (sinon des romans érotiques !) et il est vrai que l’une des nombreuses rééditions que ce roman a connues s’est faite sous le couvert de la collection « Romans d’amour ».