d)« ENTRE MIROIRS PARALLELES » ET NARRATION OPPOSITIONNELLE

L’évocation de Fred continue sur le mode cruel de la mise en regard d’Emilie et de Ladima, opposant d’une manière si flagrante deux destinées. Et deux passions, celle de Ladima, mais celle de Fred également, en réalité deux drames dont les héroïnes sont, elles aussi, présentées en variantes féminines radicalement contraires. Cette situation narrative que l’on pourrait appeler oppositionnelle se réalise par de fréquents glissements de pans à l’intérieur de la propre narration de Fred. Avec quelques intrusions de l’auteur en appui. La vigilance du lecteur seule permet l’identification des « acteurs », la distribution des rôles pour une lecture optimale. Le lecteur est continuellement sollicité, entre les deux plans de la narration : l’actuel, où Emilie accompagne, neutre,

‘(« j’ai peine à croire qu’elle pense ou qu’elle s’ennuie car je sais qu’elle a atteint son but du moment que j’ai trouvé quelque chose d’intéressant chez elle ») ’

et celui du passé, un passé double, puisqu’il s’agit de suivre à travers la narration de Fred autant la vie de Ladima que la sienne. Aux plans multiples de narration correspondent, finalement, plusieurs « passés », une véritable stratification de verbes qui tout en ayant une forme grammaticale identique – le passé composé - se réfèrent à des tranches temporelles bien différentes. Le fragment suivant est riche de glissements entre réalités temporelles diverses sur un axe du présent ("aujourd'hui"), articulées par des excroissances temporelles se référant à "plus tard", "alors", etc. que nous aurons soulignées, se retrouvant finalement au carrefour de cette "date bien précise") : comme lorsque Emilie, commentant une des lettres qu’elle avait reçues de Ladima et qu’elle vient de relire avec Fred, s’exclame, énervée par le fait que son chevalier servant n’avait pas réussi à lui procurer un nouveau rôle : «- Des sornettes ! On était à la Saint-Dumitru que j’étais pas encore montée sur scène pour la moindre répétition. » ( Date aussi importante que l’est le 15 Août pour un Français, car dans la tradition roumaine, les fêtes du calendrier orthodoxe sont strictement respectées, dépassant en ampleur, les anniversaires).

‘« La Saint-Dumitru »…Il se forme à nouveau dans mon esprit comme un amoncellement de nuages. Si je pouvais penser, je me sentirais peut-être mieux, comme après une saignée » (n.s.)’

Pouvoir penser ou se laisser porter par le flux des souvenirs, aller de parenthèse en digression, goûter à nouveau au bonheur d’un amour qui n’est plus ?

« Mais non…un autre billet !
« Chère Emy,
Hier j’ai rencontré au théâtre l’auteur des « Âmes fortes » qui m’a dit qu’il ne te connaissait pas, mais qu’en principe il n’avait pas d’objection à ce que tu remplaces madame Filotti… Je lui ai demandé de m’écrire deux mots pour le metteur en scène, de lui dire que tu es faite pour ce rôle. Je sais que les auteurs ont le droit de choisir leurs interprètes…Par conséquent, tu joueras sans aucun doute après la Saint-Dumitru. »
(...) Elle m’explique le plus naturellement du monde, en me faisant signe de ne pas me déranger : - C’est Valérie qui nous apporte le café. (p.131)

Les nombreuses intrusions dans la narration représentées par les commentaires d’Emilie, par les dialogues ou, comme ici par la présence concrète de sa sœur, derrière la porte, suggèrent un dysfonctionnement. Dans la « chair » du récit, car il casse la linéarité à peine rétablie, comme dans l’entité des relations entre les protagonistes de la narration. Ces intrusions rappellent périodiquement la divergence des mondes qui se dessinent sous nos yeux, de ces vies qui restent parallèles sans jamais fusionner. Dans une approche plus technique on pourrait associer ces « découpures » aux « arrêts du personnage focalisateur » (de Hamon) nécessaires pour l’organisation du « système logique d’opposition » dans une logique générale du discontinu (ibidem, p.185 et suivantes).

‘« Emilie a mis ses babouches, elle a serré son kimono rouge sur ses hanches rebondies et elle a entrouvert la porte. Je me suis couvert jusqu’au menton. Elle a pris le plateau avec les tasses et les verres d’eau, puis elle est sortie. J’ai allumé une cigarette et je me suis demandé comme ça, bêtement, si Ladima s’est jamais imaginé de pareilles scènes." (M.T.p., 132)’

Les oppositions en plan narratif se retrouvent dans le plan strictement temporel ; ici, la même date revient comme une ouverture au souvenir :

‘« La Saint-Dumitru »…Je l’ai rencontré de nouveau plus tard mais sans rien savoir de ce que je sais aujourd’hui . Qu’il me semble étrange de rattacher mon existence passée à une autre et de les voir s’entrecouper, à une date bien précise  ! […] Voilà donc ce que faisait Ladima qui sortait pour moi du néant le 26 octobre , en ce jour où les fils de nos vies se sont une nouvelle fois entrecroisés. Il courait après les metteurs en scène du National."(c’est nous qui soulignons).’

Seul le cinéma, par ses moyens spécifiques, pourrait s’avérer aussi opérationnel que ce récit qui balade/balance son lecteur d’un personnage à l’autre, d’une vie à l’autre :

‘« J’étais allé au fossé avec ma « guimbarde », à la hauteur d’un terrain vague, à l’une des extrémités du parc Filipescu, du côté de l’avenue Dorobanti, bien après minuit. (…) Je pleurais – un coude sur le volant – la tête posée sur le dossier du siège. Quelqu’un s’est approché de moi et je me suis arrêté de pleurer mais sans relever la tête. » (p.132) ’

C’était l’homme de Movila avec lequel Fred s’était battu en duelA présent, l’homme, «on aurait dit un fantôme détaché de ce monde  ». La mémoire de Fred garde intacte les détails de leur rencontre, selon une loi qui veut que les moments les plus forts de la vie affective ne s’effacent jamais : « …Je ne saurais dire quelle joie m’a saisi, quelle sérénité stellaire s’est faite en moi à l’arrivée de cet homme qui m’avait déjà fait, à Movila, une impression de bravoure et de loyauté…»

Dans l’homme qui vient « de nulle part », comme il le dit lui même (« Je vagabonde comme ça…des fois, la nuit je rôde dans les faubourgs comme un spectre, pendant que tout le monde dort… », (idem pp.132 -134), dans le poète aux allures de somnambule, Fred a le sentiment de découvrir « un frère plein de bonté »(n.s.). Il s’ensuit un dialogue de phrases courtes, minimalistes et fortes, à l’image de l’amitié de ces deux hommes dont la souffrance est le point commun. Ladima apprend avec stupeur, à son tour, que Fred surveille dans la nuit, la fenêtre de « la dame de Movila ». Devant la surprise de Ladima :

‘« J’ai souri et j’ai éprouvé une lourde volupté au goût amer de médicament et d’absinthe à dire à cet homme dont je devinais qu’il avait une âme hors du commun, une âme de confesseur laïc, à lui déclarer pesamment, distinctement et ostensiblement :
- Je l’aime depuis quatre ans.
Depuis quand je veux en arriver là, à cette confession vieille de plus de deux ans !…. Aujourd’hui, après avoir lu ces lettres, ça m’est plus facile » (p.135).’

L’observation de certains critiques roumains selon laquelle l’Après-midi du mois d’août aurait très bien pu être publié indépendamment du reste du roman est confirmée par ce passage dans lequel on retrouve toute la substance de l’écrivain : personnages peu ordinaires, sentiments authentiques, relations inextricables dans un jeu narratif séduisant. On y trouve encore des clés pour le comportement des protagonistes que l’auteur traite en personnages tourmentés :

‘« J’aurais voulu, de toute mon âme, que cet homme me pose d’autres questions… Il était le seul au monde auquel j’aurais confié le secret que mes parents eux-mêmes ne connaissaient pas, cette terrible chose qui est le cancer de ma vie et qui me fait fuir une femme que j’aime.(n.s.) Pouvoir raconter à quelqu’un toute ma souffrance m’aurait peut-être soulagé, comme une épuration du sang.(n.s.)’

Fred devine dans le non-dit de Ladima une coïncidence d’amour non-partagé qui font de ces deux êtres deux malheureux confondus dans la souffrance, des frères, des semblables. La fraternité souligne en Ladima un possible double du narrateur.

‘«  J’aurais voulu lui dire que depuis un an et demi ma vie est une vie d’espion et de condamné… J’aurais voulu le supplier de me demander de lui raconter tout ça car, bien qu’il fût lointain et silencieux, je le devinais capable d’une grande amitié… » ( p.135)’

Si amour impossible il y a pour Ladima (et Emilie) et ce pour des raisons que l’on a vite comprises en lisant le commentaire de Fred, pour ce dernier le sens commun se mue en perplexité : Madame T. aime Fred d’un amour unique et total qui n'a d'égal que celui de Fred pour elle... Pourtant cet amour ne peut pas se réaliser, il est voué au domaine de l’impossible. La protagoniste en souffre, on l’a vu, mortellement, en pensant qu’elle n’est pas aimée, tout comme Fred, qui donne l’impression d’un héros de cinéma américain brûlant inconsciemment sa vie.

« Quand je ne peux pas me représenter en réalité le cadre de son existence, la vie qu’elle mène… quelque chose s’enflamme en mon esprit, en moi tout prend feu… » avoue Fred. « Depuis deux ans, ma vie est une suite de stupides contradictions, de grandes décisions et des gestes courageux alternant avec des actes gratuits et des erreurs mesquines, infâmes, d’une inconscience qui me glace et me réduit tout à néant » ( M.T. p, 267).

En réalité il semblerait qu’un obstacle majeur empêche Fred de vivre son amour. Il ne pourrait pas être d’ordre physique puisque le début de la relation de Madame T. et Fred se passe le plus naturellement du monde. Et sans trop de préambules. Est-ce parce que Fred n’était pas – à cet instant - très attaché à la femme qu’il trouvait fort belle, fine, distinguée mais qu’il ne connaissait pas encore assez (leur relation n' en étant qu'à son début) pour ne pouvoir l’aimer autrement que superficiellement, comme toutes les autres ? L'amorce de confession à l’intention de « l’homme de Movila » semble confirmer cette hypothèse. Il fuit ce qu’il aime. C’est la seule certitude qu’il a et qu’il donne à son lecteur.

Des certitudes, les héros de Camil Petrescu en veulent, par-dessus tout. Ils les trouvent en se questionnant, en analysant leurs sentiments. En passant à la loupe les faits et gestes de l’être aimé, comme dans le cas de Fred, obligé de vivre « une vie d’espion et de condamné.» Observer la nuit la fenêtre de madame T., découvrir qu’elle est seule et qu’elle fait le même geste – de fumer une cigarette à la fenêtre - c’est avoir la certitude de son amour intact :

‘« …la coïncidence des cigarettes m’a fait frémir, c’était un peu comme si elle avait su de quoi nous étions en train de parler, comme si elle était venue des coulisses pour intervenir dans notre scène… Elle était habillée d’un kimono de soie blanche qui brillait dans la lumière et qui lui moulait obliquement le buste. La lune avait disparu…, l’aube approchait et l’obscurité avait maintenant quelque chose de duveteux et de brumeux… Il lui était impossible de nous voir dans ce fossé… Et pourtant j’avais envie de hurler de mon trou, de hurler « je t’aime » avec fureur et de fuir ensuite dans la nuit… Emilie est revenue et elle me demande, tout étonnée, pourquoi j’ai laissé refroidir mon café. » (passim, p. 137)’

Le passage d’une histoire à l’autre est tout aussi brusque que le passage du souvenir à la réalité plate et - maintenant que l’on a découvert la véritable nature des personnages- cruellement vulgaire. Par leur soudaineté brutale, ces passages suggèrent et annoncent un évident déséquilibre des relations dans lesquelles se trouvent enlisés les protagonistes du roman. Une scission de mondes incompatibles. Les héros vivent dans des univers incommunicables. Emilie fait manifestement des efforts pour retenir Fred, situation que l’on peut assimiler à une communication momentanée. L’homme à son tour s’efforce de faire semblant de communiquer avec elle, et s’y applique surtout pour que la femme lui communique des renseignements concernant le poète dont ils lisent les lettres. Poète qui meurt parce que sa communication avec Emilie s’est avérée impossible au plus haut point ! Madame T. seule communique avec les Autres grâce à un fluide d’intelligence qui lui est propre. Pourtant, Fred ne maintient pas la relation – la communication. Serait-ce parce qu’il n’arrive pas à entrer complètement dans l’univers ineffable de cette femme, univers tout empreint de haute spiritualité ? Serait-ce parce que seule la perception grossière et erronée place tout dans l’objet, quand tout est dans l’esprit - comme le remarquer Proust ?