a) ESTHETIQUE ET ECRITURE

Du point de vue des techniques narratives, Camil Petrescu offre plus de points de prise que H.P.-Bengescu pour être rapproché du Narrateur, premièrement parce que, en parlant publiquement de Proust, il en a fait montre d’allégeance ou du moins il a laissé champ libre aux supputations. Il revenait à la critique de positionner l’admirateur devant le sujet admiré et de trouver les points d’interférence entre la création émergente de l’un et la création finie de l’Autre, du « modèle ». Quels sont les points d’appui d’une telle mise en regards et combien sont-ils vérifiés par la littérature romanesque de l’écrivain roumain ?

En principe organisateur, l’esthétique va poser, de façon comparable, le problème de l’esthétique théorique et de sa mise en application.

Si on reconnaît, (avec Camil), à Proust une véritable esthétique - édifiée en même temps qu’il écrivait son œuvre pour le besoin de l’expliquer (et de se l’expliquer) - et que l’on peut lire en tant que telle dans les quelques soixante pages que forment le chapitre L’Adoration perpétuelle du Temps Retrouvé, on serait moins en droit de lui attribuer une véritable « idéologie ». Son esthétique littéraire s’est dessinée petit à petit, d’abord à la suite de la traduction de Ruskin (véritable école d’écriture pour le futur Narrateur) et s’est constituée en un corpus d’articles publié dans des revues et journaux, réunis ensuite dans Pastiches et mélanges(1919), Contre Sainte-Beuve(1954), ainsi que dans le volume Essais et articles publié en 1971.

Chez Camil Petrescu, philosophe de formation, on pourrait dire que les éléments constitutifs de son esthétique précèdent l’œuvre romanesque (et théâtrale, qui ne fait pas l’objet de cette étude), dans la mesure où il est l’auteur d’une thèse de doctorat intitulée La modalité esthétique dans le théâtre ou de l’Addenda au faux traité, qu’il publie une quantité impressionnante d’articles dans des revues et journaux de son époque, réunis en volume en 1934, sous le titre Thèses et antithèses. S’y ajoute la pratique de cette critique appelée par Thibaudet « critique de soutien » ainsi que de la « critique appliquée », selon la formule roumaine, qui pourrait être similaire, chez Proust, à la critique « annexe ». Sans oublier l’impressionnante correspondance de Proust, dont la publication (commencée sous la direction de Philip Kolb) a été arrêtée en 1993, année ou paraissait le 21e volume. Les chercheurs de l’œuvre proustienne puisent continuellement, dans ce véritable trésor que représentent les milliers de lettres écrites par Marcel Proust, de nouvelles données, de nouveaux éclaircissements. Un ouvrage assez récent sur « L’Esthétique de M. Proust » signé par Luc Fraisse (Editions SEDES, collection « Esthétique », 1995) met en lumière - sur les traces d’Anne Henry - deux esthétiques « qui se superposent et se concurrencent : l’esthétique originale, mise en œuvre par Proust romancier, et l’esthétique générale, dévoilée par Proust théoricien » phénomène qui est en parfait accord avec la conviction de l’auteur de La prisonnière selon laquelle il voyait les écrivains « travailler comme s’ils étaient à la fois ouvrier et juge » et tirer « de cette auto-contemplation une beauté nouvelle, extérieure et supérieure à l’œuvre » (L. P.,p.160). Cet aspect de la création proustienne avait déjà été relevé par ses commentateurs depuis longtemps et ces dernières interprétations, faites à partir de positions différentes, ne font que conclure sur une vérité définitive. Gaëtan Picon par exemple n'hésite pas à dire que "la Recherche est même le roman d'un roman" (Lecture de Proust, p.58).

Ce qui semble séparer, à notre avis, l’auteur roumain de l’écrivain français c’est le moment de la gestation de leur esthétique tout comme celui de la mise en pratique conséquente. Camil applique ses concepts théoriques au roman - puisqu’ils le précèdent - ce qui a permis à la critique roumaine de se conforter dans son idée du « proustianisme » organisateur de son écriture - alors que Marcel Proust trouve, à mesure que son œuvre avance, des explications de nature esthétique à son écriture. Le sens de son œuvre était pressenti, mais il n’en acquiert l’éclaircissement nécessaire qu’à la fin de la Recherche et le fait qu’il mette le point final à son œuvre au moment où il le comprend, a posteriori, en est la preuve absolue. Tant qu’il n’a pas eu une idée directrice de son œuvre, il n’a pas eu envie de la dévoiler, ce qui explique pourquoi il n’a pas (voulu ?) publié son « Jean Santeuil ». Son esthétique a ceci de particulier qu’elle présente une dualité qui correspond aux deux volets de son œuvre : au temps perdu à regarder la vie pour s’en imprégner et pour pouvoir l’analyser et au temps retrouvé où le Narrateur est arrivé enfin à saisir le sens de sa recherche, « la vocation invisible dont cet ouvrage est l’histoire ». Elle a permis la genèse d’une seule œuvre ( une œuvre immense, il est vrai) qui à son tour lui a permis de se consolider comme corpus théorique identifiable dans une osmose unique et parfaite. Idée commune à plusieurs analyses consacrées à l’œuvre de M. Proust.

Dans le chapitre La naissance du chant Gaëtan Picon, en plein exercice de lectures de Proust, trouve que, partant de la musicalité de la phrase Longtemps, je me suis couché de bonne heure,: "Ces premiers mots ouvrent le plan de l’œuvre: non point qu'ils en contiennent le plan au sens de schéma préconçu mais, d'emblée, avec une soudaineté magistrale, ils la situent sur un plan qui est celui de sa possibilité". Il ajoute : "le mouvement de projet a été, dans la vie, un mouvement autonome: dans l’œuvre il n'est qu'un moment illusoire, porté par le mouvement rétrospectif." ( Lecture de Proust, pp.51-53)

Le système esthétique de Camil Petrescu est plus (édifiant et) édifié, plus étendu, plus théorique et, de par la formation philosophique de son auteur, plus scientifique peut-être ; propriété qui ne lui insuffle pas une quelconque froideur, car par l’idée d’authenticité et de sincérité, ces œuvres atteignent une qualité qui les rend profondément viables. Signalons comme un paradoxe camil-petrescien que malgré les positions fermes de sa jeunesse, il écrira plus tard un roman historique centré sur le personnage de N. Bàlcescu (homme de lettre et révolutionnaire de 1848) pour lequel il ne respectera plus ses concepts théoriques, comme l’a remarqué le critique E. Simion dans son Sciitori români de azi (Écrivains roumains d’aujourd’hui).

L’explication du projet esthétique ou la mise en application de celui-ci occupent des places différentes d’un auteur à l’autre. Si Proust ne le fait qu’en fin de « récit » (dan le Temps retrouvé), Camil l’esquisse, par un subtile renversement, tout au début de son roman, en intervenant en tant qu’auteur (en bas de la page, tel un commentateur de l’œuvre) et non pas à travers le personnage du narrateur. 13

Tout en étant proches, leurs conceptions esthétiques restent très originales par leurs éléments constitutifs. Ainsi, les (derniers) spécialistes français en la matière s’accordent-ils à identifier les sources philosophiques de l’esthétique proustienne dans les premiers romantiques allemands (le cercle de Iéna, dont les représentants les plus connus sont : Schelling, Schiller et Novalis)) avec lesquels le futur romancier s’était familiarisé du temps de sa licence de Lettres et Philosophie (obtenue en 1895) et, aussi, dans Schopenhauer. Le philosophe Camil prend Schopenhauer à témoin – on s’en souvient - pour souligner que la connaissance se « trouve à l’intérieur de nous-mêmes » formule qui n’est pas loin de l’équivalent proustien : « le sens artistique, c’est-à-dire la soumission à la réalité intérieure » du Temps retrouvé.

L’idée générale de leur œuvre, par contre, éloigne nos auteurs : s’il est convenu que le « roman » de Proust est l’histoire d’une vocation artistique, sa prospection et son dépistage ; que la recherche de continuels éclaircissements de cette vocation occupent toute la Recherche du temps perdu, et que de là découle sa propre nature d’œuvre complète, cyclique, « ronde » (Jean Ricardou), tout autre est le cas de Camil. Nous devons souligner ici les nécessaires guillemets, puisque l'auteur du Temps perdu, c'est bien connu, a toujours hésité à appeler son oeuvre "roman" tout simplement et, par un jeu très subtil, Camil Petrescu a toujours donné des sous-titres littéraires à ses essais!

L'écrivain roumain n’a pas eu à déchiffrer la genèse d’une vocation artistique, il est préoccupé par l’essence humaine, par les avatars de l’esprit, sa quête est celle de l’absolu et elle exige des certitudes. Son narrateur n’occupe pas cette place ambiguë dans le récit qu’a celui de la Recherche, qui fait que son lecteur balance entre les termes d’une interprétation biographique-fictive ; il est un personnage choisi par son auteur. L’écrivain roumain dépasse, du fait, l’existence individuelle pour la généralité humaine. En un mot, Camil analyse la conscience humaine et son article-pamphlet ( Pourquoi n’avons-nous pas de roman ? ) sur l’absence de roman véritable dans la littérature roumaine instaurait déjà la conscience comme condition nécessaire à la création romanesque. Analysant l’âme et la conscience de ses personnages, Camil ne fait que mettre en valeur leur supériorité spirituelle, leur essence – but ultime du romancier - à la façon d’un philosophe de la vie, pour paraphraser Julien Benda.

La transformation du vécu par l’écriture - est le but recherché par l’auteur roumain qui sait que la personnalité créatrice est bien différente de la personnalité humaine, ce problème ayant été mis en discussion dès 1894 en Roumanie, par le critique Mihail Dragomirescu (1868-1957).

Notes
13.

) L’esthétique de Camil Petrescu et notamment son «  anti-callophilisme » peut être rapprochée de la condamnation de la conception hédoniste de l’art divertissant, condamnation suggérée dans la critique proustienne des pratiques artistiques dans le clan de Guermantes et Verdurin.