b) L’HUMANITE ROMANESQUE DE C.PETRESCU

A première vue, les œuvres de ces deux écrivains que nous mettons en regard ici présentent des similitudes plus qu’évidentes quant à leur humanité romanesque , à la nature des personnages (remarque que nous faisions également pour l’œuvre de H. P.Bengescu). On n’est pas obligé d’être un adepte de la critique sociologique pour penser que l’analogie s’explique par la relative proximité (dans le temps) des époques évoquées par les deux auteurs et que la société roumaine, reflet de son temps, est inévitablement proche par ses habitudes culturelles et ses valeurs morales de la société française de Marcel Proust. « Proust a observé le snobisme dans le monde où il se trouvait vivre, et qui était celui des Guermantes et des Verdurin, mais les lois du snobisme sont à peu près les mêmes dans toutes les classes et dans tous les pays » remarquait André Maurois, en ajoutant : « Dès lors, peu importe le groupe social sur lequel Proust a fait ses recherches ; ses conclusions, en leur appliquant les coefficients et indices convenables, prennent une valeur universelle » ( A la recherche de M.P., p.301).

L’auteur roumain n’opère pas un même choix, la classe dans laquelle il place ses protagonistes est plutôt celle des intellectuels, le choix est moins déterminé par le caractère social que spirituel. Il ne dépeint pas la haute bourgeoisie, comme Proust ; les hautes sphères qui l’intéressent sont celles de la spiritualité, de la conscience. Ainsi, les héros de Camil sont proches plus du Narrateur que du monde environnant de celui-ci. Autant Marcel Proust que l’écrivain roumain mettent en avant l’homme et, plus exactement, l’intellectuel - (non pas celui qui occupe des fonctions publiques, chez Camil, mais) l’homme qui pense, celui dont Musil disait « Il n’est malheureusement rien d’aussi difficile à rendre, dans les belles lettres, qu’un homme qui pense» (L’Homme sans qualités, I, p.166). Une parenthèse s’impose tout de suite pour faire une petite distinction entre les connotations différentes du terme d’intellectuel dans les deux langues : en roumain le mot est généreusement plus englobant (il désigne les individus cultivés, instruits - tout comme les penseurs et philosophes ) que le mot français qui s’applique strictement aux penseurs (de préférence « agitateurs », qui prennent des positions, qui sont « engagés ».) Le Narrateur, en est incontestablement un, le premier: c’est une personne cultivée, un fin connaisseur d’art, de peinture notamment, de musique, d’histoire. C’est même (ou finalement) un artiste qui comprend que le véritable but de la vie humaine doit être l’œuvre d’art - signe du passage des mortels sur cette terre. Et même lorsque Marcel Proust nous parle à la troisième personne, en relatant l’histoire de Swann, il prête à son personnage la qualité d’intellectuel. Swann est, à la différence du Narrateur, un dilettante, il est vrai, mais il est (toujours !) en train d’écrire une étude sur la peinture. A ce personnage on peut ajouter Bergotte ou Bloch qui sont des écrivains ou Elstir, le peintre – un autre artiste.

Du côté de Camil Petrescu, Madame T. est l’histoire tragique d’un poète et journaliste. Les autres personnages du roman, madame T. elle-même et Fred Vasilescu sont des êtres raffinés, cultivés et qui, poussés par l’auteur, finissent par écrire. Ils sont accidentellement des avatars de l’écrivain. Ici l’écrit est un témoignage versé aux dossiers d’existence que l’auteur ambitionnait d’établir. Mais on peut dire que ce qui sépare tous ces individus qui écrivent (auteurs confondus) c’est l’intentionnalité de l’écriture. Les personnages de Camil le font sur l’insistance de leur ami écrivain ; avec beaucoup de réticences – comme madame T.-, avec un appétit qui s’accroît... en goûtant aux plaisirs de l’écriture ; comme Fred : 

‘« -Je ne sais pas si cela vous sera vraiment utile, mais je suis impatient de me retrouver chaque jour dans ma pièce de travail, à ma table... C’est une véritable volupté (...) Il y a longtemps que je n’ai pas été si heureux. » (M.T., p.362)’

Et deux pages plus loin, dans ce même dernier épilogue, l’auteur (car il s’exprime lui aussi, quoique fort peu !) nous confirme et développe l’aveu que Fred venait de faire :

‘« Les quelques conversations téléphoniques que j’ai eues avec lui m’ont fait comprendre quelle étonnante découverte a constitué pour lui la possibilité de se libérer par l’écriture . Pour lui qui refoulait depuis des années un mystère pareil à un germe destructeur dans ses profondeurs organiques, pour lui qui s’était enfermé en lui-même avec son secret comme s’il eût été incarcéré en compagnie d’un dément, la possibilité de s’exprimer prenait le sens d’une évasion » (n.s.) (M.T.,p.364).’

En effet, Fred avoue, au cours de sa narration, que se confesser le soulage « comme une saignée ». Lorsqu’il rapporte la discussion sur la mode avec Ladima, le fait qu’il n’ait pas pu trouver les paroles pour convaincre son ami poète pour le faire changer d’avis et d’habits (de façon à ce que sa personne extérieure s’harmonise sur l’être de qualité qu’il est), Fred constate que ses idées sont devenues plus claires en écrivant :

‘« Quand j’écris, maintenant, il en va autrement. C’est étrange comme d’écrire m’aide à penser. Je dis bien « à penser ». Le temps de coucher une phrase sur le papier, une autre se forme d’elle-même en mon esprit, venant approfondir la première ». (p.246)’

Comment ne pas penser que l’écrivain roumain avait présente à l’esprit la fameuse remarque du Narrateur du Temps retrouvé sur la vie réellement vécue ?

‘« La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c’est la littérature; cette vie qui, en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l’artiste » ( Le Temps Retrouvé, p.895) ’

L’ingrédient qui transforme la réalité brute en œuvre d’art c’est, nous dit Marcel Proust : la vision; « car le style pour l’écrivain, aussi bien que la couleur pour le peintre, est une question non de technique mais de vision. Il est la révélation, qui serait impossible par des moyens directs et conscients, de la différence qualitative qu’il y a dans la façon dont nous apparaît le monde, différence qui, s’il n’y avait pas l’art, resterait le secret de chacun. »

Le Narrateur de M. Proust essaie de se convaincre qu’il doit écrire, le narrateur de C. Petrescu est convaincu par une conscience extérieure à la sienne. On peut y voir un choix « différentiel » qu’aurait opéré l’écrivain roumain, pour s’éloigner du « modèle ».

Écrire procède de la connaissance de soi, du besoin d’éclaircir les choses. « Écrire pour connaître son rapport au monde » formule que J-Y. Debreuille appliquait à un poète est valable également pour nos deux d’écrivains. Fred déclare à l’ami auteur qui attend son récit que, depuis qu’il s’est mis à écrire, il en éprouve une véritable jouissance :

‘« C’est un plaisir que je ne peux pas décrire... Je tire les choses au clair pour moi-même et... vues ainsi, même les souffrances du passé y gagnent une sorte d’adoucissement qui les rend supportables... Une douleur racontée est une douleur non pas diminuée mais harmonieuse, comme une sorte d’opération avant laquelle on vous donnerait de la cocaïne. Le plaisir de l’écriture est plus fort encore que l’héroïne même. (Et j’ai senti dans sa voix, au téléphone, qu’il se brisait, comme un homme que l’on poignarde). Ah, si on pouvait tout raconter... (passim, p.365)’