III.B) LE MODELE PERDU ET RETROUVE

Le cas littéraire « Camil Petrescu » est dans un premier temps une véritable aubaine pour le comparatiste comblé par le nombre d’allusions de l’écrivain roumain à Proust ; dans un deuxième temps et surtout à l’analyse détaillée de la création camil-petrescienne une évidence s’impose : on est devant un auteur original qui n’a pris chez M. Proust que des suggestions qu’il a transformées, passées au filtre de son talent. Il n’est pas superflu de rappeler qu’à ce point, notre auteur roumain illustre parfaitement le rôle du lecteur actif, celui qui lit et réfléchit en même temps. Jauss disait que « L’histoire de la littérature est un procès de réception et de production historique qui s’accomplit dans l’actualisation des textes littéraires par le lecteur qui lit, le critique qui réfléchit et l’écrivain qui produit du nouveau ». Camil cumule les trois fonctions à lui seul illustrant à merveille le bien fondé des propositions d’un comparatiste français comme Yves Chevrel qui, tout en rappelant le sens originaire de réception (dans l’aire germanique), a suggéré de réévaluer le terme :

‘«[Il] est emprunté à l’allemand et doit être dégagé de cette acception, de toute connotation impliquant une absence d’activité ou une attitude attentiste. Rezeption connote en effet une volonté de s’emparer de quelque chose, de le prendre (conformément à l’étymologie « capere ». Il paraît donc indispensable, si on veut garder le terme en français, de le présenter, (de se le présenter) comme renvoyant à une activité d’appropriation. » ( Champs des études comparatistes de réception. Etat des recherches in Oeuvres et critiques, XI, 2, 1988 pp.147-160).’

Sans refaire une leçon théorique des « influences », nous-nous contenterons de mettre en évidence les segments d’interférence, les tentatives d’approche et de distanciation. Une relation complexe d’appropriation et détournement qui, mise à nu, devrait d’une part permettre de dresser des ressemblances ou des reconnaissances concernant la forme comme la matière des romans en questions et d’autre part de dégager l’unicité de la création de Camil Petrescu et la façon dont il l’organise. Notre analyse est modulée sur le mouvement de va-et-vient que l’écrivain roumain a, lui-même, entrepris dans sa réception de l’œuvre proustienne, se plaçant tantôt dans une posture d’invention, tantôt d’interprétation du modèle. C’est comme si Camil voulait faire chemin ensemble, avec Proust, mais aussi chemin seul...C’est du moins la suggestion que nous voyons dans cette double analyse que fait son héros-narrateur (de lui-même et de Ladima), porteur aussi d’une double souffrance. Applique-t-il ainsi la leçon proustienne explicitée dans les pages de Du côté de chez Swann ? On se souvient de ce qu’est l’art du romancier pour Marcel Proust :

‘« La trouvaille du romancier a été d’avoir l’idée de remplacer ces parties impénétrables à l’âme par une quantité égale de parties matérielles, c’est-à-dire que notre âme peut s’assimiler. Qu’importe dès lors que les actions, les émotions de ces êtres d’un nouveau genre nous apparaissent comme vraies, puisque nous les avons faites nôtres, puisque c’est en nous qu’elles se produisent, qu’elles tiennent sous leur dépendance, tandis que nous tournons fiévreusement les pages du livre... ? Et une fois que le romancier nous a mis dans cet état où comme dans tous les états purement intérieurs toute émotion est décuplée..., son livre va nous troubler à la façon d’un rêve plus clair que ceux que nous avons en dormant et dont le souvenir durera d’avantage... » (A la Recherche, I, p.83).’