e) LE « JE » DES JEUX NARRATIFS

Depuis le Contre Sainte-Beuve, nous savons avec quelle véhémence Marcel Proust s'est élevé contre la critique biographique, car un livre est le produit d’un

‘« autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices. Ce moi-là, si nous voulons essayer de le comprendre, c’est au fond de nous-même, en essayant de le récréer en nous que nous pouvons y parvenir. Rien ne peut nous dispenser de cet effort de notre cœur. Cette vérité, il nous faut la faire de toutes pièces». (C.S-B.p.222) ’

Il touchait ici à la dualité de l’artiste qu’il a exemplairement incarnée, il faut le souligner, mais dont il a été conscient. Il a réussi magistralement à substituer au moi social, frivole, le moi profond, de sorte que l’habitué des salons, le snob que Marcel fut dans sa jeunesse se transforma en un génial créateur, par cet effort, justement, qui - après le temps perdu à contempler la société, à travers des expériences multiples - a pu retrouver le temps de l’écriture, transformant le premier en matière romanesque, en Art.

Le Narrateur a toujours dissocié les deux moi composant son dédoublement : la personnalité sociale de l’artiste est différente du moi créateur, elle est même nuisible puisqu’elle empêche l’acte créateur ; la fameuse scène finale (à laquelle nous sommes obligés de nous référer souvent !) du Temps retrouvé (la réception chez la princesse de Guermantes), lorsque tout à la joie d’une illumination, conséquente à une nouvelle expérience de mémoire involontaire, au lieu de consigner ce qui vient de lui traverser l’esprit, ce qu’il vient de découvrir (« capitalissime » pour lui), le Narrateur doit y renoncer pour des obligations mondaines :

‘« Étant résolu aujourd’hui à trouver la réponse, j’entrais dans l’hôtel de Guermantes, parce que nous faisons toujours passer avant la besogne intérieure que nous avons à faire, le rôle apparent que nous jouons et qui, ce jour-là, était celui d’un invité » (T.R., p.446)’

Pourtant, il est tout aussi vrai que l’artiste a besoin de se mouvoir dans un monde qui, par sa riche collection de spécimens humains, permet à celui qui sait voir d’en tirer des observations fertiles et des significations profondes ; il faut savoir développer les clichés que la vie offre généreusement et en tirer la substance : « le génie, même le grand talent vient moins d’éléments intellectuels et d’affinement social supérieur à ceux d’autrui, que de la faculté de les transformer, de les transposer », souligne le Narrateur, dans A l’ombre des jeunes filles en fleur. … et deux phrases plus loin :

‘« de même, ceux qui produisent des œuvres géniales ne sont pas ceux qui vivent dans le milieu le plus délicat, qui ont la conversation la plus brillante, la culture la plus étendue, mais ceux qui ont eu le pouvoir, cessant brusquement de vivre pour eux-mêmes, de rendre leur personnalité pareille à un miroir, de telle sorte que leur vie (…) s’y reflète, le génie consiste dans le pouvoir réfléchissant et non dans la qualité intrinsèque du spectacle reflété », déclare la Narrateur (la Recherche, I., p 554-555).’

Chez Camil Petrescu romancier, le problème de la dualité ne se pose pas dans les mêmes termes. Ses romans ne sont pas des autobiographies transfigurées, "romancées", cachées, etc. (comme il est permis de voir A la recherche du temps perdu).De manière latente quand ce n’est pas explicite, le "jeu" du Narrateur transparaît tout au long de la Recherche et des commentateurs précis ont su le mettre en lumière (voir dans ce sens l'étude de Serge Gaubert intitulée Le jeu de l'Alphabet in Recherche de Proust, Ed. du Seuil, coll. Points, 1980.)

Les romans de Camil Petrescu ne peuvent être tout au plus que des récits romanesques élaborés à la lumière de l'expérience de l'auteur. Le jeu des pronoms "moi" et "je" est fonction des rôles que joue l'écrivain. Premièrement - il est le "je" de l'auteur du livre et se représente en intervenant en bas de page (du début jusqu'à la fin des récits de ses personnages; il est le même"je" de l'auteur (normal!) de l'épilogue de la fin du roman. Mais il est aussi le "je" des deux signataires-personnages: de madame T. comme de Fred Vasilescu. Et, bien évidemment le "je" du poète disparu dont certains vers ont été publiés sous la forme d'un cycle portant le titre Poèmes de Ladima/ Din versurile lui Ladima par Camil Petrescu. Il est par conséquent plus qu'évident qu'il nous invite ainsi à un jeu où nul n'est dupe. Sauf que s'il a bien établi les règles (du jeu) avec et à l'intention de ses personnages, il ne l'a pas fait très clairement avec nous, lecteur. Il va jusqu’à nous dire: ceux qui parlent sont les protagonistes de ce roman que j'ai choisis parce que...etc. Il se rend compte, très tard, qu'on peut le prendre à la lettre et il se dépêche de nous prévenir : attention, il s'agit d'une fiction! Sans pour autant venir carrément sur scène et prendre la place du romancier omniscient!

En note en bas de la page 220 de son roman, l’auteur nous présente l’article sur La mauvaise circulation écrit par Ladima, journaliste au « Siècle ». Or, les connaisseurs de Camil Petrescu savent que cet article avait été écrit par l’auteur et publié dans le journal « Omul liber » (numéro 21-02-1930) !

Dans l’espace typographique de Madame T., il n’apparaît en tant qu'auteur (à la manière « classique », car autrement il n’arrête pas d’intervenir en « doublure » dans les notes de bas de page, un peu à la manière du dramaturge et auteur de didascalies qui effrayaient les interprètes de ses pièces !), qu’à la fin du livre et, même à ce moment-là, il n'est qu'un témoin qui va porter le manuscrit de Fred à Madame T.! Il faut donc que nous refassions - tel Fred qui refait l'existence de Ladima ou le portrait de madame T.- avec des morceaux collés - la pensée de Camil. Ou la quintessence de ses je. Tout comme Marcel Proust qui a fait le choix du je en la personne du Narrateur pour s’exprimer tout au long de ses seize volumes, l’écrivain roumain s’est senti obligé d’utiliser la seule forme pronominale qui permet « de parler honnêtement ». George Càlinescu, l’avait remarqué dès la publication de Patul lui Procust en identifiant dans Madame T., Fred, Ladima et l’auteur du livre « la tête multipliée du romancier » !

Il faut souligner que l'unité du livre est donnée par le raccord stylistique, dirions-nous, en empruntant la formule de J. Ricardou qui, analysant La Recherche, plus amplement, dans le chapitre "La métaphore d'un bout à l'autre"), démontre que le texte de Proust s'enroule selon un dispositif hélicoïdal : l'un à partir d'un raccord syntaxique; l'autre à partir d'un raccord métaphorique, un ensemble de similitudes diverses induisant la lecture à actualiser un rapprochement multiplement programmé (Nouveaux problèmes du roman, p.138)

L’unité de style permet d’intégrer les « histoires » dans une narration que Todorov appellerait de l’enchâssement. Sauf que l’intention de l’auteur roumain a été moins de l’ordre de la structure formelle que narratologique, car il visait l’introspection : parler de soi en descendant dans l’âme d’un autre ou refaire les univers de vie de Fred et de Ladima en mettant beaucoup de soi. En reprenant l'analyse des personnages de Camil, nous constatons qu'ils passent beaucoup de temps à regarder, comme d’ailleurs le Narrateur - enfant ou adulte- selon sa formule, à « voir l’univers avec les yeux de cent autres »; des pages entières parlent dans La Recherche de la force du regard (celui d’Elstir donnant « l’impression de la mobilité, même fixe », la « suprême œillade de Charlus » ou le regard de Swann qui semble capturer, emmener le corps et l’âme avec lui. Pour ce genre de personnes, voir c'est intégrer, dans le sens premier de intelligere et, finalement, souffrir (même s’il y a des moments d’émerveillement ou de surprise, voir Picon, Fernandez, etc). Qu'il s'agisse d'une connaissance métaphysique permettant d'atteindre le général, la substance humaine ou d'une connaissance individuelle permettant d'acquérir des certitudes et d'asseoir les cadres d'un sentiment, le chemin parcouru semble avoir trouvé des obstacles analogues dans les deux oeuvres.

Parmi toutes les facultés, la vue est la plus développée par Camil. Irina Petras, auteur d’un petit livre sur C.P., publié en 1994, trouve là une explication selon la loi de la compensation, car l’écrivain roumain avait été privé de l’intégralité du sens de l’ouïe pendant la guerre. (Peu d’odeurs et de parfums, point de musique dans les romans de Camil !) Ainsi Fred a appris, grâce à la femme aimée à regarder, à voir:

‘"Est-ce que mes sens se sont aiguisés? Avant je ne voyais rien, comme lorsqu’on passe, en se promenant, à côté d’un arbre, sans même le voir, non qu’on soit distrait, mais pour la simple raison qu’il ne nous vient pas à l’idée qu’il puisse y avoir quelque chose à voir dans un arbre On ne se pose même pas le problème. Mais lorsque notre compagnon s’arrête pour le regarder et que nous nous arrêtons aussi, nous découvrons alors d’innombrables faits et d’innombrables formes » (p.173)’

Fred doit tout son devenir spirituel à cette femme qu’il sent dorénavant dans tout ce qui l’entoure :

‘ « il subsiste quelque chose de son existence, immatériellement, comme dans chaque organe vibre, si insensiblement que ce soit, l’énergie de l’ensemble. Et rien ne peut plus être autrement, de même que la rivière ne peut remonter son cours. Surtout depuis ce terrible coup (qui m’a amené à lire tant de livres et à chercher tant d’explications), c’est à travers une loupe que je vois le monde (s.n.) aujourd’hui et tout imprégné de la pensée de l’existence de cette femme, de même que tous les objets baignent dans un vague vert lorsqu’on met des lunettes vertes. » (p.174)’

Les héros de Camil se trouvent dans ce cas de figure qui les rapproche des personnages de la Recherche et, en dernière instance, du Narrateur. Par le biais de l’amour non accompli, l’amour source de souffrance, nous arrivons à un parallélisme presque parfait. Toutes les facettes de ce sentiment sont exposées chez nos deux auteurs. L’amour absolu, l’amour imaginé, désiré, possible. Impossible, ensuite puisque l’homme est trompé. Selon Proust, on le sait, l’amour ne peut pas offrir le bonheur ! Il n’offre qu’angoisse, jalousie et donc souffrance. (Le remarquable livre de Nicolas Grimaldi a disséqué à souhait le problème de la jalousie, élément essentiel de « l’imaginaire proustien », de l’amour). Pour Camil, également, il n’est que source de souffrance. Rarement d’exaltation, de joie : cet amour-là caractérise le couple de Madame T. et Fred (à certains moments). C’est un amour trop beau pour exister. Fred quitte la femme qu’il a aimée le plus dans sa vie pour une raison qui nous reste obscure même à la fin du roman. Fred Vasilescu donne une explication (« le cancer de ma vie ») qui n’en est pas une, car elle est trop vague. Il se sent "l'âme altérée par ce sentiment de l'irrévocable", et il n'est que le piéton de ce va-et-vient d'un jeu amoureux qui peut se révéler destructif, entre exaltation et désespoir profond: "le simple fait de la regarder était pour moi un plaisir, je l'examinais comme un tableau... C'est cette femme qui au début ne me semblait même pas belle qui m'a fait découvrir la beauté"(p.259) dit-il, un peu à la façon (contraire) de Swann, qui a été amoureux d’une femme qui n’était même pas « son style ». Mais l’héroïne de Camil continue d’envoûter Fred-le-narrateur même après la rupture:

‘"En de pareils instants, comme lorsqu'elle était habillée pour une soirée ou pour un bal, sa beauté avait quelque chose de surnaturel et de transfiguré et cela expliquait pourquoi tant d'hommes parlaient d'elle avec une sorte d'émotion..." (p.260) ’

Ce couple unique de "condamnés à la volupté", selon la propre formule de Fred, est un des couples romanesques les plus rares, fidèle image des deux protagonistes, héros exemplaires comme les voulait l’auteur. Les personnages des romans de l’écrivain roumain ont des gestes « forts » comme chez Dostoïevski, dont René Girard disait « les faits et gestes rassemblés par le narrateur dostoïevskien sont toujours ceux dont le lecteur a besoin pour parvenir à une connaissance pleine et entière de ce personnage. » (Mensonge et vérité romanesque, p.83)

Il y a dans Madame T. autant que dans La dernière nuit d’amour des pages admirables sur l’amour, qui ne perdent rien de leur fraîcheur, malgré les années et la récurrence du thème, général et pourtant unique – de par la façon de le dire. A l’image de ce monologue de Stefan Gheorghidiu, le héros de Dernière nuit d’amour, première nuit de guerre, tout au début de leur relation amoureuse:

‘« Je sentais que cette femme était à moi en un exemplaire unique ainsi que mon ego ou que ma mère, que nous nous étions rencontrés tous les deux dès le commencement du monde par-delà le devenir, et que nous allions disparaître aussi tous les deux, ensemble, un jour. »’

Trompé, dans l’amour comme dans ses certitudes d’homme lucide, le héros fait, au bout de son expérience amoureuse, cette remarque qui n’est pas loin de rappeler, par son expressivité autant que par la force du constat d’échec, les remarques du Narrateur :

‘« Il arrive que des experts d’art découvrent, après plusieurs nettoyages sous le paysage banal d’un vieux tableau, une Madone peinte par un maître de la Renaissance. Par une douloureuse ironie, je découvrais, moi, petit à petit, derrière une Madone que je croyais authentique, l’original : un paysage et une tête étrangère et vulgaire. »’

Situation que l’on peut mettre en parallèle avec celle de Swann qui est obligé de se rendre compte qu’il a partagé tant d’années avec une femme qui ne lui plaisait pas, « qui n’était pas son genre.» D’ailleurs Stefan - le philosophe marié à la blonde Ela - avoue que, étudiant, il était amoureux d’une camarade brune, car il n’aimait pas les blondes ! Dans les deux romans roumains, tout comme dans la Recherche, ce sont les femmes qui trompent (Ela ou Emilie : coïncidence d’initiales, à la manière des coïncidences phonétiques proustiennes relevées par S. Gaubert dans l’étude citée?)

Les analogies, comme nous le constatons, peuvent être de fond comme de forme. La nature citadine par excellence des romans de Camil, attire des thèmes spécifiques à la vie moderne et mondaine de ses héros. Ils fréquentent des lieux culturels spécifiques de la grande ville : théâtres, salles de conférences, rédactions de journaux, expositions. Les lecteurs de Proust auront remarqué la référence à la peinture, plus précise encore dans Madame T. où Ladima écrit une fois à Émilie que la veille il l’avait beaucoup admirée car sa tête lui rappelait celle de Lavinia, fille du Titien portant un plat rempli de fruits. Swann ne se trompait-il pas lui-même (ne s’autosuggestionnait-il pas) en élevant Odette au rang d’une figure de Botticelli ? Ou était-ce une façon de se "blanchir" de la faute d'aimer une femme si vulgaire?

On trouve souvent dans Madame T. - roman moderne traversé par des personnages frottés d’art - des allusions à la peinture : sur les murs tout nus de la chambre de madame T. il y a, en face du lit, un seul tableau, « Les coquelicots » de Luchian, (1858-1916, peintre roumain de grande valeur, très apprécié même en dehors de son pays) d’un rouge ardent contrastant avec le blanc des murs, choix raffiné et affirmation du goût de l’héroïne, transposition stylistique, par le contraste des couleurs (le blanc, symbole de pureté absolue, le rouge de passion totale) du concentré de la personnalité de madame T. Ailleurs, Fred n’accorde à la vulgaire Émilie que l’attrait de la robustesse d’une Vénus de Rubens (p. 85).

Dans les deux univers romanesques, les héros se laissent aller avec une évidente volupté aux comparaisons picturales : rappelons-nous la scène où la figure d’Odette, regardant une gravure apportée par Swann, frappe ce dernier par sa ressemblance avec la figure de Zéphora « la fille de Jéthro, qu’on voit dans une fresque de la chapelle Sixtine. » (ibidem, p.222). Ladima, lui, trouvait la destinataire de ses lettres semblable à un modèle du Titien.

Fred avoue également que l’attrait d’Emilie est explicable – pour lui tout au moins- par les associations picturales :

‘« Emilie a pour la peinture, elle qui ressemble, sans le savoir, aux robustes modèles des modernistes, le mépris d’un cuisinier pour la pâtisserie. Je crois même que si je suis venu chez elle et que si j’y viens encore c’est sous l’effet de je ne sais quelle espèce de curiosité que provoque en moi son excitante ressemblance avec les nus pleins et altiers de certains peintres qu’un collègue du Quai d’Orsay me menait voir dans les expositions à scandale des nouveaux peintres. Je pense surtout à Picasso et à Favory. » ( M.T., p.92)’

Relevons, outre les références à la peinture, la mention (anodine, à première vue) de ce collègue du Quai d’Orsay qui peut renvoyer à Proust ou au personnage de Swann. Si Fred est l’alter-ego de l’écrivain, le collègue de ce dernier ne peut être qu’un écrivain du pays où se trouve le quai d’Orsay ! En poussant, on peut établir des analogies séduisantes entre les couples Swann-Odette et Ladima-Emilie et leur rituel amoureux. Une allusion florale comme « faire catleya » peut soutenir la mise en rapport avec la formule que Fred et Madame T. sont seuls à connaître : « Mais qui est-ce qui aime ici ? » L’emploi de ces formules dans un registre intime ( et, forcément, restrictif), a pour les protagonistes une valeur de clé ouvrant un univers exclusif, connu uniquement d’eux. Quelque chose comme la sonate de Vinteuil, cet « hymne national (de leur amour ») des personnages proustiens mais inexistant chez Camil Petrescu. Chez lui, le sens tactile occupe exclusivement l’observation ; il ne reste plus de place pour les odeurs ou la musique, éléments constituants de la sensibilité proustienne. Si Camil est resté indifférent à la leçon musicale et olfactive du Narrateur, il a retenu, par contre, le rôle majeur que M. Proust a accordé au regard et à la peinture en particulier.

Il y a chez Camil Petrescu tout comme chez Marcel Proust des couples mal assortis tel celui de Saint-Loup et Rachel qui rappellent le couple roumain Ladima - Émilie par le malentendu des sentiments croisés : l’amour fort, absolu de l’homme en opposition avec l’amour intéressé, calculé de la femme vulgaire, cas de figure classique d’ailleurs ! Ou bien celui qui occupe tout le Côté de chez Swann et la relation qui lie Fred à Émilie : Swann cherche le plaisir charnel auprès d’Odette tout comme Fred Vasilescu le cherche cet après-midi de mois d’août, auprès d’Émilie, alors que, par l’intelligence et la sensibilité, il serait mieux assorti à Madame T.

‘« Swann, lui, ne cherchait pas à trouver jolies les femmes avec qui il passait son temps, mais à passer son temps avec les femmes qu’il avait d’abord trouvées jolies. Et c’était souvent des femmes de beauté assez vulgaire, car les qualités physiques qu’il cherchait sans s’en rendre compte étaient en complète opposition avec celles qui lui rendaient admirables les femmes sculptées ou peintes par les maîtres qu’il préférait. La profondeur, la mélancolie d’expression, glaçaient ses sens, que suffisait au contraire à éveiller une chair saine, plantureuse et rose. » (A la Recherche, I, p.192)’

Camil a-t-il pris à la lettre cette explication lorsqu’il prête au personnage de Fred Vasilescu l’impossibilité de s’épanouir dans l’amour pour madame T. alors qu’il reste maître de la rusée Emilie ?

Madame T. est, de l’avis de l’écrasante majorité des commentateurs de l’œuvre de C.P., le personnage féminin le plus accompli de la littérature roumaine. Elle possède tous les atouts de la beauté féminine illuminés par une vie spirituelle exceptionnelle. Beaucoup de critiques ont tâché de comprendre pourquoi l’homme qui a eu le bonheur de l’aimer et d’en être aimé la quitte. Et ils se sont essayés à des explications aussi multiples que séduisantes. Signalons que le seul qui tourne cet aspect en dérision est le très jeune Eugène Ionescou d’ailleurs (et le dramaturge inoubliable d’après !) Le reproche majeur du critique de l’époque (et dramaturge de toujours !) se porte sur cette idée de "mystère" que l'écrivain roumain aurait voulu entretenir. Il faut dire que la chronique incriminée est « l’œuvre d’un adolescent en colère » comme le reconnaissait son auteur, des années plus tard, lorsqu’il était devenu Ionesco ! [Nous n’avons ni la place ni le temps de l’analyser ici, mais nous recommandons la savoureuse lecture du livre Non d’E. Ionesco, paru en traduction chez Gallimard, en 1986, avec une préface de l’universitaire roumain, Eugen Simion]. Or, il faut voir là une concession au romanesque pour mieux faire passer l'innovante technique narrative mise au service d'une oeuvre écrite – apparemment - par ses propres personnages. Nous pouvons aussi interpréter ce "mystère" comme un refus d'explication délibéré. Si l’on ne prenait en considération que La Nouvelle structure... on identifierait vite dans cette impossibilité de pénétrer la vérité le caractère subjectif de la connaissance.

Dans l'optique de Camil Petrescu essayiste, procédant de Husserl mais aussi de Bergson, la connaissance est possible, elle est de nature psychologique et, donc, subjective, le sujet réfléchissant étant le "moi" seul. Le mystère de Fred Vasilescu lui appartient, lui seul le connaît, il a failli le dévoiler (faire connaître sa vérité) au seul homme qui en valait la peine: Ladima. Nous, lecteurs, étrangers à cette vérité, nous ne pouvons pas accéder à son essence et l'auteur non plus; car il n'est plus l'auteur omniscient, il n'est pas le créateur de Fred V. qu'il ne fait que pousser en scène. Voilà la leçon de Camil Petrescu.