c) L’INTELLECTUEL ET SES EXIGENCES

Nombreux sont les écrivains du XXe siècle qui se trouvent dans l’écriture un allié de taille contre le désespoir, le mal de vivre, pour rendre la vie supportable. Il est intéressant de constater que celui qui « démolissait » l’auteur de Madame T. reprend, des années plus tard, l’idée que si l’écrit n’éloigne pas complètement le désespoir de l’écrivain, il le fait « tomber dans les lettres » ( Eugène Ionesco, Journal en miettes, p.114)

L’écriture apparaît ainsi comme une purification, comme un antidote, comme une auto-thérapie, pourrait-on dire. C’est probablement la raison pour laquelle madame T. a accepté d’écrire ses quelques lettres pour son ami l’écrivain. Gilles Deleuze n’affirmai-t-il pas: « La Littérature est une santé » dans Critique et clinique où il rapportait ce mot d’un écrivain contemporain (Le Clézio) : « Un jour on saura peut-être qu’il n’y avait pas d’art, mais seulement de la médecine » ?

L’écriture est pressentie comme catharsis. Elle permet à celui qui la pratique de transcender sa condition. C'est une chose sous-entendue chez Camil, évidente chez Proust. Lorsque le Narrateur, se heurte au pavé inégal dans la cour des Guermantes qui, par le déclic de la mémoire involontaire, ressuscite la journée vénitienne, il en tire la signification de sa vocation dans un mouvement qui fait dire à un de ses chercheurs: « Cette scène finale est en réalité le germe de l’œuvre, si bien que l’œuvre, dès les premiers mots, la présuppose, s'explique par elle selon une causalité téléologique, semblable à celle qui rend compte de l'univers par les desseins de Dieu. » (G.Picon) L'homonymie parfaite (à la majuscule près), en roumain aussi, entre auteur-créateur et la divinité, contenue dans le substantif creator a donné fort souvent lieu à des analyses au développement similaire chez les critiques roumains qui se laissent aller plus facilement à dispenser des qualificatifs élogieux que leurs confrères français, plus sobres.

De même, la Recherche peut, comme le fait Jean-Yves Tadié, être considérée comme une allégorie de la création du monde et de la création littéraire, car "le récit baigne dans la nuit et le sommeil, et en sort comme un continent de la mer"; son écrivain est donc un créateur sur le point d'acquérir la majuscule! Le sommeil, terme qui apparaît 214 fois sous sa forme exacte et 216 (d’après le même auteur) sous la forme de divers dérivés, est l'instrument de cette transmutation, l'allégorie de la création littéraire, et la résolution prise par le Narrateur du Temps retrouvé de ne travailler que la nuit le confirme clairement, selon l'exégète de Proust, qui appelle A la recherche du temps perdu - un roman onirique (J-Y.Tadié, Proust, p.100).

Point d'éléments similaires chez les romanciers roumains qui font l’objet de notre étude, sauf quelques rares moments d'une tension nerveuse telle qu’on lui accorde un adjectif "hypnotique" ou « somnambulique » ici et là. Tout au moins à première vue ; ou à première lecture. Pourtant on devrait s’interroger sur le choix de cette chambre à coucher dans la quelle se trouve confiné Fred devenu le narrateur d’un après-midi et l’écrivain d’un manuscrit destiné à l’auteur du livre. Chambre obscure, aux fenêtres calfeutrées, pour empêcher la lumière/l’existence diurne de l’investir. Le narrateur s’y cache, ne s’expose pas au grand jour, il est au lit, lieu du sommeil (en principe), s’assimilant à la nuit. C’est en tous les cas, un milieu favorable au recueillement, à la ressouvenance (surtout lorsque Emilie se tait ou quitte la pièce), à la manière dont la vie nocturne est favorable à l’écriture par le retrait de la vie diurne. Car les vrais livres, nous dit le Narrateur, doivent être les enfants non du grand jour et de la causerie, mais de l’obscurité et du silence (TR, p.898). Ce qui incite Dominique Julien à faire remarquer dans son étude sur Proust et ses modèles : « L’insistance sur la naissance nocturne de l’œuvre enrichit la réalité biographique proustienne d’une justification esthétique qui fait de la nuit, non le milieu favorable au recueillement seulement, mais le symbole de la descente en soi. » Explorer son moi profond permet au Narrateur des découvertes définitives :

‘« Alors, moins éclatante sans doute que celle qui m’avait fait apercevoir que l’œuvre d’art était le seul moyen de retrouver le Temps perdu, une nouvelle lumière s’est faite en moi. Et j’ai compris que tous ces matériaux de l’œuvre littéraire, c’était ma vie passée…Ainsi toute ma vie jusqu’à ce jour aurait pu et n’aurait pas pu être résumée sous ce titre : une Vocation. » (TR, p.899)’

Celui qui écrit est, par ailleurs, doué d’un extraordinaire pouvoir d’enregistrer, d’observer. Il voit autrement que le dernier des mortels. Il aperçoit des détails, des couleurs, des lumières, à la façon d’un peintre. Il voit des faits et gestes que d’autres ne remarqueraient pas. Ou qu’ils n’interpréteraient pas de la même façon. Fred nous fournit d’innombrables exemples dans sa narration, des plus poignants aux plus cocasses, comme cette scène au restaurant, en plein été, où il mange en compagnie de deux écrivains fort peu attentifs aux nourritures terrestres, à leur état de fraîcheur, à leur qualité, alors que lui, il voit tout, peut-être même trop :

‘« …Mais voici que commence pour moi un véritable drame. Dans l’assiette de l’autre écrivain, au beau milieu de la sauce, ou, pour mieux dire, du jus, dort, à moitié dissimulée sous les tranches de chou, noyée dans la graisse, une mouche. Jamais, ni pendant la guerre où j’ai commandé de solides patrouilles de cavalerie, ni lorsqu’on m’a confié, comme tant de fois, la mission de guider des hôtes de marque à travers le pays, ne s’est posé à moi un problème d’une urgence aussi inquiétante et si apparemment insoluble. Quant à attirer l’attention de cet homme, écrivain si réputé mais que, personnellement, je ne connaissais pas depuis longtemps, et qui était justement en train de m’expliquer un manifeste littéraire, il était un peu tard car il avait déjà mangé la moitié du contenu de son assiette. Et, de plus, mon vieil ami ingurgitait (c’est le mot) le même plat »... ’

Le narrateur de la scène a le sentiment que, « tout en me remerciant, ils en auraient éprouvé quelque énervement et que, tout comme dans je ne sais quelle philosophie où la réalité naît de l’acte même de connaître, ils m’auraient rendu responsable, moi qui remarque trop les choses, [n.s.] coupable de l’existence du petit animal décédé dans la graisse de l’assiette » . Il se sent intimidé « comme un élève qui n’oserait pas faire remarquer à son professeur qu’on lui voit un trou au talon de sa chaussette, au-dessus du soulier. » Il prend la décision d’attendre, et lorsqu’il comprend qu’il va assister « à l’instant inévitable » où son compagnon de table avalerait la mouche :

‘«  j’ai pâli, je crois que mes lèvres sont devenues blanches. Alors, interrompant leur passionnante discussion sur le programme de leur groupe, l’écrivain blond, vigoureux, et plein de bienveillance, m’a demandé si je ne me sentais pas mal. C’est à peine si j’ai pu murmurer une réponse tout en lui montrant la mouche, exténué, du bout de mon couteau. Il a souri et d’un geste accessoire, comme il aurait mis une parenthèse, il a extrait la mouche avec sa fourchette, l’a jetée par terre et a dit à mon ami, comme en passant, d’un ton d’indulgente ironie : « Monsieur est délicat ». Puis il a proposé que leur manifeste soit tiré sur du papier de luxe, avec des dessins modernes. » (M.T.p.45-46)’

Nous venons de citer là un extrait un peu long, mais remarquable de justesse pour le portrait moral de Fred et pour la manière d’écrire de Camil, où la comparaison entre en compétition avec la digression culinaire (ailleurs, il en sera de même sur la mode ou sur le style des meubles, sur le cubisme, sur la danse, sur l'urbanisme) pour rendre les significations plus intelligibles, plus accessibles. Ce fragment présente en égale mesure l’intérêt de mettre en relief une manière d’écrire originale et proche, à la fois, de la substance proustienne par les connaissances étendues et les remarques subtiles du narrateur, même lorsqu’il s’agit d’éléments anodins de la réalité qui lui permettent des conclusions essentielles, mais aussi cette avancée périlleuse à la frontière et la conjonction, à la fois, du tragi-comique. Quelques lignes plus loin, au moment où Fred se sépare de ses deux amis, il met de nouveau les pieds dans le plat, il est de nouveau en discordance avec l’éthique générale :

‘« Nous nous sommes quittés de la manière la plus cordiale devant le restaurant et je leur ai demandé de m’envoyer la revue qu’ils voulaient publier. Je crois que j’ai encore commis une suprême impolitesse car, non seulement je leur ai demandé comment je pouvais régler mon abonnement, mais j’ai même porté la main à mon portefeuille. C’était par simple précipitation mentale. Moi qui passe, dans notre milieu, pour un modèle d’aisance et d’assurance, parce que je me considère toujours comme au moins l’égal de ceux avec qui je parle, même si je ne suis pas forcément du même monde qu’eux, je suis timide et gêné aux entournures devant les gens que j’admire » (M.T., p.47).’

Et il refait, tel un professeur, la scène, avance ce qu’il aurait du faire, tout en expliquant pourquoi il a agi ainsi et pas autrement ; il conclut que dans de pareilles circonstances, c’est à dire lorsqu’il se sent mal à l’aise, il ne trouve « ni l’explication que (je) cherche désespérément ni l’équilibre que (je) (m)’acharne à atteindre.» Situation confuse qui suscite de (trop) longues d’analyses et qui n’est pas sans rappeler des situations similaires de la Recherche et tout un comportement typiquement proustien. Il y a dans ces phrases une clé possible (ou demi-clé) du mystère qui entoure son impossible amour pour Madame T. personne qu’il admire [qu’il aime] et qu’il ne perçoit pas comme une personne de son monde, ce monde snob qu’il fréquente habituellement. Il présente une évidente parenté avec Swann que Serge Gaubert caractérise ainsi d’une formule fulgurante dont il a le secret, formule qui conviendrait parfaitement à Fred : « Swann, revenu de ses illusions, n’en reste pas moins le prisonnier du monde » (in Proust ou la différence, p. 150).

Le snobisme – terme incontournable pour la critique proustienne- a généré de nombreuses analyses (comparatives) au sein de la critique roumaine, notamment celle qui se pratiquait sous la vigilance marxiste. Lorsque l’auteur de Madame T. choisit Fred comme exposant de l’histoire imaginée, il le fait d’abord pour ses qualités humaines, spirituelles, mais aussi pour la valeur documentaire qu’un tel « exemplaire social » suppose. L’œil critique de Fred qui enregistre la foule des bourgeois mondains en bord de mer ou de ceux qui fréquentent les théâtres et les expositions par snobisme plus que par curiosité intellectuelle est celui d’un raffiné qui juge et non pas d’un sociologue qui critique de manière combative. Il observe les apparences sous lesquelles il devine l’essence des êtres. Ainsi il finit par mieux cerner son propre être et son amour. L’analyse de Fred est l’analyse d’un esthète aux goûts sûrs. Au bord de la mer Noire, à Movila, par exemple :

‘« se rassemblait toute la jeunesse, le soir, après qu’elle s’était grillée pendant toute la journée sur la plage étroite et sinueuse. Les femmes, à peu près anonymes le jour, tandis qu’elles sommeillaient, mollement allongées sur des draps blancs, toutes pareilles d’une certaine manière, telles des brebis dans un parc à bestiaux, ou semblables, si l’on veut, les unes à de jeunes conscrits, les autres à des « girls » d’opérette, devenaient le soir des « dames ».
Habillées, elles reprenaient une silhouette personnelle, une biographie et un nom, généralement très connu, car à cette époque venaient à Movila la plupart de ceux qui faisaient la prospérité et la mondanité de Bucarest…(…) La hiérarchie sociale, après l’anarchie et la promiscuité de la plage, se rétablissait ici…Les noms à patine aristocratique et parfois princière se regroupaient à part. Les hommes et les femmes qui avaient joué au bridge toute l’après-midi, après la sieste, en costumes blancs ou pull-overs de couleur, se retiraient à la fin du dîner qu’ils prenaient tôt »… ’

Phrases qui font baigner le lecteur dans la quiétude et les lumières d’une atmosphère proche de celle de la salle à manger de l’hôtel de Balbec où siégeait le Narrateur. L’automobile, objet de luxe, permet de fréquentes escapades ; les rencontres se font d’une manière plus rapide, d’une manière moins surannée que celle qui caractérise le monde proustien, plus éloigné dans le temps ; les boissons et la danse alimentent une jeunesse roumaine plus proche des goûts de l’avant-(deuxième)-guerre. (A roman moderne-« sujets » modernes !) Le « diplomate », surnom de Fred Vasilescu, roule en Austro-Daimler, mondain parmi les autres mondains, en compagnie d’une bande qu’il juge (tout en se jugeant lui-même) rétrospectivement, sans complaisance. L’analyse d’Antoine Compagnon s’applique parfaitement à ce dandy que l’on peut intégrer à la série Manet, Blanche, Baudelaire et Proust qui

‘« se sont heurtés à d’autant plus d’incompréhension que le dandy demeure lui-même toujours partagé, hésitant entre un vœux d’intégration et un désir de distinction, rêvant d’être à la fois dedans et dehors, entre deux » ( Proust entre deux siècles, p.30). ’

La dualité du personnage de Fred n’apparaît que lorsqu’il écrit sa confession. La manifestation de son « moi social », tout comme chez le Narrateur, donne de lui une image peu flatteuse. Son « moi profond » est celui d’un homme qui se débat dans ses propres contradictions. Il aime madame T., mais il la fuit. On dirait qu’il l’aime plus, absente, que présente. « Les liens entre un être et nous n’existent que dans notre pensée »…nous dit le Narrateur dans La Fugitive, accablé par l’amour pour Albertine ressenti (à ce moment) comme une raison d’être : 

‘« Et j’aurais eu si peur, si on avait été capable de le faire, qu’on m’ôtât ce besoin d’elle, cet amour d’elle, que je me persuadais qu’il était précieux pour ma vie. » (L. F., p.450).’

D’innombrables d’autres points communs comme, par exemple, le refus de la vulgarité, devraient rapprocher les deux protagonistes formant ce couple exemplaire qui habite le livre de Madame T.. On se souvient du dégoût quasi physique de madame T. pour le trop insistant D., vulgaire dans le ton comme dans l’intention, qui pose des questions stupides, signe qu’il ne « fonctionne » plus, « tel un appareil détraqué » et qui ne comprend surtout pas que cette femme protège une zone où elle voudrait « être inaccessible aux autres, à tout le monde… » (M.T.p.32)

Pendant un essai de pilotage, Fred aperçoit, tout à fait à l’écart de sa famille et des autres proches, dans une voiture, la silhouette de Madame T. venue, malgré leur brouille, assister à l’événement ; après l’envol que le narrateur évoque d’une manière qui fait penser à Antoine de Saint-Exupéry, le pilote remarque qu’à travers la plaine, court derrière son avion « comme un roquet derrière une automobile » la voiture de madame T.

‘« Je la reconnais et cela me donne un frisson qui s’ajoute à celui qui me cause l’air froid… A partir de ce moment, je vais être seul entre ciel, la terre et l’eau comme la colombe qui a survolé le monde après le déluge. Jour et nuit. La solidarité qui s’est établie entre cette femme et moi est comme l’envol de deux âmes dans l’infini » (M.T.p 280-281).’

L’impression d’authentique, d’originel, est suggérée par l’image du monde après le déluge ou de la formule (exagérée ailleurs, mais pas chez Camil !) de ces deux âmes dans l’infini. Se dégage ici un sentiment proche de celui, vertigineux, que procure parfois la lecture de la Recherche, lorsque le Narrateur réalise des associations de l’être profond avec les Autres tout comme avec l’essence des choses. On remarquera que la communion, « la solidarité », que l’on pourrait convertir en communication se fait à distance et non pas dans la proximité des protagonistes.