4. LE ROMAN DE MADAME T.

Le lit de Procuste (titre auquel le traducteur et l’éditeur français ont préféré Madame T., d’abord pour éviter un titre qui existe déjà dans la littérature française), est avant tout, selon l’incontournable définition de son propre créateur, un « dossier d’existences » écrit de la façon la plus sophistiquée. Camil Petrescu l’a affirmé par la suite plus d’une fois et pas seulement pour la beauté de la formule. Le livre comprend quatre parties bien distinctes : en premier viennent les lettres signées par Madame T. ; la deuxième, qui est aussi la plus longue, est l’histoire de cet après-midi du mois d’août que Fred passe dans le lit de la pulpeuse Emilie où il apprend la tragique fin de Ladima ; la troisième partie est constituée par l’épilogue n°1 qui appartient encore à Fred Vasilescu et, enfin, la dernière partie, l’épilogue n°2, « raconté par l’auteur » cette fois, alors que jusque- là, au cours des 359 pages précédentes, il n’a fait qu’intervenir par-ci par-là, et uniquement dans des notes en bas de page.

Dès la première page, le lecteur est averti ! Il n’a pas sous les yeux un roman facile à lire ; après la première phrase de la lettre dont il vient de commencer la lecture, il est déjà renvoyé en bas de page pour la première note de l’auteur. Celui-ci en profite pour donner quelques « éclaircissements » : à savoir comment il a réussi à entrer en possession de ces lettres, qui en est la signataire, quelle est la personnalité de cette dernière, bref un petit roman dans le roman, presque un jeu de poupées russes, très bien mené, si juste que le lecteur ne peut ne pas s’y prêter avec plaisir.

A cette femme fascinante qui n’est autre que Madame T. - être au charme ineffable- notre écrivain demande d’abord de jouer dans une de ses pièces ; lorsqu’elle refuse, par « horreur de l’exhibition », il la convainc de mettre par écrit son histoire pour éviter que ne se perde « tout un univers d’expériences et de beauté que son ineffable délibéré rendait inutile. » Non sans difficulté, car Madame T. continue de se montrer réticente et de mettre en avant son manque de talent d’écrivain. Occasion pour l’auteur (de la note en bas de page !) d’exprimer tout son mépris pour le beau style et de déclarer que la seule condition de l’écriture est la sincérité du narrateur :

‘« - Enfin, soyons sérieux, comment voulez-vous que j’écrive ?

J’ai senti que je devais me montrer catégorique.

-En vous mettant devant un cahier, en prenant un porte-plume et en étant sincère avec vous-même jusqu’à la confession » .« Le beau style, Madame, est le contraire de l’art…Comme la diction au théâtre, la calligraphie dans les sciences. » (M.T.,p.12)’

Devant l’air révolté de son interlocutrice, il utilise un dernier argument qui est sa définition (à lui !) de l’écrivain : « C’est quelqu’un qui exprime par écrit, en s’engageant à être sincère, ce qu’il a senti, ce qu’il a pensé, ce qui lui est arrivé au cours de sa vie et ce qui est arrivé à ceux qu’il a connus ou même à des objets inanimés. Et tout cela sans se soucier le moins du monde d’orthographe, de composition, de style ou encore de calligraphie » (p.13)

Madame T. écrira finalement trois lettres représentant une trentaine de pages, malgré son « refus de s’extérioriser », et où elle fait preuve, effectivement, d’une grande sincérité car elle y dévoile son âme meurtrie par un amour à sens unique pour X. Admirée par tous les hommes pour sa beauté, sa distinction, son élégance physique et spirituelle, sa retenue et son intelligence, ses gestes simples mais exquis, Madame T. souffre « presque mortellement » à cause du mystérieux X, qui apparemment ne l’aime pas ou plus, et elle s’interroge :

‘« L’amour n’est-il donc qu’un simple jeu de hasard ? Et s’il apprécie vraiment en moi la femme dont le cœur est resté face à face avec le sien, alors pourquoi m’arrive-t-il ce qui m’arrive, pourquoi vivons-nous, lui et moi, dans des milieux si différents, occupés à jouer définitivement notre Vie quand nous avons, invisible et intense, le même cœur, comme deux frères siamois la même poitrine ? »(Madame T. p.30).’

Intrigué par le mystérieux X. et par cette relation peu banale, notre auteur finit par le découvrir et par le pousser à écrire, lui aussi, après plusieurs tentatives de diplomatique persuasion. L’auteur devine dans sa personne, comme dans le cas de Madame T., un être d’exception : « non seulement parce que sa conversation donnait cette impression unique d’authenticité », mais aussi parce que « tout ce que je savais de sa vie, de ses relations, de ce qui faisait de lui un véritable représentant de la société roumaine d’aujourd’hui, me donnait le sentiment qu’il pourrait révéler des choses d’un intérêt documentaire peu banal » et :

‘« C’est seulement lorsque je l’ai connu de plus près que j’ai compris pourquoi Madame T. l’a tellement aimé, pourquoi elle a tellement souffert à cause de lui. C’était moins pour sa beauté virile et sportive que pour une sorte de loyauté et de délicatesse, une certaine manière de vivre la sincérité qui ne séduisaient pas seulement les femmes mais lui valaient aussi l’admiration de leurs maris: ils pouvaient bien souffrir comme elles à cause de lui mais pas le haïr. » (idem,p.39)’

Fred Vasilescu (désigné par Madame T sous la lettre X ) est le signataire du récit qui forme la deuxième partie du livre, intitulée Par un après-midi du mois d’août. A elle seule, cette partie pourrait déjà former un livre, car s’il ne s’agit, dans le temps de la narration, que d’un seul après-midi, son évocation s’étend sur presque 300 pages dans lesquelles nous sont présentées plusieurs vies et... une mort. Rien ne laisse prévoir l’incroyable découverte que Fred va faire par cette journée torride de mois d’août où les amis sont absents, partis en vacances, les rues vides, les rares personnes restées à Bucarest - ville à peine supportable sous la canicule comme toutes les villes de plaine - enfermés chez eux, derrières des portes et des fenêtres calfeutrées de papier bleu foncé, seule manière d’éviter le soleil. Après avoir déjeuné avec deux écrivains et après avoir trouvé porte close chez des amis qu’ils ne tenait pas absolument à voir, Fred repart d’un pas vagabond dans cette après-midi du mois d’août qui « a la touffeur paisible d’un harem endormi aux heures de la sieste ». Envahi par un désir passager (« je commence à sentir mon corps, je mangerais bien des pêches et j’aimerais pouvoir regarder une hanche de femme bien galbée, à la peau fine et blanche qui vous colle au creux de la main »), il va sonner à la porte d’Emilie, jeune blonde « bien en chair et en os » et actrice médiocre - à certaines heures. Dès les premiers mots de la présentation que Fred nous fait de cette vague actrice à l’attitude « grave et imposante », jeune femme qui « ne met pas plus d’un quart d’heure pour enlever sa robe » (…) cette fille aux cheveux blonds ou plutôt décolorés, grasse et vulgaire»... contente de voir Fred, sachant qu’elle pourra lui extorquer au moins le prix d’une paire de chaussures, nous pressentons un décalage entre le portraitiste et son objet, décalage qui est mis en place ainsi pour orienter tout le reste de la lecture.

‘« Emilie cherche toujours le contact - c’est un mot de son vocabulaire - avec les jeunes gens de la bonne société, parce que ce sont eux qui « lancent » les femmes, c’est à dire qu’ils les conduisent dans les parties de plaisir où elles ont des chances de tomber sur le vieux banquier décrépit qui leur versera ensuite une subvention mensuelle » (p.55). ’

Sans concession aucune, Fred raconte en détail son intimité avec l’actrice qui vient de lui offrir un échantillon de mauvaise interprétation théâtrale, poussée par Valérie, sa sœur et bonne à tout faire dans cette maison où elles vivent seules.

« Il est comme évident que toute la conversation que nous avons eue jusqu’à maintenant n’a été qu’un épiphénomène et que nous en arrivons au fait » mais Emilie est incapable de modulation (« je comprends mieux combien elle manque de ressources » se dit mentalement le narrateur), elle ne sait pas plaisanter – cela pourrait être une entrée en matière !- ou, pire encore : « elle doit avoir la plaisanterie vulgaire ». Le portrait de l’artiste continue dans la note sévère :

‘« Emilie ne sourit pas car elle est trop grave. Sa beauté calligraphique est décidément injectée, pour rester ferme. En un sens, elle est désarmée car elle ne possède aucune des armes de la féminité, destinées à farder les situations délicates. Ou plutôt non, elle les possède sans aucun doute mais la brutalité que je mets à lui aggraver la situation, la cruauté avec laquelle je me suis mentalement accroché à son masque sévère et à sa sentimentalité de tout à l’heure me font rester amorphe en l’acculant à sa vérité de femme qui se donne sans aucune justification spirituelle, pour des raisons tout à fait étrangères à l’amour. »’

On comprend, au travers de ces jugements sévères et de ces réflexions mentales impitoyables sur Emilie que l’intérêt que lui porte Fred ne pourra pas durer. Sauf si elle a la bonne idée d’inventer un amusement supplémentaire : lui parler de ses adorateurs, de son fiancé.

‘« Je commence à avoir quelque sentiment de mon propre pouvoir…Cette femme qui ment à tous les hommes est sincère avec moi, je veux dire indiscrète, elle ne cause que parce que mon indifférence l’a arrachée à sa routine… Autrement, son mépris pour autrui doit être sans borne car elle est si convenablement robuste et massive qu’elle semble nourrie de son mépris pour les gens »…’

Pour tromper l’ennui et puisqu’il est décidé à attendre la fraîcheur du soir avant de quitter cette demeure, Fred feint la curiosité pour les amours passées d’Emilie. Elle lui présente, après l’évocation de son actuel fiancé, toute une « histoire » enfermée dans une boîte « pleine de lettres et de souvenirs en tous genres, coupures de journaux et autres petits riens ». Emilie choisit elle-même une liasse assez massive de lettres, « entourée d’un ruban rose noué en croix », par-dessus lesquelles on avait « disposé avec un soin méthodique une photographie destinée à en indiquer le contenu, comme l’étiquette-réclame que l’on colle sur les paquets de biscuits ». Lorsqu’on apprend, en même temps que le narrateur, qu’il s’agit des lettres envoyées à Emilie par un poète et journaliste – Demetru G. Ladima - qui s’est suicidé (« pour elle » ?) et que notre narrateur connaissait, on mesure tout le bouleversement que cette découverte produit dans l’esprit de Fred. « Je regardais la photographie avec la stupéfaction et la terreur avec laquelle on examine une feuille d’examen sanguin positif ». Une source supplémentaire de mépris apparaît, malgré les « atouts » picturaux du corps nu d’Emilie :

‘ « Elle a le haut du ventre pris dans un corset de graisse robuste, comme la Vénus de Rubens, et qui ne se détend un peu que lorsqu’elle est sur le dos. Et Ladima aurait pu aimer cette femme à la respiration bruyante qui est près de moi et qui me tient chaud, maintenant, comme un oreiller trop rembourré ? » (MT, p. 85)’