2.UNE POSTURE D’ECRITURE FONDAMENTALE : ENTRE AUTHENTIQUE ET FICTIONNEL

Il est évident que toute analyse de l’œuvre de Camil Petrescu aspirant à l’objectivité doit procéder du concept d’authenticité d’où émanent les intentions narratives et où convergent les réponses aux questions que soulève la lecture. Camil nous met, en effet, en présence d’un discours plus que d’un récit (suivant les termes que nous suggèrent les analyses de Genette), parfois dans un mélange sophistiqué des deux. Mais d’abord discours : la narration de Fred est, à la première personne, (il le proclame haut et fort dans la Nouvelle structure : «pour éviter ce qu’il y a d’arbitraire à prétendre deviner ce qui se passe dans la tête des gens, il n’y a qu’une solution : décrire ce que je vois, ce que j’entends, ce qu’enregistrent mes sens, ce que je pense, moi …C’est la seule réalité que je puisse raconter. Je ne peux parler honnêtement qu’à la première personne ») tout comme celle de Madame T., les lettres du poète disparu, les propres interventions de l’auteur, en bas de page ou dans l’épilogue.

Le discours a le caractère subjectif du fait, alors que le récit, étant pure relation des faits, revêt un caractère objectif. Sans nous éparpiller dans une nouvelle leçon théorique connue nous essaierons de révéler le subjectif des éléments constitutifs de la narration dans les romans de Camil Petrescu. Il est probable que ce biais nous permettra de rejoindre l’aspect subjectif de l’œuvre de Marcel Proust et d’étayer la suite de notre analyse comparative.

Il faut rappeler que l’écrivain roumain avait déjà affiché son choix en publiant un roman entier écrit à la première personne en 1930 : c’était la confession (terme incontournable !) de Stefan Gheorghidiu de Ultima noapte, et qu’avec Madame T., il ne fait que récidiver. Persister c’est croire. Et édifier sa confiance sur le bien fondé des idées d’authenticité et de leur corollaire, la sincérité. Camil se concentre à travers ses personnages sur les événements intérieurs, ces univers de l’âme comme les appelait Ibràileanu. Ses héros ont besoin de se comprendre, la connaissance de soi étant essentielle, dans la conception de Camil, pour la conscience. « Les événements propres à la conscience », dit Stéfan, le philosophe de la Dernière nuit d’amour…« pour moi, qui ne vit qu’une seule fois dans le déroulement du monde, ont compté bien plus que les guerres pour la conquête de la Chine, que les dynasties égyptiennes, que les collisions des astres dans l’infini de l’univers »

Fred lui-même avouait à l’auteur que d’écrire, de mettre au propre ses sentiments et sa vie passée, lui procure une jubilation insoupçonnée auparavant : « Je tire les choses au clair pour moi-même et…vues ainsi, même les souffrances du passé y gagnent une sorte d’adoucissement qui les rend supportables » ou « C’est étrange comme d’écrire m’aide à penser » (MT., p.246)

Les deux protagonistes semblent, dans un tel discours, les destinataires de leur propre message, le public de leurs propres narrations. Les notations de Stefan (« je me rends compte, encore et toujours, que tout ce que je raconte n’a d’importance que pour moi ») sont éloquentes. Ne cherchant à s’adresser qu’à soi-même, le narrateur est supposé se manifester dans une totale sincérité ; il ne cherche pas à masquer ou à manipuler, à escamoter ou à présenter des choses contrefaites ; le narrateur est pressenti comme crédible. Lui, et tout ce qu’il touche. Les personnages deviennent, grâce au naturel du récit que nous en donne Fred, si viables, si touchants, que l’on oublierait pour un instant qu’ils ne sont que des êtres fictifs. Le lecteur - s’il était assez méfiant - se rendrait compte qu’il est manipulé par deux fois au long de sa lecture :

- pour croire à la réalité romanesque (rappelons la note en bas de la page 131 contenant la lettre dans laquelle Ladima écrit à Emilie que :il a bien demandé à l’auteur des Âmes fortes de lui donner un rôle dans sa pièce qui existe, réellement sous ce titre et dont l’auteur n’est autre que notre Camil Petrescu ! « En réalité, confirme ce dernier en petites lettres, nous ne nous étions pas rencontrés au théâtre mais à Capsa et il m'avait supplié, d'une manière presque humiliante à force d'insistance, d'accepter ce remplacement. » Ajout infime au poids énorme du jeu que se livre la fiction et le véridique : il renforce l’impression de réel, de concret que suppose le véridique, mais en même temps, il rappelle au lecteur qu’il se trouve en présence d’un texte littéraire (de fiction) puisqu’il transforme les données réelles ;

- pour adhérer à l’idée ambiguë de fiction de l’auteur (voir la note en bas de la page 187) ; il s’agit d’un épisode remémoré par Fred sur les attaques menées par le journal « Le Siècle » que dirigeait Ladima, engagé par un politicien auquel Fred l’a présenté (politicien corrompu et avide de pouvoir, chose dont Ladima se rendra compte un peu plus tard et il démissionnera, fidèle à ces principes de liberté de pensée, de loyauté, de Justice) :

‘« Trois semaines après la campagne du « Siècle », si féroce dans le ton, on ne trouvait plus la moindre allusion à son nom dans le journal qui l’avait tellement sali. Échauffé, bouillant, quelque chose de mauvais dans l’expression, Ladima s’en prit alors à la classe dirigeante toute entière… Seul Mateevici publiait dans le journal des articles de louange qui avaient toujours pour objet, naturellement, les sympathies et les arrangements de Naé. Le même Mateevici attaquait encore, toujours sans signer, évidemment, car c’est Ladima qui répondait de tout, les dirigeants de la jeunesse libérale. Ils étaient agressés avec une hargne de chien, harcelés individuellement, certains carrément démolis… « Le Siècle » semait surtout la terreur - et c’est ce qui m’a beaucoup surpris – dans le parti libéral… Au club, dans les réunions, Naé Gheorghidiu était maintenant craint et écouté… »’

L’ambiguïté entre réel et fictionnel est maintenue par des références à des personnes concrètes liées aux personnages du roman, entre le père de Fred (personnage fictif) et Bràtianu, le célèbre homme politique ayant réellement existé :

‘« …D’autant plus que mon père avait obtenu de Ladima la promesse de ne pas attaquer personnellement la famille Bràtianu (en alléguant une dette sentimentale remontant à la guerre) ni non plus le parti en tant que tel (ce parti qui avait réalisé l’Union, etc…). Ces attaques étaient en effet, chose bien connue, les seules que les Bràtianu ne pardonnaient jamais. » (M.T.,p.187) ’

Et en bas de page, en guise de note, cette explication surprenante: « Il est superflu de rappeler que tout ce roman est fiction pure. Même si certains événements, anonymes ici, sont nés, par suggestion, d’autres événements qui se sont réellement produits, en revanche, tous les vrais noms, écrits noir sur blanc, que se soit celui de l’auteur ou ceux de gens connus, s’insèrent dans une trame narrative strictement imaginaire. Ce « dossier d’existences », cela va de soi, est entièrement fictif et seules des considérations d’ordre purement conventionnel, inspirées par les nécessités de l’impression, nous ont amené à lui donner une forme qui peut tromper ».(n.s.)

Dans l'espace typographique de la page, la note se trouve à la suite de la deuxième partie de la note précédente, commencée sur la page antérieure, au risque de passer inaperçue ou d'être simplement ignorée par le lecteur pressé. Mais nous savons que notre écrivain accorde trop d'importance à tout détail, même lorsqu'il semble anodin, pour que l’on croie à un simple hasard ou à une inadvertance quelconque. On est amené à se demander si cette justification est le fait de l’honnêteté du journaliste qui dort en Camil Petrescu - qui craint provoquer dans l’esprit du lecteur un amalgame entre le personnage historique, vénéré par les Roumains et les histoires politiciennes les plus déplorables (d’autant plus que le polémiste Camil avait fini par s’en prendre, dans ses articles, même à Bràtianu!) - ou bien si elle suggère ici une intentionnalité narrative. Ce ne serait, une fois de plus, qu’un tour de passe-passe que nous joue l’auteur de ce canular ? Après avoir tout mis en jeu pour nous convaincre de sa bonne foi, de sa fameuse sincérité ?

Un commentateur de Camil s’arrêtait également, dans les années 80, à ce détail qu’il mettait sur le compte de l’emportement de l’auteur qui craindrait d’être pris plus pour un simple « exposant » de dossiers d’existences que pour un véritable romancier (O. Crohmàlniceanu, in Cinq prosateurs …)

Nous pensons qu’il faut tout simplement interpréter ce détail à la lumière de l’honnêteté qui est, en effet, dans la vision de C.P., la donnée et la valeur intrinsèque de l’authenticité. De ce point de vue, l’auteur nous semble procéder à une mise en garde contre les subtiles relations qui se tissent entre lecteur et écrivain, au terme de la lecture : il ne faut surtout pas suivre l’auteur – journaliste par ailleurs - mais bien le narrateur qui n’est que le personnage de Fred Vasilescu. Que le journaliste (l’auteur) puisse détester le politicien nommé est une chose extérieure au récit, ce qu’il faut prendre pour argent comptant c’est la narration actuelle.

La primauté que le romancier roumain accorde à la crédibilité à travers ses concepts s’inscrit dans une recherche propre au roman des années 20, à en croire Bourget (celui des Notes sur le roman français de 1921) qui indiquait la crédibilité comme une des quatre vertus (cardinales !) du genre, à côté du don de présence, de l’importance du sujet et du naturel du style. Nous avons souligné deux de ces qualités requises de la narration de C.P.

La sincérité est la seule vision que suggère l’auteur. « Il s’agit là d’une posture d’écriture fondamentale » pourrait-on dire en empruntant l’heureuse formule de Jean-Yves Debreuille, en commentateur de Jean Tardieu. Elle éclaire ainsi toute la structure de son roman. Lorsque l’auteur demande, à madame T. et, plus tard, à Fred Vasilescu d’écrire leur histoire c’est qu’il a senti qu’il se trouvait en présence de deux êtres exceptionnels, qui avaient des choses à dire et surtout une façon de les avoir assimilées et transformées en vécu, un vécu qui valait la peine de passer au stade supérieur de l’écrit. Autrement, le passé de ces deux personnes (personnages) risquerait de devenir celui que Proust critiquait chez tout « mortel » : un passé « encombré d’innombrables clichés qui restent inutiles parce que l’intelligence ne les a pas développés ».