d) TRANSCRIRE LE VECU

Les héros de Camil, tout comme le Narrateur, sont à la recherche du sens de la vie. A commencer par la recherche d’eux-mêmes, grâce au regard tourné vers soi, le regard intérieur, par un besoin de refaire le parcours d'une sensation pour mieux en saisir le décodage chez Proust, qui y est conduit par un instinct profond de la connaissance. Les exemples où le Narrateur veut rééditer le moment où telle ou telle sensation s’est révélée pour la revivre et pour la disséquer, moment qui équivaut à un plongeon dans le passé, sont trop connus pour que l’on y revienne. Disons seulement que l’écrivain français pratique ainsi, comme le remarque l'auteur de la Nouvelle Structure et son admirateur , une analyse du concret vécu psychologiquement. Si Camil l'affirme sur un mode si péremptoire, l'on est en droit de s'imaginer qu'il la pratique lui-même. En racontant, Fred - le narrateur de Madame T.- revit le temps; le temps de son aventure amoureuse, de sa vie. Il essaie, toujours pour mieux comprendre, pour toucher au significatif, de refaire le concret vécu de Ladima aussi, avec moins de chance, puisque, justement on ne peut connaître que de l'intérieur! On a pourtant le sentiment que l’auteur roumain se substitue plus intimement à ses personnages que l’écrivain français (lorsqu’il parle à la troisième personne !) ; des scènes comme celle où Fred raconte les souffrances dues à son amour impossible et les contradictions de son existence, ou celles qui sont racontées par madame T. sont d’une « hallucinante » vérité... pour reprendre un de ses adjectifs fétiches.

Dans les mains de l'auteur, le cahier contenant l'histoire écrite par Fred palpite de vie:

‘« Ce tas de feuilles qui tenait enfermées deux existences encore toutes chaudes de leurs tourments, me donnait un vague frisson dû, aussi, à cette coïncidence qui avait voulu que Fred Vasilescu s'écrase au sol le lendemain du jour où il en avait terminé avec lui... » (M.T.,p.368)’

Serait-ce la conséquence de cette fébrilité toute spéciale à Camil et de son écriture à chaud ? Les lettres de madame T. ont eu une genèse fulgurante (faute d’article promis par Rebreanu pour la revue de Camil, celui-ci combla « le vide » avec la confession qui provoqua un grand émoi dans le monde littéraire roumain) et datent d’une époque bien antérieure à la confession de Fred. Autre signe de fébrilité (ou d’inspiration?) - les rajouts en marge du texte à corriger, qui étaient, comme dans le cas de Marcel Proust, la terreur de l’éditeur ! Ce qui diffère de la manière proustienne c’est encore - à notre avis - cette espèce de « préparation », de « mise en condition » du lecteur (un peu à la manière du romanesque classique) que l’auteur roumain déploie avant de transmettre la sensation vécue par le personnage (encore que "sentiments" correspondrait mieux que "sensation", terme à l’usage exclusif du Narrateur de la Recherche).

Les exemples que nous avons donnés, relativement longs, tenaient compte, dans notre choix, de ce fait. Le Narrateur prend bien son temps avant d'arriver à l'idée essentielle qu'il veut nous communiquer, mais il lance d'abord son avertissement (« comme on le verra plus tard », etc.). Il revient sur une scène qu'il n'a quittée que le temps d'une parenthèse ou d'une digression longue de quelques pages parfois, si ce n'est un chapitre ! Il privilégie la vision au télescope, on le sait... L’épisode du cadeau de fin d’année que le protagoniste du roman de C. P. veut faire à Madame T. confirme cette observation. (Il n’est pas interdit d’assimiler ce procédé à une rhétorique traditionaliste !)

Avant d'arriver au moment central de l'épisode, on nous raconte des détails somme toute peu significatifs en eux-même, mais révélateurs de l’affectivité du protagoniste et, implicitement, de la nature profonde de sa relation amoureuse : l'attente devant la boutique, la surprise de la femme et sa joie nerveuse de revoir l’homme aimé revenir, le jeu du cadeau reçu-rendu - le brin de mimosa acheté par madame T. qu'elle accroche à la mentonnière de Fred - le stratagème d’accepter pour pouvoir lui offrir élégamment un cadeau de grand prix qu'elle aurait pu refuser:

‘« Le regard malicieux, j'ai enlevé mes gants épais de cuir et je me suis écrié avec une feinte énergie:
-Ah, non... Qui est-ce qui offre ici, toi ou moi?
Elle est devenue si pâle qu'il n'y a plus eu la moindre tache de rouge dans tout son visage en dehors de sa bouche et elle s'est appuyée à la vitrine... Il s'est produit en moi, à l'instant où j'ai compris, un déclenchement fluide... »’

L’explication arrive rapidement : sans y penser, machinalement, Fred avait « paraphrasé une de nos plaisanteries les plus intimes, les plus sensuelles » :

‘« Elle disait souvent: "Mais après tout, qui est-ce qui aime, ici?" lorsque je la tenais enlacée, exaspérée de désir et que je lui interdisais tyranniquement, sadiquement, le moindre mouvement, de sorte qu'elle restait en attente, le corps tout entier allongé, crispé, tendu. J'ai transpiré par tous les pores de ma peau comme si un court-circuit venait de se produire dans mes artères et ce n'est qu'au bout d'un moment que j'ai pu parler, pas à elle, car entre nous tout était épuisé, comme après la possession..." » ( p.258) ’

La réaction physique déclenchée par la formule intime fait de cette scène la plus proche – nous semble-t-il - de la manière proustienne de la résurrection du souvenir par la mémoire involontaire. Le déclic se produit d’une manière inattendue sous l’impression provoquée par un événement imprévisible (ici la petite phrase de Fred). Tout au début de la narration de Fred, lorsque l’actrice se met à étaler ses nombreuses « conquêtes » avec photos à l’appui, le protagoniste de la scène est brusquement traversé par un souvenir d’adolescence :

‘« Sollicitée par mon regard, Emilie me renseigne avec le soin qu’elle mettrait à faire les présentations : « C’est mon fiancé. » Je suis instantanément envahi par un sentiment oublié, qui me pénètre tout entier, comme une éruption qui s’étend sur toute la peau… Je me rappelle le temps où, avec mes camarades de lycée, je fréquentais les bordels les plus misérables, sales et misérables comme seuls peuvent l’être les bordels d’une capitale orientale. (…) Eh bien, j’ai souvent vu, dans ces chambres, des cartes postales illustrées et des photographies dont j’ai longtemps cru qu’elles avaient été ramassées dans la rue ou volées à leurs destinataires dans le seul but de décorer la chambre de la femme et de lui donner l’illusion d’une vie de famille. Mais j’ai découvert un jour que ces cartes postales étaient bel et bien adressées aux femmes chez lesquelles je venais et contenaient d’authentiques faits de famille »…(MT, p.79) ’

Le souvenir fait revivre, par superposition, deux moments différents dans le temps, grâce à la mémoire involontaire. Ailleurs, il s’agit de prolonger et de maintenir le souvenir, tous les autres moments de ressouvenance étant à mettre sur le compte d’un mécanisme plus complexe où la mémoire est aidée par un effort intellectuel. Le récit est, chez Camil Petrescu, en une étroite relation de dépendance avec le souvenir.

La seconde partie du roman qui couvre un seul après-midi où Fred reste confiné dans la chambre d’Émilie, pourrait souffrir d’un caractère statique si le protagoniste principal de cette scène ne procédait à la remémoration de la personne du poète disparu, des moments qu’ils ont passés ensemble – puisque, en réalité, ils se connaissaient très bien- et, implicitement, de sa propre vie et de son ineffable amour pour Madame T. Des lettres citées en entier alternent avec des pans de la vie de Fred. Rien ne paraît trop long au lecteur, car tout est bien dosé et l’intérêt magistralement entretenu, jusqu’à la fin. Remémorer permet d’organiser le récit.

D’une façon générale, on est amené à penser, en lisant Camil Petrescu, qu’il a fait lui-même l'expérience de ces sentiments forts qu’ils met sur le compte de ses personnages. Et le "je" qu'il leur prête ne fait que renforcer cette impression du vécu transfiguré. Pourtant, à la grande différence de Proust, Camil n'utilise pas exclusivement le monologue, (à part le monologue intérieur); bien au contraire, de nombreuses scènes sont ordonnées en dialogue, fait qui insuffle beaucoup de dynamique au récit et qui l’apparente à l’écriture théâtrale. Mais la présence continue du narrateur et de l’auteur, en doublure, (éventuellement son intervention) crée un liant indestructible entre les fragments du récit. L'impression de profondeur, de vie authentique, domine la narration et implique pleinement le lecteur conquis à l'idée de véridique.

Les comparaisons mêmes font appel, dans l'écriture de Camil, à des réalités ou des concepts que l’on ne peut pas exclure de son expérience personnelle. Très jeune encore, Camil vit les mots et les idées comme si c’était des faits palpables. Dans ses Thèses et antithèses, (p.151) une simple référence à son ancien professeur de philosophie de l’Université, P.P. Négoulescu, qui avait exercé sur lui une influence considérable, il est vrai, prend la forme enthousiaste suivante : « Ses exposés austères demeurent parmi les souvenirs les plus étrangement sensuels de mon expérience intellectuelle. J’éprouvais des sentiments de vertige, de vive inquiétude et d’admiration qu’éprouve probablement l’apprenti pilote lorsqu’il est, pendant ses dernières leçons, emmené par son maître à de hautes altitudes, au rythme de jeux d’ailes et de culbutes acrobatiques, dans des glissades et des redressements vertigineux. »

Les inconditionnels du comparatisme trouveront là un nouveau terrain d’entente pour les deux écrivains, celui de l’aviation ! Car au-delà d’une simple comparaison qui prend l’un de ses termes dans le domaine de l’aviation, reste le choix que l’auteur roumain opère à l’intérieur du même domaine pour faire disparaître son attachant personnage, Fred. En effet, l’auteur de Madame T. apprend, comme tout le monde, par les journaux, pourquoi son ami et personnage, si ponctuel d’habitude, ne viendra pas, le soir, au rendez-vous fixé pour débattre de ce qu’il avait écrit, sur les instances de l’écrivain.

‘« L’automne qui se prolongeait était encore beau mais il y avait ce jour là une lumière jaunâtre, brumeuse et un ciel effiloché et bas qui ne laissait pas monter les fumées ni l’odeur d’essence des voitures. Il ne faisait pas froid… à peine un peu humide. A la hauteur du boulevard de la Reine Maria, plein de vacarme et de véhicules de toutes sortes, les vendeurs de journaux criaient une édition spéciale… Malgré l’abus que certains petits journaux en ont pu faire, lorsqu’un des grands quotidiens d’information sort une édition spéciale, on ne peut réprimer un frisson, comme à l’annonce d’un événement d’une dynamique parfois incalculable dont la continuité de la vie et la volonté sont effleurées comme par de grandes ailes invisibles. Quelques lignes seulement , en lettres grosses comme des noix sombres dont l’encre vous collait aux doigts. » (M.T/,p.366)’

Après l’annonce complète de l’accident d’avion dans lequel s’est tué Fred Vasilescu, annonce reprise à la lettre près, l’auteur s’emploie à nous expliquer tout le programme (entraînement, record à battre, etc.) que Fred a entrepris, les échos de sa disparition dans la presse, l’enterrement, le tout accompagné de remarques qui donne une impression de formidable sincérité :

‘« L’idée brutale, âpre, que je ne reverrais plus Fred Vasilescou, tout le fer de l’univers dût-il se briser et dussent tous les soleils tomber, m’écrasait et m’épouvantait comme l’infini devenu sensible. Fred Vasilescou ne soupçonnait pas qu’il était lui-même – et en ce qu’il avait justement de meilleur – voué à être « censuré par la mort ». (p.366)’

C’est bien l’auteur du livre qui s’exprime ici : « la censure » renvoie forcément à la métaphore du « lit de Procuste »- le titre roumain, mais est à mettre en rapport également avec l’acte d’écrire : « C'était comme si cette mort avait été repoussée jusqu'au moment de l'achèvement de ce moyen de se perpétuer »...(n.s.) L’explication de l’auteur plus que l’événementiel pourrait être interpréter à ce propos comme un «emprunt » proustien, voire comme une ressemblance : la mort de Bergotte (pas avant de revoir le pan du mur jaune...la fin du Temps retrouvé : prendre le temps de finir l’œuvre !). Le récit que laisse Fred c’est le fruit de son amour. Amour impossible pour madame T. – seule à avoir su réveiller en son partenaire les qualités nécessaires à l’écriture (savoir regarder, transfigurer l’objet) -et devenue, de ce faite, la génitrice, en égale mesure de ce « fruit » qu’est le récit de Fred. Au delà du « tragisme » du personnage, on serait tenté de voir dans ces mots une analogie avec la fin de l’auteur du Temps perdu dont on sait qu’il est mort pratiquement après avoir fini son cycle romanesque même s’il n’a plus eu le temps de le revoir…Une fièvre habite le personnage de Camil qui n’est pas étrangère à l’écrivain Marcel Proust, et qui était propre à l’écrivain roumain – d’après ceux qui l’ont connu. En miroir parallèle, Camil dit de Fred : «La frénésie avec laquelle il transposait dans ces pages ce qu'il y avait de communicable dans son existence, me faisait frémir... » (p.368)

Nul doute que l’écrivain roumain exploite quelques filon biographique. On ne peut pas s’empêcher de penser que l’auteur a été touché, par un événement semblable, ne serait-ce qu’à travers un ami proche, tout comme le lecteur de la Recherche ne peut s’empêcher de faire quelques connexions entre Proust et des épisodes racontés, lorsqu’il est au courant des quelques événements de sa biographie. Les éditeurs des œuvres complètes de l’écrivain roumain, dont il faut relever une fois de plus les mérites, ont donné, à la suite de sérieuses recherches, des témoignages d’écrivains qui ont connu Camil de près et quelques clés pour une interprétation optimale du roman. Nous les rapportons dans un souci de mise en valeur des jalons qui participent chez notre auteur du concept de véridique. Ainsi, d’après les annuaires de l’Aviation roumaine de la période 1920-1933, on découvre le nom de Camil Petrescu parmi les personnes qui ont assisté aux essais des nouveaux avions de fabrication française ainsi que le nom de George Valentin Bibesco qui, par ailleurs, a eu un terrible accident d’avion à Saïgon dont les journaux (« Le Progrès » compris) ont parlé. Par le biais de ces détails nous retrouvons l’épouse du prince, Marthe Bibesco, figure énigmatique qui aurait fait une telle impression sur l’auteur lorsqu’il l’a connue, qu’il avait accroché dans son bureau un portrait imaginaire de madame T. (rappelant les traits de la princesse), réalisé par G.M. Cantacuzino, l’architecte même qui avait supervisé les travaux de restructuration du palais des Bibesco à Mogosoaïa…

Mais Camil, à l’instar de son confrère français, n’a jamais voulu donner le moindre indice pour «l’identification » de ses personnages. Au contraire, (pour mieux nous embrouiller ou par délicatesse) il fait semblant de donner des conseils d’écriture à madame T., qui doit passer, aux yeux du lecteur, pour une novice, alors que le « modèle » était un auteur à réputation déjà établie à l’époque. Ce qui nous paraît le plus extraordinaire – c’est le lien qui, à travers Marthe Bibesco, nous ramène à Marcel Proust. La princesse, femme d’une rare beauté et d’une intelligence appréciées, l’une comme l’autre, par les plus grands de ce monde (voir la liste de ses nombreux « admirateurs » dans l’impressionnante biographie que lui a dédiée G. De Diesbach), a connu Marcel Proust grâce à ses cousins par alliance, les Bibesco. Emmanuel avait été chargé de porter un des livres de Marthe -Les Huit Paradis - à Marcel qui lui répondra, à sa manière habituelle par « une de ces lettres excessives » citée par le biographe : « La tristesse de savoir que vous êtes partie pour longtemps est plus grande maintenant que je vous ai revue, que vous m’avez longuement parlé, que j’ai lu ce livre… » Lettre non moins flatteuse : « Vous êtes un écrivain parfait, Princesse, et ce n’est pas peu dire quand comme vous on entend par écrivain tant d’artistes unis, un écrivain, un parfumeur, un décorateur, un musicien, un sculpteur, un poète »… (La Princesse Bibesco, p.143). Dans le chapitre Proust et ses modèles de cet ouvrage, l’auteur mentionne également la fameuse rencontre au bal de l’Intransigeant qui permettra à Marthe Bibesco d’évoquer la figure lugubre de l’écrivain français (« Le corps perdu dans une pelisse trop vaste, il avait l’air d’être venu avec son cercueil », « ainsi vêtu, il jetait un froid comme un sorcier jette un sort ») dans son livre au titre prometteur : Au bal avec Marcel Proust. Nous arrêtons ici les confrontations au « biographique » qui ne sont justifiées qu’en tant que support à une certaine démonstration.