e) DU DECALAGE A LA SOUFFRANCE

Disproportion de sentiments, inharmonie des protagonistes formant un couple, personnes mal assorties, impossibilité d’adaptation aux situations réelles, sont autant d’éléments qui appellent la censure d’un lit de Procuste. C’est peut-être là que réside la dramatique impasse de ces existences et qui font d’elles des univers imperméables les uns aux autres. Camil a la vocation de la souffrance. Seule une sensibilité aiguë comme celle de notre auteur aurait pu transmettre autant de sentiments dévastateurs: ses personnages en sont les victimes et les observateurs; ils se voient souffrir, mot d'une étonnante fréquence chez un auteur moderne comme Camil, ( avec ses très nombreux dérivés); ils marquent l'érosion néfaste: les entités "s'effritent", se désagrègent. La douleur s'empare, telle une maladie, des corps. « En cette après-midi chaude, la douleur s’accumule en moi comme un caillot se formerait dans le cœur. » (p.103). Fred voudrait confier à Ladima (le seul qui le mette en confiance) "tout ce qui avait fermenté en moi et me brûlait l'âme dans cet isolement où je n'avais pas droit à la parole" (p.137)

Les personnages de Camil, sentent et voient plus que le commun des mortels. Cette faculté d’observation suivie par celle d’enregistrement enrichit l’esprit mais charge l’âme de souffrances. La dernière lettre de madame T. où elle évoque la scène qui se passe dans le train qui l’emmène vers la petite ville des Carpates, pour y passer ses vacances de Pâques est, en ce sens, révélatrice. La souffrance provoquée par la trahison (dans le même train et dans le même compartiment s’installent Fred et sa dernière maîtresse) ressentie comme une douleur physique concrète :

‘ « Je suis restée stupéfaite, bouche bée, le cœur palpitant comme un oiseau qui veut s’envoler et se débat vainement dans la main de quelqu’un. La contraction de ma gorge m’empêchait de respirer. (...) C’était une douleur que je ne pouvais plus maîtriser, qui me broyait le corps comme un courant de voltage trop fort le fait d’un appareil  »

se souvient-elle, dans la lettre écrite à l’intention de l’auteur, sous l’emprise d’une forte mélancolie qui se nourrit de l’analyse douloureuse d’un amour défunt :

‘« Maintenant il partait de nouveau avec une autre femme, il rééditait – comme le ferait un chauffeur, par fonction – un voyage qui était dans ma mémoire un refuge unique pour ma joie d’autrefois, celle de ces trois jours passés, du temps de mon amour, dans le petit bourg saxon à l’aspect médiéval avec sa citadelle, et que je jugeais incomparables dans sa vie et dans la mienne. Après un examen détaillé qui m’avait amenée à détacher cet épisode de tout ce que mon ex-ami pouvait rééditer avec d’autres femmes à Bucarest, j’avais extrait du passé ce voyage, comme, des ruines d’un incendie, on retire un meuble resté intact. »’

La situation devient encore plus dramatique pour madame T. lorsqu’elle voit entrer dans le même compartiment « un ami à moi, à X. et à vous » (n.s.), qui assiste à « cette pénible rencontre comme à un drame vulgaire » et qui doit faire « mentalement des hypothèses sur mes sentiments ». La tension est évacuée par un cadeau inattendu : peu avant le départ du train, « un garçon de courses grisonnant, grand, à courte moustache ourlant une bouche fripée et que je connaissais depuis qu’il m’apportait des fleurs de la part de D., est entré dans le compartiment, tenant dans ses bras un vase regorgeant de violettes, une sorte de jatte, comme une fleur de tournesol bleue, sertie d’émail. Sur une carte blanche, D. m’écrivait qu’il pensait que mon voyage serait plus agréable avec cette touffe de fleurs. » C’est un de ces gestes délicats dignes du Narrateur qui n’aurait pas manqué d’apprécier « le vase au bleu tendre qui rafraîchissait autant la respiration que le regard et la pensée. » Il remplit aussi la fonction de maigre revanche pour la signataire de la lettre et l’héroïne d’un amour impossible : « Et puis ce cadeau venait, en apparence, du monde de tous les possibles et il impressionnait. Je savais au moins, maintenant, que je n’étais plus objet de pitié. » (M.T.pp.36-37)

La maigre consolation que cherche madame T. au cours de l’analyse qu’elle fait de son échec amoureux semble se rapprocher de celle du Narrateur une fois passée sa passion pour Albertine :

‘« J’ai senti la vanité de toute illusion mais ce n’est que plus tard que j’ai pu me sourire à moi-même et ce sourire m’a rassurée, comme un orateur, gêné d’avoir perdu le fil de son discours, l’est par une formule heureuse qui lui permet de conclure. » (M.T., p.37)’

Sentir la vanité de toute illusion c’est souffrir, mais sourire c’est donner un sens à cette souffrance, voire la transfigurer en langage poétique (la »formule heureuse »), préfigurer peut-être le livre à venir..., le récit de cette souffrance. Chez Marcel Proust, et surtout dans le Temps retrouvé les consolations des chagrins s’expliquent par leur apport essentiel à l’œuvre d’art :

‘« Mais à un autre point de vue, l’œuvre est signe du bonheur, parce qu’elle nous apprend que dans tout amour le général gît à côté du particulier, et à passer du second au premier par une gymnastique qui fortifie contre le chagrin en fait négliger sa cause pour approfondir son essence » (TR, p.905).’

Dans une situation de décalage parfait, Fred souffre à son tour et ce qui semble une « réédition » n’est qu’une mise en scène, probablement, puisqu’il tient à être vu en compagnie des femmes. Dans son récit qui ressemble à celui d’un aventurier de la conscience, il avoue qu’il doit tout à Madame T.

‘« Cette femme est le compagnon qui m'a fait m'arrêter en chemin, tout simplement parce qu'elle voulait voir quelque chose et depuis lors, j'ai commencé à voir, moi aussi, une foule de choses. Je me dis que sans madame T. il n'y aurait jamais eu de Ladima dans ma vie et l'événement qui vient de se produire maintenant, qui me glace et qui me semble, dans ce crépuscule si chaud et dans cette chambre, gros de souffrances, n'aurait pas retenu mon attention plus longtemps qu'il n'en faut pour fumer une cigarette. » (p.173)’

Peuvent être encore décelées des similitudes relatives à la nature des personnages ou à leur changement de comportement ; dans son livre sur le roman proustien, Ramon Fernandez faisait à propos de Swann cette judicieuse remarque : « l’évolution des sentiments modifie l’être assez complètement pour qu’il en vienne à changer son mode d’appréciation du monde…on verra Swann, le plus élégant des bourgeois et qui prenait plaisir à cacher ses relations élégantes, changer de milieu, s’improviser d’autres goûts mondains ou se détacher du monde sous l’influence d’Odette, puis subir l’évolution que Proust subira lui-même, c’est-à-dire transformer le monde en objet de contemplation esthétique et intellectuelle » (chapitre La vie sociale, p.161) Ladima, lui, persistant tel un aveugle, dans l’idée de l’amour d’Emilie, ne peut évoluer que vers une fatale « appréciation du monde » ; le jour où il comprend, où il réalise qu’il a fait une erreur d’appréciation il met fin à sa vie. Ladima se comporte en excellence personnage décalé car il n’est à sa place nulle part, il ne s’adapte pas au milieu (le milieu non plus à lui !). Sa souffrance atteint le plus haut point : elle anéantie le héros. Le Narrateur, malgré le doute générateur de souffrance, réussit à dépasser les moments critiques peut-être parce qu’il a la force et l’intelligence de transformer tout en art, par l’écriture.

‘« La notion de normal ne peut me venir que de la comparaison entre ma vie avant la rencontre avec madame T. et celle d'aujourd'hui. Je distinguais moins de couleurs, seulement quelques nuances, je voyais moins de choses, j'avais d'autres plaisirs... je ne soupçonnais même pas tous ces sens qui me sautent aux yeux depuis.» (p.173) ’

C'est un décalage ou plutôt un hiatus entre deux façons d'exister, de vivre, sentir, voir, bref une transformation complète du héros. Une transfiguration, pourrait-on dire, qui fait que la réalité du narrateur ne puisse à présent être qu’une réalité de nature subjective:

‘« Je vis une vie dont aucun événement n'a plus de signification toute simple... Il me faut tous les mettre en relation, comme dans le rêve, avec d'autres situations, et les faits se prêtent les uns aux autres des sens nouveaux.(...)...les signes ne correspondent plus à leur contenu établi, les faits ont d'autres causes que celles que je leur connaissais (...) Je sais bien qu'une telle évolution est chose normale pour d'innombrables êtres humains mais ce qui ne l'est pas c'est cette transformation que je subis, moi, le pilote automobile et l'attaché de légation Fred Vasilescou. » (p.172) ’

L’évolution spirituelle du personnage est évidente (et pour le lecteur et pour le héros). « Est-ce que mes sens se sont aiguisés ? » est plutôt une réponse qu’une question, une constatation du « devenir » du personnage. Fred doit tout à madame T. L’héroïne échappe de par son idéalité à la typologie de femme qui fait volontairement souffrir les hommes (ce n’est pas une Emilie ou une Odette, mais elle n’est pas non plus une Albertine). Elle est censée dispenser l’amour et prête à offrir le bonheur à Fred.

Notons au passage que tout autre est l'optique du Narrateur de la Recherche, même si Proust reconnaît la nécessaire souffrance qu'implique l'amour:

‘« Une femme est d'une plus grande utilité pour notre vie, si elle y est, au lieu d'un élément de bonheur, un instrument de chagrin, et il n'y en a pas une seule dont la possession soit aussi précieuse que celle des vérités qu'elle nous découvre en nous faisant souffrir. » (C.S., p.7)’

Le personnage de Madame T. peut se prévaloir de cette qualité supplémentaire puisqu’elle devient pour le narrateur camil-petrescien un prétexte de souffrance et finalement d’écriture ; elle se fait discours.