a) L’ESPACE DE LA NARRATION

L’espace de la narration se confond avec l’endroit de la découverte qui est doublée intimement par la recherche que mène Fred pour apprendre, donc pour connaître, il se limite à ce lit dans lequel Fred fait la lecture des lettres dans l’ordre où elles avaient été écrites (et envoyées) à leur destinataire. Dans une prise en compte narratologique, il faut admettre l’ambiguïté du plan spatial et du plan temporel : s’agit-il de la narration des faits contés à mesure que le narrateur de CP les découvre lui-même ou bien d’un autre moment, celui où il les relate à l’intention de l’écrivain ? Une première lecture, celle que ferrait un public non-averti, permet de comprendre la substance « épique », c’est-à-dire tout ce que l’auteur doit à la tradition littéraire ( un certain dramatisme, le soin de rendre le récit vivant, la tentation de typologie : Emilie -la médiocre (tant comme actrice que femme), madame T.- la femme idéale, Ladima -le poète « maudit », etc.

Le lit ou l’après-midi – sont les repères principaux de ce qu’exprime couramment la formule « espace de temps » et que nous indique l’auteur du livre par le titre du roman et par le (sous-)titre du manuscrit de Fred (Par une après-midi du mois d’août).

Les « lettres retrouvées »- formule traditionnelle romanesque- sont les accessoires de ce lieu de la narration, une narration pourtant assez statique où le seul mouvement est celui des intentions des personnages. Ainsi Emilie, fière d’avoir trouvé le « truc » pour retenir l’amant payant, multiplie ses bonnes volontés (des commentaires, du café et d’autres plaisirs encore!). Le passage suivant est éloquent pour l’attitude de chaque personnage du récit :

‘« Je prends une autre lettre et je lui demande en guise d’entrée en matière :- Quand il t’a écrit celle-là ?
- Je sais pas, fais voir. Elle se penche sur moi et la pointe de son sein me touche l’épaule… Elle cherche, perplexe.
« Ma chérie, ma chérie,
Je suis passé chez vous vers onze heures et demie et Valérie m’a dit que tu dormais encore… Je l’ai priée de ne pas te réveiller car tu avais bien mérité de dormir. J’ai été si heureux, Emy, à mon fauteuil d’orchestre, surtout après toutes les émotions de ces derniers jours… Ils ont failli retirer deux fois la pièce… Et quand j’ai vu, hier soir, après une si belle journée d’automne, qu’il se mettait à neiger, je me suis senti désespéré, tout d’un coup…Je suis même étonné qu’il y ait eu cinquante ou soixante personnes. Mais si avec une pareille salle tu es applaudie en pleine scène comme tu l’as été, ça veut dire que tu es une artiste exceptionnelle… Il y avait des larmes dans tous les yeux lorsque tu as crié, le visage grimaçant de douleur, les poing crispés, la poitrine projetée en en avant… »’

Emilie explique « pleine d’importance mais très calmeet c’est justement ce qui lui donne cette impression de suffisance  »ajoute le narrateur en grossissant le trait : « -C’est quand j’ai débuté au National dans «  Le secret de Maman  » .

Suffisance alternant ici avec l’explication de Fred, qui, en spectateur, se souvient que si public enthousiaste il y avait ce jour-là, il était uniquement composé par les amies de l’actrice. Lorsque Emilie s’empresse d’ajouter« J’avais un manteau de vison… Ill’avait vu », Fred commente pour nous : « Emilie veut probablement parler d’une imitation en peau de chien »et reprend la lecture du billet :

‘« … J’ai vu partir A. L.Ciprian et les autres. J’aurais été si heureux de boire un verre de vin avec toi pour fêter cette soirée que nous attendions depuis si longtemps… Je souriais tout seul, je souriais intérieurement à cet espoir… Valérie me dit que tu étais si fatiguée que tu t’es couchée sans même manger. Chère Emy, je te laisse ici un petit cadeau…C’est une petite croix que je tiens de ma mère. Je voudrais marquer comme ça cette soirée triomphale…Je ne me serais jamais séparé d’elle mais à ton cou elle garde toute la beauté du geste qui m’en a fait cadeau. Maman serait heureuse de savoir que c’est toi qui la portes. Je te baise mille fois les mains, G.D. Ladima » (MT,p.140)’

Le commentaire de Fred ponctue les fragments épistolaires par des monologues intérieurs, parties d’un tout qu’est la représentation de son moi intérieur :

‘« J’ai senti mes yeux se mouiller…Je suis bouleversé. Mais, tout comme en cas de guerre, lorsque deux citoyens d’un même pays se rencontrent à l’improviste en territoire étranger et doivent, pour ne pas se trahir, garder le silence, garder l’anonymat et s’ignorer, je souris d’un air indifférent pour ne pas éveiller les soupçons d’Emilie. J’ai tant de choses à apprendre… » (idem, p.140)’

Les commentaires d’Emilie viennent compléter le dossier mental que Fred utilisera pour coucher ensuite l’histoire sur papier. L’événement évoqué dans le « mot » du poète revient à présent dans l’esprit de Fred et qui se souvient pour lui, mais aussi pour son destinataire (et, pourquoi pas, pour nous, lecteurs) :

‘« Je l’avais vue moi aussi quelques jours plus tard dans « Le secret de maman ». Ca m’avait rendu malade. Elle étalait sur scène une souffrance indécente, presque physique, qui est aux yeux d’Emilie ce que l’on fait de mieux au monde, de même qu’un boxeur à la nuque hypertrophiée par les coups croit que ses muscles sont tout, qu’ils représentent l’idéal de toute civilisation... »’

Et à nouveau Fred, spectateur converti à la duplicité, remarque l’impassibilité d’Emilie pour ce début de drame et pour son protagoniste:

‘« Elle tire lentement sur son fume-cigarette en écaille rouge.
-Quel tracas j’ai pas eu cette fois-là ! Naé Gheorghidiu m’avait fait savoir qu’il viendrait chez moi entre six et huit, en rentrant de la Chambre ».’

Il faut un certain sang froid à ce spectateur malgré lui surtout lorsque Emilie raconte ses aventures amoureuses avec des proches de Fred (Guéorguidiou):

‘« Je suis stupéfait, je tressaille en entendant ce nom mais je me reprends aussitôt sinon je n’apprendrai plus rien. Émilie est capable de sincérité mais seulement lorsqu’elle est obligée de bavarder pour pouvoir retenir, par intérêt, un homme qui ne l’apprécie guère par ailleurs. » (p.140)’