4. AUTANT DE LUCIDITE, AUTANT DE DRAME

"Autant de lucidité, autant de passion, donc de drame ", (Addenda au faux traité, in Teatru, III, Editions :Fundatia pentru literaturà si artà, 1947, pp. 513-516) formule chère à Camil - dont tous les lettrés roumains se sont emparés comme on l'a fait de la madeleine proustienne- est le principe qui semble régir l'univers de sa création.

Le personnage « supérieur » (par culture, par sensibilité) se trouve souvent en position d’être inadapté au milieu social ou tout simplement à des situations concrètes: tel est le cas de Ladima le poète sensible et journaliste intègre, à l’âme délicate, qui ne réussit ni sa vie sociale ni sa vie sentimentale par trop de pureté. C’est un idéaliste se nourrissant de rêves en tous domaines (social, amoureux, intellectuel). Véritablement sincère, Ladima, est coupable de trop se laisser aller à imaginer la vie bien plus belle qu'elle ne l'est. Poète, chez lui, le rêve est une ambiance naturelle. Lorsqu’il quitte le rêve pour devenir un lucide, sa lucidité le perdra… Chez madame T., la sensibilité est présente dans tous ses faits et gestes : elle est signe d’intelligence, de grande capacité d’approfondir les significations. Une femme lucide et sensible mais non pas sentimentale. Sa souffrance est consécutive à la connaissance des faits ; lucide, elle est condamnée au drame. Fred, qui l’a le mieux connue, fait le résumé de sa personnalité authentique, lors de l’épisode du vernissage (p. 201-205) ; lui-même, considéré par ses amis comme un dandy, un type superficiel puisque riche et de bonne famille, mondain, amateur de voitures et d’aviation, homme à femmes, est prêt à souffrir pour les « riens » de la vie, ses aveux de timide incurable, chaque fois qu’il se trouve face à des personnes qu’il admire (p. 47) le démontrent. L’auteur a su lire en lui « loyauté et délicatesse » et trouve que sa personne vit « de sincérité ». Lorsque, en narrateur, il découvre, la vie de supplices qu'a endurée Ladima, l’amour malheureux et la fin tragique qui en découle, en lisant les lettres que le poète avait envoyées à l’ingrate Émilie, Fred Vasilescu en souffre « comme un chien blessé ». Comparaison qui, d'une étonnante banalité à première vue, et par-là même d'une force saisissante, extraordinaire, en parfaite corrélation avec les "conseils" techniques donnés par l'écrivain à son personnage-narrateur. Fred est-t-il un idéal dans lequel l’auteur s’est projeté ? Il semble, en tous cas, faire fonction de « doublure », comme dans le théâtre, à la manière dont Proust se sert du Narrateur pour faire passer ses idées.

Le choix des personnages n’est pas un acte anodin. Fred et Madame T., sont des êtres d’exception que seul l’auteur du livre est capable de pressentir par des signes qui échappent au sens commun. Ainsi, de Madame T. :

‘« Plus tard, après de longues conversations, l’après-midi, entre trois et cinq, dans son refuge aux meubles de formes géométriques et vernis de l’ « Art Décoratif », j’ai eu très souvent le sentiment que le refus de s’extérioriser, chez cette femme qui, à ses heures de loisir, préférait lire ou « vivre », tout simplement, et très paisiblement d’ailleurs, pour elle-même, faisait se perdre tout un univers d’expérience et de beauté que son ineffable délibéré rendait inutile.» (n.s.)’

L’auteur de la note du bas de page et l’ami de cette femme qui est, au moment de notre lecture, déjà son héroïne, insiste : « seuls doivent écrire ceux qui ont quelque chose à dire » en espérant flatter peut-être l’intelligence de cette femme. Mais il n’obtiendra pas grand chose d’elle :

‘« Ni la manière brutale dont j’ai publié plus tard, avec quelques retouches, et à son insu, sans son autorisation, dans une revue à faible tirage, ces lettres qui n’étaient destinées qu’à moi seul et que j’avais reçues quelques mois plus tôt, ni la bienveillance dont certains critiques ont fait preuve à leur égard, ne l’ont fléchie. Son horreur de l’exhibitionnisme, même psychologique, avait été la plus forte » (M.T., p.14).’

Une fois de plus, le lecteur du roman est renvoyé à l’extériorité du livre : l’écrivain avait bien publié en trois numéros successifs dans la revue « La Cité littéraire » les lettres signées par une mystérieuse « Madame T. » et qui avaient soulevé l’enthousiasme des critiques, à commencer par Lovinescu ! Mais au moment de la lecture, elles sont devenues les pages d’un livre et les épisodes d’un roman !

Dans les quelques trente pages qui représentent les trois lettres que madame T. aura écrites pour notre romancier, elle sera d’une parfaite sincérité, malgré son évidente horreur de s’exhiber, puisqu’elle racontera son amour malheureux pour X, ainsi que les concessions sans apparente justification faites à D., ce personnage aux traits peu flatteurs, ancien camarade d’école et qui l’a aimée désespérément. Maria T. Mànescou que l’on appelait T. tout simplement pour la différencier d’une autre camarade qui portait le même nom, à une initiale près, celle du père (et qui s’interpose entre le prénom et le nom, selon une habitude roumaine), mariée, ensuite divorcée, avait toujours été poursuivie par l’assiduité de D. auquel elle ne reconnaissait qu’un seul geste délicat : ce bouquet de violettes offert par l’intermédiaire d’un commis, geste somme toute banal mais d’une extrême importance pour madame T. parce qu’il arrive à un moment « de crise ». Et c’est en racontant cet épisode que l’héroïne dévoile toute la tragédie de son amour pour X, que nous identifierons par la suite dans la personne de Fred Vasilescu, dont l’auteur dit :

‘« Je l’ai pressé plusieurs fois d’écrire, non seulement parce que sa conversation donnait cette impression unique d’authenticité, mais aussi parce que tout ce que je savais de sa vie, de ses relations, de ce qui faisait de lui un véritable représentant de la société roumaine d’aujourd’hui, me donnait le sentiment qu’il pourrait révéler des choses d’un intérêt documentaire peu banal » (p.39)’

Relevons ici le terme d’authenticité en toutes lettres qui sert de support à toute analyse de l’œuvre camil-petrescienne, à côté de «  véritable  » «  révéler des choses  » , «  intérêt documentaire » (la définition complète figure in Teze si antiteze, p.176). La réaction de Fred, on la croirait calquée sur celle de Madame T. : ce n’est pas pour rien qu’ils sont les deux « acteurs » de cet amour aussi impossible qu’idéal ! Au premier refus catégorique, l’auteur oppose un intérêt d’écrivain qui finira par convaincre Fred :

 « J’ai fait sur lui l’essai d’un moyen de pression qui ne rate presque jamais avec le profane.

Ca pourrait me donner envie de l’écrire ce roman, puisque tu trouves que c’est si intéressant »…

‘ « Si tu veux vraiment m’être utile, raconte-moi tout par écrit. Et ce qui m’intéresserait, plus que l’affaire elle-même, qui ne peut pas être plus extraordinaire qu’une guerre, quoi que tu en dises, ce serait les détails, le cadre, l’atmosphère, la matière première de toute histoire… Après, moi, je transformerai tout ça en un roman (et je mentais en lui disant ça car je n’ai vraiment pas l’intention d’écrire un roman.) »’

Dans une lecture au deuxième degré, on pourrait lire dans les mots que nous venons de souligner une autre allusion à Proust qui déclarait à qui voulait l’entendre que la Recherche du temps perdu n’était pas un roman !

C’est, (à en croire l’auteur de ces lignes), Fred lui-même qui a tout déclenché lorsqu’il aperçoit, un jour, dans la rue, une femme qui n’est autre que l’actrice avec laquelle il a passé cet après-midi de mois d’août inoubliable :

‘« Il est devenu livide.
- Tu la vois celle-là, cette femme en robe rouge ?
Et il s’est retourné. J’ai fait aussitôt de même. J’ai haussé les épaules, avec l’air de ne pas comprendre, mais je ne lui ai pas dit que je la connaissais, dans l’espoir d’obtenir un secret dont je n’aurais peut-être pas eu la confidence autrement.
- Non, pourquoi ?
Il est resté songeur, troublé, et, dans l’agitation du souvenir, il ne m’a pas répondu lorsque j’ai répété ma question… »’

(La scène n’est pas loin de celle où quelqu’un montre dans la rue la silhouette d’Odette au Narrateur en guise de préambule à ses confidences, en ajoutant un détail historique, la mort de Mac Mahon, pour rendre l’aveu plus véridique.)

Du point de vue du jeu avec les personnes verbales, dans le cadre d’une technique narrative « entre miroirs parallèles », cette scène est à analyser de près et peut comporter des résultats gratifiants ; dans un ouvrage sur le Langage artistique roumain au XXe siècle, MihaélaMancas parle d’un « parallélisme narratif » qui est visible du point de vue graphique (le texte de Fred est commenté par la note de l’auteur) autant que du point de vue narratif, puisque nous lisons deux « textes » ; une liste des formes verbales dressée pour chaque plan narratif vient souligner le parallélisme annoncé.

Le récit de cet après-midi du mois d’août est un autre « dossier d’existences » qui va s’étoffer sous l’œil du lecteur, à mesure que Fred, nu, dans le lit d’Emilie, refait mentalement toute l’existence malheureuse du poète Ladima, journaliste intègre et amoureux impénitent d’une demi-mondaine qu’il croit une créature angélique. La nudité du narrateur peut renvoyer à l’idée d’état originel, dans la sphère de l’authentique. Emilie, actrice médiocre qui essaie d’obtenir des rôles au moyen de ses charmes, qui couche avec tout le monde, oppose, par calcul, une résistance trompeuse à Ladima. La naïveté de celui-ci, qui n’a d’égale que sa probité, le fait longtemps croire désespérément à un amour qu’il s’est inventé; le jour où il comprendra toute la vérité (moment où le héros se montre en lucide) il mettra fin à sa vie. Fred commente mentalement, après avoir eu un soupçon dérisoire :

‘« c’est probablement à cause d’elle que Ladima s’est suicidé, à cause de cette femme dénuée de tout mystère intérieur sur laquelle il avait projeté toute son imagination comme sur une toile blanche. » (M.T.p. 322)’

L’après–midi torride s’achève sur un air quelque peu dramatique si le geste de Fred n’était commandé par la conscience d’un lucide.

‘« Après avoir ramassé les lettres sans se presser, Emilie leur a remis leur ruban rose en croix avec la photographie par-dessus, comme une étiquette sur un paquet de biscuits; elle les a rangées dans la boîte et elle a mis la boîte dans la commode, dans le tiroir du bas. C’est là que je prends ce paquet lorsqu’elle va, sur ma prière, dire à Valérie de s’habiller. Puis, je le fourre dans la poche arrière de mon pantalon, la seule que l’on puisse dissimuler. » (p.330) ’

Il y a là quelque chose du roman policier: le vol des lettres de Ladima, pour qu’au moins, dans sa mort, l’image du poète ne soit plus salie par Emilie qui offre à ses visiteurs payants cet amusement supplémentaire, pendant vulgaire de la souffrance atroce d’une intelligence et d’une sensibilité hors du commun.

De même nature semble la recherche que Fred entreprend dès le lendemain à travers journaux et témoignages sur la fin tragique de Ladima. (Ce sera, d’ailleurs, la matière du premier épilogue). Du roman policier pourrait tenir aussi l’artifice auquel Ladima a recours pour faire croire qu’il s’est suicidé, non pour la vulgaire actrice, mais pour Madame T. : il a glissé dans la poche de sa veste, avant le geste fatal, une lettre adressée à cette femme admirable, tout comme il a essayé de faire croire, par la somme qu’il avait empruntée auparavant à un ami, pour qu’on la retrouve sur lui ensuite, que ce n’est pas à cause des difficultés matérielles – ajoutées à celle du cœur - qu’il s’est supprimé. Le personnage de Ladima a fait couler beaucoup d’encre au sein d’une certaine critique obligée d’intégrer les préceptes de l’idéologie communiste. Ainsi, le plus avisé des commentateurs de Camil (à qui il faut reconnaître une remarquable recherche qui a pris corps dans une somme critique intitulée, tout simplement, L’œuvre de Camil Petrescu ) déclare que Fred, en détective, « découvre que c’est la société qui est plus que coupable » de la tragédie de Ladima. « Fred Vasilescu appelle à la barre en même temps que ses souvenirs sur celui-ci [Ladima], la société entière avec ses compartiments les plus importants, la presse, le théâtre, la justice, la vie politique, etc. Ladima est situé au milieu de la scène et autour de lui se joue toute la comédie de la vie bourgeoise » (Opera lui C. P./L’œuvre de C.P., p.200).

En ce rôle de détective privé, Fred mène l’enquête le lendemain suivant la soustraction des lettres de chez Emilie : c’est la matière du premier épilogue. Il passe au peigne fin les revues et les journaux de la semaine pendant laquelle Ladima est mort et qui parlent du poète disparu comme d’un génie. Tantôt sur un ton de pudeur, tantôt sur un ton dithyrambique ou sentimental : « Un des plus grands poètes de notre époque…nourri de fiel et de dégoût pour ses contemporains ; il a porté en silence le canon froid sur son cœur brûlant et hébété et il l’a apaisé en le faisant éclater. Bonne nuit, poète honnête et insensé. » (Il est amusant de remarquer ici comment l’écrivain se plaît à caricaturer le style journalistique, lui qui a gagné souvent sa vie en écrivant des articles pour nombreux journaux et revues fondés par lui ou par d’autres. On pourrait encore y voir un clin d’œil à Proust en fonction de pasticheur.)

A la recherche de certitudes, Fred était allé voir en premier le procureur qui s’est occupé du « cas G.D. Ladima » et dont le narrateur nous dit : « j’ai d’ailleurs compris qu’il était poète lui aussi, mais que, plus prudent que Ladima, il avait également fait des études de droit » (M.T.,p.334) Selon la version de ce dernier, Ladima se serait suicidé à cause d’une femme, une femme intelligente, belle et qui tient un magasin de meubles (dans laquelle Fred reconnaît immédiatement son âme sœur, Madame T.) Le stratagème de Ladima (la lettre pour Madame T.) avait réussi ! Par la suite de son investigation, Fred rencontre également l’ami de Ladima, Cibànoïou, grâce auquel il complète le « dossier » du poète disparu. Il apprend que Ladima a eu, effectivement, la révélation de la véritable nature d’Emilie, a essuyé ensuite les moqueries d’un ami cynique (Bulgàran) et a été ébranlé dans sa confiance en l’Art son ultime planche de salut.

Autant de coups qui sont imputables à la société en tant que pluralité d’individus détestables, dont l’émanation est indépendante de l’idéologie. Car des femmes qui trompent et des hommes qui mentent ou qui exploitent la souffrance – ce qui est une autre manière de tromper - on peut en rencontrer dans tous les pays et à toutes les époques. Le cynisme, l’envie, les désillusions, tout comme l’amour, la générosité, la recherche de l’idéal sont un ensemble de réalités propres à n’importe quelle forme sociale, et pas seulement à celle qui fait l’objet de la prose de Camil Petrescu. Mais ce serait là un sujet d’étude sociologique et telle n’est pas notre ambition ici. Camil, qui proposait la noocratie (le pouvoir aux intellectuels !) n’aurait convaincu aucun idéologue communiste de son pays! Il est vrai qu’il fut, surtout dans sa jeunesse, un écrivain engagé, notamment comme journaliste, suscitant des polémiques sur les sujets les plus variés ; Ladima, l’intransigeant reporter du journal Le Siècle possède beaucoup des traits de son auteur. D’ailleurs le post-scriptum de Fred, porte-parole de l’écrivain, à la fin de cet épilogue, juge la société non pas sur des critères idéologiques, mais de morale générale : 

‘« G.D.L. entre-t-il, lui aussi, dans une de ces catégories d’êtres apparemment accomplis mais affectés d’un moins ou d’un plus qui leur rend la vie impossible ? Je veux dire par-là : le talent ou l’intransigeance morale ont-ils quelque chose des excroissances ridicules et dangereuses d’un Rhynchophore, d’un Macrophtalme ou d’un Sophonyophore ? Le poète serait-il en vérité un spécimen voué à être fatalement et durement censuré par la mort ? » (p.351)’