c) UNE FORMULE NARRATIVE – LE FRAGMENTAIRE

Les personnages se dessinent graduellement, par fragments, par débris que le narrateur fait sortir, comme dans une fouille archéologique, des sédimentations de sa mémoire. Ils n'ont pas un contour précis ou préconçu; ils se laissent découvrir, ils surgissent d'une scène à l'autre, remplissant tantôt un rôle principal tantôt secondaire selon l'histoire racontée mais aussi selon l'auteur qui raconte les événements. La narration en acquiert un aspect comme de bas-relief, dans un jeu continuel d'apparition et d’escamotage, de premier et second plan. Le récit de Fred ne peut échapper au mouvement de bascule que lui imprime la réactivation, par la mémoire, du fait ancien, à cause de l'événement actuel, basculement du présent vers le passé. L'observation est valable, plus encore que pour la totalité du roman, pour l'épisode raconté par Fred Vasilescu qui excelle dans le mouvement de navette entre présent (de l'après-midi de mois d'août) et passé (de sa vie et des autres protagonistes du roman).

Se dessine, au fil de la narration de Fred, un mouvement d’alternances multiples où le narrateur de l’après-midi du mois d’août doit rester présent pour endormir la vigilance d’Emilie et s’absenter, par la pensée, lorsque le souvenir surgit et l’accapare entièrement. Replonger dans le passé est un moment fort, troublant, générateur d’une certaine volupté (en cela, Fred est proche du Narrateur proustien, comme nous le verrons plus loin). Le narrateur de Camil vit, par le souvenir, sa propre vie en alternance avec la vie passée de Ladima. Plusieurs « nœuds » de relations permettent de présenter les acteurs des deux histoires entremêlées. Le mouvement alternatif est décelable au niveau de l’intime du narrateur tout comme au niveau du récit,c’est-à-dire de ce qu’il vit et ressent tout comme de la façon de le raconter. Autrement dit, Fred vit (revit !) son passé amoureux et la méditation actuelle de ce passé. Le premier lui procure le délice de le revivre - le temps que dure le souvenir -, le second occasionne l’amère constatation des faits.

Il apparaît plus qu’évident (pour le lecteur familier de Proust, comme de C.P.) que ce procédé de l’alternance se substitue au caractère intermittent et à l’idée de fragmentation proustienne. D’un bout à l’autre du roman proustien, la ligne segmentée du successif peut constituer un tableau synoptique d’une prodigieuse variété, remarque Luc Fraisse qui présente, en appui, une liste impressionnante d’exemples relevés tout au long de la Recherche. « Fragmentaire, superposé, composite, autant de qualificatifs qui attirent l’objet vers une forme générale, qui s’adresse autant à l’intelligence qu’à l’imagination » (Luc Fraisse, Le processus de la création chez M.P. Le fragment expérimental, pp.10-20). Et qui font, peut-être, surgir l’idée de « cercle select » que partagent la plupart des lecteurs de l’auteur roumain comme de l’écrivain français ! Marcel Proust laisse, en effet, toujours croire à son lecteur qu’il est pris pour un interlocuteur intelligent, pour le véritable destinataire de ses messages.

Luc Fraisse, l’auteur de cette analyse fondée sur « le fragment expérimental » se réfère à l’aspect particulier de la narration du Temps perdu, mais en égale mesure à toute la création proustienne :

‘« en un autre sens, l’œuvre est constituée de fragments importés d’autres œuvres qui l’ont précédée (…) Le fragment qui se fait alors parcelle d’analogie, est le signe isolable et tangible qui montre une œuvre nouvelle esquissée chez un artiste différent » (passim, p.367).’

Le discontinu du récit de Fred nous semble, par ailleurs, s’inscrire dans une logique narrative qui prend en considération la lecture et son ennemi probable : la monotonie pouvant être générée par une certaine linéarité. D’autres moyens d’ordre stylistique concourent à cette même logique narrative. Ainsi on ne peut pas parler du récit de Fred sans mettre en même temps en évidence la plasticité de sa langue prolixe, parsemée d'images, (selon les conseils que lui avait donnés l’écrivain avant qu’il ne commence à rédiger son récit). Dans les passages cités apparaissaient déjà, de manière évidente, par la fréquence et par la force de suggestion, les comparaisons, les oppositions de caractères et physiques des personnages, l’antinomie continuelle du couple Ladima-Emilie. Et à mesure que la narration de Fred avance, son propre portrait moral se forge petit à petit, comme surgi d’un dualisme de vision, prend des contours clairs, se précise.

A ces qualités de la prose s’ajoute une tension du récit sans laquelle la narration risquerait de faiblir en intérêt. L’auteur a paré au risque d’une narration à la première personne, susceptible d’ennuyer le lecteur, par quelques réminiscences de roman classique identifiables ici et là, en plus de celles que nous venons d’énumérer plus haut. Significatif, en ce sens, reste l’épisode qui se passe au bord de la Mer Noire, dans une sorte de Saint-Tropez du littoral roumain, Movila. C’est toujours Fred qui raconte, qui se souvient plutôt, profitant d’une courte absence d’Emilie partie chercher des cafés à la salle à manger. Le passage se fait directement, le souvenir est net et clair et son récit plein de détails sur la « société » du coin, qui s’improvise avec une étonnante rapidité :

‘« C’est en cette année 1926, et en ce mois-là, que j’ai, pour ainsi dire, fait la connaissance de Ladima, un soir, vers minuit, à l’hôtel Popovici de Movila… C’est là que se rassemble toute la jeunesse, le soir, après qu’elle s’est grillée pendant toute la journée sur la plage étroite et sinueuse. Les femmes, à peu près anonymes le jour, tandis qu’elles sommeillaient, mollement allongées sur des draps blancs, en costumes de bain, toutes pareilles d’une certaine manière, telles des brebis dans un parc à bestiaux, ou semblables, si l’on veut, les unes à de jeunes conscrits, les autres à des « girls » d’opérette, devenaient le soir des « dames ». (M.T., p.105)’

Fred, protagoniste de son propre récit, est apparemment le jeune mondain riche, insouciant, roulant dangereusement au volant d’une voiture dont profite toute une bande de copains superficiels à la recherche des plaisirs qu’offre la vie nocturne en bord de mer, lorsque les femmes des plages, le soir venu :

‘« Habillées, elles reprenaient une silhouette personnelle, une biographie et un nom, généralement très connu, car à cette époque venaient à Movila la plupart de ceux qui faisaient la prospérité et la mondanité de Bucarest… »’

Se trouve, au même endroit une femme qui semble suivre Fred comme une admiratrice non-déclarée, motif de taquineries continuelles de la part de la jeune américaine, Mouthy (adolescente écervelée qui cache son âge), de la part des amis qui le traitent de "veau d'or" ou de l'actrice L. C. ; le narrateur joue à l'indifférent, au point de faire croire à son entourage qu'il ne connaît pas cette dame et que sa présence dans les parages l'agace. Il est en réalité la proie de terribles angoisses dès qu'il ne l'a plus sous les yeux, se prête à d'incroyables manœuvres pour pouvoir lasurveiller, tremble à l'idée qu'elle va accepter de danser avec des inconnus.

‘« Je sentais pourtant que si je ne me maîtrisais pas bien j’allais provoquer un scandale qui m’épouvantait d’avance car je ne sais jamais m’en tenir à un simple duel de répliques... (...) Je suis devenu plus pâle encore, non que son insulte m’ait touché… C’était sa façon de faire et personne ne le prenait au sérieux… Il y avait même parfois dans ses insultes une nuance d’admiration, comme cela arrive entre amis. L’expression « le petit veau d’or » était naturellement une allusion à ma richesse et, si l’on veut, à ma prétendue beauté ; en fait, un soupçon venait de me traverser l’esprit en un éclair puis s’était répandu dans mon sang comme le liquide d’une piqûre. J’ai fermé les yeux car mes mains s’étaient brusquement crispées ». ’

Invitée à danser par un des amis et membres de "la bande", la femme (Madame T.) ravive les tourments du narrateur qui se lance, par la même occasion, dans une nouvelle digression sur la danse.

La parenthèse digressive interrompt la linéarité du récit tout en s’y rattachant. Elle s’intègre ainsi à l’idée de fragmentation, au même titre que le procédé similaire décelé chez l’auteur de la Recherche. Dans ce fragment se loge un autre, de découpe en découpe, qui est celui de la description de madame T., de son corps dansant d’abord, de son visage ensuite, pour finir sur les yeux, le regard- chose ultime et essentiel du personnage.

‘« Elle n’a pas tout à fait le style à la mode, mais lorsqu’elle est sérieuse ses traits sont un peu durs, ce qui fait qu’elle semble parfois laide… Mais lorsqu’elle sourit - toujours d’un air vaguement douloureux - on dirait qu’elle passe à l’autre extrême, elle devient alors d’une féminité sans égale… Ses yeux bleus, presque violets, lorsqu’elle est joyeuse, couleur de prune veloutée d’autres fois, brillent tout d’un coup en même temps que le blanc de ses dents d’en haut, car elle a la bouche grande... Elle a un sourire qui se voit de loin dans une foule et l’individualise. »’

C’est bien la description d’un homme séduit autant par les attraits physiques que spirituels d’une femme peu ordinaire. D'un homme qui aime d’un amour fou, aux réactions aussi inexplicables que bouleversantes, à la limite du pathétique. En anticipant un peu sur notre analyse nous faisons remarquer que Fred se place ici en position de l’Artiste décrivant son objet et dont l’éloignement (la distance) accroît la netteté de la vision.

‘« Mouthy s’est versé un whisky et m’en a versé un aussi. Après quoi j’ai dansé avec elle, uniquement pour pouvoir changer de place en revenant...
Les gens des tables voisines nous regardaient d’un air indulgent et amusé, trop heureux, probablement, de pouvoir, le lendemain, sur la plage, en raconter « une bien bonne » de la bande de noceurs à Fred Vasilescou (ou de Fred Lumânàrarou, si vous préférez) et convaincus, assurément, que de telles distractions ne manquaient pas d’élégance. Moi, je souffrais. »’

Le narrateur de l’Après-midi du mois d’août ne semble éprouver aucune gêne en faisant des affirmations directes, pathétiques, comme ici. Se conforme-t-il ainsi aux « préceptes » que lui avait avancé l’auteur de notre livre (rester vrai, être sincère) ? Apparemment oui, puisque le dévoilement de son soi semble être le premier souci du personnage-narrateur qui se laisse porter par le flux de ses souvenirs comme nous le montre cet extrait :

‘« Peu de temps après, ils sont rentrés par le portail de bois aux barreaux délabrés, tous les trois. Lorsqu’ils sont revenus s’installer, de très bonne humeur, à leur table, madame T. s’est assise en face de moi… Je l’ai regardée avec fureur, droit dans les yeux, et alors elle s’est mise à trinquer ostensiblement avec les autres… Aucun de ses gestes ne m’échappait... ’

Le caractère dramatique de la scène révèle autant le dramaturge que le romancier qui parfait ici, dans le plus pur style « classique » le profil du personnage aux sentiments forts, prêt à se battre pour une histoire d’amour...

‘« Tout le monde avait remarqué, maintenant, de quelle manière pleine de défi je regardais, à califourchon sur ma chaise, les coudes posés sur le dossier, ceux de l’autre table. J’aurais voulu qu’un des deux hommes soit tant soit peu impudent pour pouvoir le gifler »...’

au caractère loyal et à la sensibilité profonde qu’il cache soigneusement sous de trompeurs dehors d’homme du monde. L’incident, tout en tension, fini par exploser et la scène se termine sur un mode plus calme par l’apparition inattendue d’un personnage absolument étranger aux événements, seul homme courageux et loyal de cet endroit., « quelque chose comme un musicien ou un docteur, à moustaches d’adjudant et manchettes tuyaux de poêle amidonnées ». L’homme, que Fred n’avait jamais vu avant : « m’a regardé avec dureté dans les yeux et m’a dit, d’une voix sifflante et forte, en me menaçant de l’index: - Monsieur vous êtes un goujat… Et si vous n’étiez pas soûl, je vous giflerais ».

L’affrontement finit, évidemment, par une provocation en duel. Le romanesque de la situation met en évidence l’anachronisme de ce personnage aux attitudes de don Quichotte, mais aussi, bien sûr, les sentiments hors normes que Fred éprouve pour la mystérieuse dame. Le duel n’aura pas lieu, grâce à l’intervention de Madame T. ;ainsi l’auteur nous épargnera-t-il un lieu commun :

‘« C’est comme ça que j’ai connu George Demetru Ladima dont j’ai appris alors par la même occasion qu’il était journaliste à Bucarest et maintenant, sous la photographie attachée par un ruban sur cette pile de lettres, j’ai l’impression de le découvrir dans sa tombe. Penser qu’il a aimé Emilie, les imaginer ensemble m’est aussi difficile qu’il me l’était, à l’école, d’additionner des chevaux et des oies. » (p.125)’

Le passage illustre parfaitement ce qu’il nous semble être un récit en cascade : la narration chute d’un plan à l’autre, d’un personnage à l’autre, induisant une certaine fluidité à cet ensemble fragmentaire. De la soirée en bord de mer on revient à Ladima, du sentiment du narrateur amoureux et jaloux à celui du camarade lucide (qu’il s’auto-découvre devant la photo du poète disparu). On peut y voir - avec Ph. Hamon- une délégation de fonctionnalité narrative : le personnage délégué, en occurrence Fred, a toutes les compétences exigées par l’auteur à réaliser l’organisation du récit.