b) LE PERSONNAGE FOCALISATEUR

Le récit de cet après-midi passé dans la chambre d’Emilie que l’on pourrait convertir en « espace artistique » (Lotman) se présente comme celui d’un personnage « assumant la description » (Hamon) ou d’un personnage focalisateur dontFred remplit le rôle à merveille. Par son truchement, on obtient du personnage, tout comme dans l’analyse que Ph. Hamon nous propose sur un fragment de Flaubert, une fonctionnalité narrative (c’est lui qui organise les moments du récit, qui organise la mise en scène) ; le lit d’Emilie devient scène de la narration, mais aussi, à un autre niveau, un « opérateur de classement », comme le titre roumain l’indique d’ailleurs ( Philippe Hamon, Introduction à l’analyse du descriptif, p. 250 et suivantes).

‘« -D’habitude Ladima (elle les appelait tous par leur nom de famille et cette familiarité avec leur nom social semblait plus pénible encore) ne venait jamais le soir tard… Il venait plutôt le matin ou d’autres fois tout de suite après le repas… La plupart du temps il venait en fin d’après-midi et alors on allait au cinéma ou on restait à la maison… Je te le dis franchement, j’aime pas beaucoup les types qui se cramponnent. J’y mets vite le holà. Mais j’avais pitié de lui. Il venait justement de se pointer et pas moyen de le faire décamper… C’était déjà six heures et j’étais désespérée, parce qu’on s’attendait à voir arriver Gheorghidiu d’un instant à l’autre. » (idem, p.141)’

Actrice médiocre sur la scène, Emilie finit par être convaincante pour son « fiancé », mettant en place une stratégie vulgaire pour se débarrasser de Ladima et qu’elle se fait un plaisir de raconter :

‘« -Alors j’ai pris les devants et je lui ai dit que nous attendions quelqu’un de Bârlad, le régisseur de notre petit domaine…(elle baisse la voix par manière de parenthèse rouée). Je lui ai dit que nous avions un petit domaine du côté de Bârlad et qu’on devait discuter le contrat… En arrivant, Gheorghidiu a été très agacé de le trouver ici… mais je l’ai fait passer tout de suite dans la chambre et lui, il est resté avec Valérie. Tu vois, la porte est en bois et on n’entend pas à travers… Pour ce qu’on avait à se dire… » (p.141)’

Détails scabreux, et menues vulgarités viennent relever le récit d’Emilie à travers lequel le narrateur observe et dissèque sans complaisance la femme en posture de coupable et désignée comme telle dès que le seuil de sa porte a été franchi. Gestes, attitudes et langage trahissent la nature du personnage que le narrateur a place du côté négatif dans une axiologie qui se dessine peu à peu. Le dramatisme de l’histoire racontée supplée à l’immobilité de la scène. En affectant toujours le détachement, Fred continue, en passant de la conversation d’Emilie au souvenir déclenché par un détail surgi d’une lettre, d’un billet ou d’un commentaire d’Emilie, à évoquer mentalement l’autre Ladima, l’homme qu’il a connu sous un autre jour. Nous sommes en présence d’un perpétuel glissement de plans narratifs auxquels correspondent des sentiments contrariés. Une tristesse profonde envahit l’âme de Fred au fil de la lecture des lettres, car il réalise la monstrueuse duplicité d’Emilie face à l’amour sincère que Ladima gaspille pour l’actrice en se rendant ainsi irrévocablement ridicule. Fred se trouve ainsi placé par l’auteur dans ce cas de figure de personnage délégué à la description, selon l’appellation de Philippe Hamon et qui caractérise parfaitement ce voyeur-médiateur, comme nous venons de le voir dans les nombreux exemples cités. Le protagoniste du roman de Camil Petrescu englobe le « je acteur de son passé » et le « je écrivant » réalisant ainsi, ce que Ph. Hamon appelle « le dédoublement de l’actant » ; il agit, voit/remarque et rend compte : le verbe « voir » ( ou « regarder ») appartient au vocabulaire même de Fred :

‘«Depuis qu’elle a commencé à me raconter ça, elle s’est redressée. Mais sa tête ronde aux traits calligraphiques garde le même air absent. Elle est assise sur le lit. La jambe qui se trouve de mon côté est repliée au genou et soutient son sein gauche tandis que l’autre est allongée sur le drap blanc. (…) j’ai le sentiment qu’Emilie n’a jamais vu un lever de soleil (peut-être que je devrais l’emmener voler un jour, à l’aube), que ses grands yeux tranquilles n’ont jamais regardé une fleur, comme ça, pour rien, ( mais je me demande si je l’avais fait moi-même, avant de connaître madame T.). Je la regarde et je l’écoute » (M. T. p.142)’

La disproportions entre les deux partenaires (et personnages de ces deux récit parallèles) se creuse à mesure que la narration avance :

‘« Emilie se donne si facilement qu’il me semble étrange qu’on puisse faire tant de littérature pour aller au lit avec elle. Il est presque intolérable qu’un homme si sérieux, à l’allure de professeur, qui, tout démodé qu’il était, faisait à tout le monde une impression de réelle distinction, avec lequel on ne pouvait jamais plaisanter, se rende à la typographie, comme un petit fonctionnaire énamouré, dans le seul but de rendre un service à une élève du conservatoire. » (M.T.p.95)’

En enquêteur malin, Fred essaie d’obtenir des compléments d’information auprès d’Emilie, même au prix « d’une énormité » que la femme confirme. Le « supplément d’information » l’horrifie :

‘« J’en reste figé de stupeur. J’ai l’impression d’être en train de tâter de mauvaises étoffes. « Il s’est régalé une fois.» Je la regarde longuement. Emilie a donc conscience qu’elle représente un festin de chair ? Elle a la valeur de son animalité… et elle exploite ça froidement, avec méthode, de manière calculée ; elle s’intéresse à son sexe de façon vulgaire et appliquée, comme un paysan à ses produits et à ses greniers. Même si Ladima ne l’a pas aimée, ce qui est pénible c’est de penser qu’un homme comme lui ait pu écrire à une pareille femme sans songer un instant que cela pourrait se savoir et le compromettre…»’

Avec chaque lettre on mesure mieux la descente aux enfers de Ladima qui s’enfonce inexorablement dans une relation qui ne lui ressemble pas. « Comment cet homme si grave, si pédantesquement bien élevé et si incapable de la moindre familiarité qu’il se levait de table de peur que la personne venue lui parler ne demande à s’asseoir, comment cet homme a-t-il pu être aussi puéril ? On dirait qu’il n’est plus lui-même. »

Les fils de la vie de ce dernier s’entremêlent avec ceux de la vie de Fred ; grâce au souvenir provoqué par la lecture épistolaire, le narrateur sort des ténèbres la silhouette de Ladima, ses péripéties et ses souffrances qui réveillent à leur tour la propre douleur de Fred. Le narrateur se laisse aller au souvenir et, lucide, s’observe et analyse la mécanique du souvenir:

‘« Je fume beaucoup, absorbé dans mes pensées. En moi se réveille, appelée par la vie de Ladima comme s’appellent les spectres, ma propre vie que je comprime avec peine, douloureusement. Lorsque Emilie essaie de m’embrasser sur la bouche, ce que je ne lui ai jamais permis de faire, je reprends ma lecture. » (p.98).’

En retraçant le parcours de l’amitié qui le liait à D.G.L., Fred nous fait découvrir la personnalité de celle qui, par les hasards de la vie, a fait se rapprocher les deux hommes, Madame T., ainsi que l’amour hallucinant qu’il éprouve pour cette femme exceptionnelle.

Si nous reprenons les termes de l’analyse de Ph. Hamon, nous pouvons constater que le personnage voyeur, Fred, réalise pendant son récit une mise en miroir, formule qui a l’avantage de recouper celle de Camil lui-même : entre miroirs parallèles

Ainsi : la description de la beauté physique et spirituelle de Madame T. est toute aussi forte et riche en images éloquentes que celles qu’il prodiguait pour le portrait d’Emilie, mais dans un registre positif, superlatif ici (voir la description toute en détails, pages 309). Dès leur première soirée où Madame T., engagée comme architecte d'intérieur, lui livre le studio nouvellement aménagé par ses soins, Fred est charmé par la beauté délicate de la femme, par des riens significatifs comme: "sa main, qui sortait de la manchette de batiste blanche, m'a donné à plusieurs reprises l'impression d'un pâle pistil de lys blanc, géant." (M.T.,p, 308). Au premier moment de leur intimité, Fred se sent "profondément attendri" et l'étonnement lui enflamme les joues devant l'image que lui offre la jeune femme aux "yeux limpides mais néanmoins pleins d'inquiétude qui réclamaient une inutile et puérile compassion" et leur premier baiser, comme dans un romanesque de convention que sauve la fraîcheur des mots, scelle leur amour: "j'en ai bu toute l'inquiétude et toute la tendresse, comme un destin accepté".

L’effet que la présence de Madame T. produit sur le diplomate, l’homme apparemment à l’aise en toutes circonstances, est paralysant, d’autant plus que la jalousie, comme chez le Narrateur proustien, vient grossir, ici, l’amour :

‘« J’avais l’impression d’avoir de la fièvre, de ne plus être en contact avec les choses. Je n’aurais pas été capable de saisir le moindre objet avec ma main et autour de moi ce n’était plus des gens qui passaient mais des formes qui marchaient… Nerveux comme je l’étais, j’éprouvais le besoin de parler, même au prix d’un effort pénible » (M.T.p,256).’

Lorsqu’il se rend à une exposition « d’un groupe de peintres et de sculpteurs d’avant-garde… dirigée carrément contre l’art- même (A bas l’art !) » et qu’il y trouve Madame T. « entourée avec empressement et une sorte d’émotion par tout le groupe d’exposants qui jouaient pour elle leurs rôles d’hôtes bien qu’elle fût plus ou moins considérée comme étant des leurs »,du seul fait qu’elle se trouve là,

‘ « la salle tapissée de cartons était devenue pour moi, ce jour-là, le noyau central de Bucarest. Moi qui ne pouvais plus lui parler depuis si longtemps, j’éprouvais, du simple fait de la voir et de me trouver dans la même salle qu’elle, une espèce de fièvre intérieure » (M.T. p, 198) ’