5. ASSUMER L’ART

Le poète Ladima, dans sa posture d’artiste a reconnu son erreur : avoir aimé une femme médiocre équivaut à oublier la suprématie de l’esprit, donc de l’art sur la vie et sa banalité. D’Emilie, Ladima avait dit, à son ami, vers la fin du livre qui est la fin de sa propre vie: « en deux ans elle a fait tarir toutes mes capacités spirituelles. Tout est broyé et brisé en moi. Si ce n’était de ma foi en l’art… » (n.s.), seule raison pour continuer à vivre et que le féroce Bulgàran se charge de détruire par ces sentences cyniques: « L’art est une vanité comme une autre. Vanité des vanités, tout est vanité. Nous ne faisons que repousser une échéance ».

Nous avons souligné la foi dans l’art , élément existentiel pour le poète Ladima, comme pour son auteur, pour l’écrivain en général et pour le Narrateur proustien tout spécialement. On sait combien tout fut transformé chez lui en Art :

‘« on peut presque dire que les œuvres, comme dans les puits artésiens, montent d’autant plus haut que la souffrance a plus profondément creusé le cœur » (TR, p.908). ’

La souffrance apparaît alors comme exigence et condition suprêmes de vie parce qu’elle alimente l’effort de création en permettant à l’œuvre de s’accomplir et de s’opposer au temps fugitif, au temps « perdu », à celui qui détruit les êtres, compagnon de la mort que le Narrateur reconnaît craindre : « non pas pour moi, mais pour mon livre, à l’éclosion duquel était, au moins pendant quelque temps, indispensable cette vie que tant de dangers menaçaient. » Et reprenant le vers de V. Hugo : Il faut que l’herbe pousse et que les enfants meurent, le Narrateur avoue :

‘« Moi je dis que la loi cruelle de l’art est que les êtres meurent et que nous-mêmes mourions en épuisant toutes les souffrances, pour que pousse l’herbe non de l’oubli mais de la vie éternelle, l’herbe drue des œuvres fécondes… » (TR,p.1038))’

L’épilogue de Fred avait donné l’occasion à Fred-le narrateur de se lancer dans une leçon de criminologie qui n’est qu’un plaidoyer pour la cause des hommes qui souffrent :

‘« Ce qui pourrait paraître à certains d’une grotesque absurdité, à savoir qu’un homme comme Ladima ait pu se suicider à cause d’une femme aussi vulgaire qu’Émilie, me semblait, à moi, assez explicable…Je ne saurais dire pourquoi…Il n’est pas douteux que les femmes supérieures font beaucoup plus souffrir, beaucoup plus profondément et sous des formes qui relèvent d’un sadisme psychologique destructeur… »’

Sur un ton qui se rapproche beaucoup de celui du Narrateur du Temps perdu et notamment celui que G. Ibràileanu aurait appelé « moraliste », Fred continue sa « dissertation » morale sur les faits divers convertis en « drames » et qui proviennent tous, « des faubourgs de l’âme » :

‘« Ces femmes sont pour la plupart d’anciennes prostituées, des aventurières de fiacre à un seul cheval. La vérité, c’est que la souffrance causée par une femme d’intelligence supérieure, délicate, sensible, aussi capricieuse qu’elle puisse l’être, est comme une longue maladie, faite de longues rémissions passagères, de certaines voluptés dans la douleur, accompagnées d’un approfondissement personnel et de l’illumination d’un monde extérieur jusque-là insoupçonné, de ces maladies dont un écrivain (que j’ai lu quelque part) disait qu’elles développent l’intelligence (n.s.). Mais s’il est vrai que la souffrance causée par une femme « bien » ressemble à la tuberculose, il y a dans la souffrance due à une femme vulgaire quelque chose de la cuisante exaspération d’une furonculose ou d’une maladie honteuse. Elle est intolérable… » ( M.T. p.332)’

Nous aurons remarqué la petite parenthèse, véritable clin d’œil aux notations proustiennes sur le sujet ! Au delà de sa valeur axiologique, le procédé répond à une stratégie narrative dont la raison principale est le jeu avec le lecteur. L’allusion est fine, le mot est lâché au détour d’une observation générale sans aucun indice révélateur. Camil Petrescu fait ainsi une nette distinction entre théorie et pratique, entre le projet esthétique sa mise en application. On a vu par ailleurs qu’il ne se gêne pas à donner en pâture des noms réels ou à emprunter des traits de personnes de son entourage (les critiques roumains disaient que dans Ladima toute l’intelligentsia bucarestoise avait reconnu un des poètes « maudits » contemporain à l’auteur). Le lecteur attentif identifiera dans ces mots un élément de l’échafaudage méta- littéraire et une affirmation des choix au cas où il y aurait encore des doutes...

Les phrases suivantes semblent écrites pour expliquer en particulier l’attitude de Madame T. - sans la nommer- mais que le lecteur a reconnue dans la femme supérieure, selon la formule de Fred :

‘« Une femme supérieure « connaît » la douleur qu’elle provoque, elle est inflexible dans la cruauté de son refus lorsqu’elle le juge nécessaire, mais elle ne fait rien de vulgaire, elle ne se livre à aucune des triviales exhibitions de comédies pour coiffeurs… Il est vrai que, très souvent, le désir de consoler sans s’engager lui fait compliquer les choses et approfondir les plaies, mais elle met en tout cela une étrange noblesse qui rend sa victime plus reconnaissante encore de lui faire découvrir de nouveaux poisons »…( MT, p.333)’

Ce sont des réflexions qui renvoient à celle émises par le Narrateur sur la souffrance provoquée par la femme aimée et la petite allusion de Fred – et implicitement de Camil Petrescu - dans le passage cité n’est vraiment pas anodine. Il faut admettre qu’elle est proportionnelle au roman… et au bon sens de l’admirateur de Marcel Proust. Chez l’écrivain français, la matière que constitue l’étude de la souffrance que provoque l’amour, c’est en nombre de volumes qu’il faut la compter et non de pages, car plusieurs volumes d’A la recherche parlent de l’amour malheureux du Narrateur pour Gilberte, de l’amour pour Albertine devenue la Prisonnière et la Fugitive ou de celui, (tout aussi incongru que celui de Ladima pour Emilie), de Swann pour Odette, de Robert de Saint-Loup pour Rachel, etc.

On pourrait se risquer à dire que les récits du romancier roumain se concentrent sur des personnages-reflets des erreurs…qui sont la vie.

« Pour tourner l’erreur en vérité, il faut changer le mode de représentation, passer de la vie soumise à une perpétuelle erreur à la vie enfin éclaircie, à la « vraie vie ». D’une forme de représentation à l’autre, de celles où nous nous perdons à celles qui nous éclairent, de la vie vécue à la vie telle que l’Art la représente » (Serge Gaubert : « Cette erreur qui est la vie  » Proust et la représentation, PUL, 2000,p.15)

Les deux écrivains se retrouvent dans le besoin profond qu’ils éprouvent d’analyser l’amour et les sentiments : ceux du Narrateur jaloux d’Albertine ou de Swann jaloux d’Odette, ceux de Madame T. et Fred, de Ladima pour Emilie tout comme ceux de Stefan Gheorghidiu mis en question par le comportement d’Ela, sa femme. L’analyse procède de la nécessité de savoir, d’avoir des certitudes, la certitude étant le miel des gens lucides. Cette faculté augmente la volupté réelle, explique Stefan : tout comme la douleur du mal de dents est ravivée par l’attention. Les héros de Camil sont lucides et passionnés à la fois, caractères qui ne s’excluent pas l’un l’autre. Par leurs traits, les personnages de Camil sont proches de ceux de Marcel Proust, le Narrateur étant lui-même un passionné lucide, un amant qui, sachant qu’il a été trompé, ne recule devant rien qui puisse lui dévoiler la vérité sur les « aventures » d’Albertine. La souffrance (ancienne) de Marcel permet au Narrateur (à présent plus détaché) les commentaires d’un amoureux assagie, lucide. Refroidi ?

‘ « Il est curieux qu’un premier amour, si, par la fragilité qu’il laisse à notre cœur, il fraye la voie aux amours suivantes, ne nous donne pas du moins, par l’identité même des symptômes et des souffrances, le moyen de le guérir ». ’

Et sur la même page - les savoureuses généralités d’un sage (apparemment) aguerri par les expériences et par le temps (ce dont on ne peut point dire des protagonistes de Camil Petrescu):

‘« On donne sa fortune, sa vie, pour un être, et pourtant cet être, on sait bien qu’à dix ans d’intervalle, plus tôt ou plus tard, on lui refuserait cette fortune, on préférerait garder sa vie. Car alors l’être serait détaché de nous, seul, c’est-à-dire nul. Ce qui nous attache aux êtres, ce sont ces mille racines, ces fils innombrables que sont les souvenirs de la soirée de la veille, les espérances de la matinée du lendemain ; c’est cette trame continue d’habitudes dont nous ne pouvons pas nous dégager.» (L.P., p.97)’

Stefan faisait une constatation similaire dans La Dernière nuit d’amour… mettant son amour pour Ela sur le compte de l’habitude. On pourrait puiser dans ces quelques phrases de Proust ( et ailleurs…) une autre explication pour l’attitude de Fred qui fuit l’amour de Madame T., femme extraordinaire dont les hommes ne parlent qu’avec émotion. Accompli, l’amour, devenu « trame continue d’habitudes », se banaliserait. Mais dans une autre « lecture » il faut comprendre que le romancier C.Petrescu ne pouvait plus rééditer un amour « normal », comme il avait essayé de le faire dans son premier roman, amour voué à l’échec, à cause des habitudes, justement ! Si on essaie d’analyser l’éloignement que Fred s’impose à la lumière d’une lecture proustienne, le fait semble assimilé à « l’objet à admirer », à l’épisode des aubépines, comme nous l’avons dit ailleurs.

Les héros du romancier roumain (Stefan G., Madame T., Fred V., G.D. Ladima) sont tous, à l’image du Narrateur ou de Swann, et de leurs créateurs - des êtres supérieurs, préoccupés par des idées abstraites, par des problèmes de conscience, par la condition de l’homme (même si le point de vue est différent). On assiste, dans ces récits, à une extraction de l’essentiel (idée générale) à partir du particulier individuel. Si le Narrateur a consacré sa vie à l’écriture (à la littérature) en faisant ainsi œuvre de mémorialiste, on peut accepter qu’en racontant l’histoire de Ladima, le narrateur de Camil ambitionne le même projet.

Nous pouvons ajouter aux aspects similaires concernant la personnalité de Camil Petrescu et de Marcel Proust, une sensibilité profonde et une grande intelligence qui ont comme conséquence directe la présence de thèmes identiques dans leur oeuvre. Ainsi : la recherche de l’amour idéal, (et son revers, la jalousie), la soif d’absolu (le mépris du vulgaire sous toutes ses formes), la recherche des essences, de l’Idée :

‘ « Je suis de ceux
aux yeux hallucinés
brûlant intérieurement
car ils ont vu l’Idée,’

sont des vers célèbres en Roumanie, emblématiques de notre auteur, l’homme qui cohabite avec les idées et se bat pour les victoires de l’esprit. Il est plus que jamais exact que pour Camil Petrescu l’art régit tout, la littérature doit remplir un rôle social et il le crie dans de nombreux articles. La vie est intimement liée à l’art et même lorsqu’il cherche à définir des concepts plus abstraits il prend ses références à la vie. Une relation inextricable confond la vie et l’art selon la conception de l’auteur de Madame T. et elle est le reflet de la création de son « modèle ». Proust ne sacrifia-t-il sa vie pour son oeuvre ? C’est du moins l’image généralement admise de l’auteur de la Recherche dans les années trente en Europe. Un autre admirateur de Proust, dans un autre coin du continent, le critique portugais, José Régio, rappelait en 1928 dans l’étude « Literatura livresca e literatura viva » (publiée dans la « presença », en février 1928), après s’être apitoyé sur le sort de cet écrivain malade et cloîtré dans sa chambre, qu’il avait réussi à surprendre « la magnifique et veine parade des salons, les complications arachnéennes de la passion, les miracles de la mémoire involontaire, les batailles terribles et minuscules de la vanité, les revanches du subconscient » Bref, il s’agit d’un homme « courant après le plaisir, le désenchantement et la vie. Que Gide semble petit à côté de Marcel Proust ! » s’exclame le commentateur portugais (cité par Mario Rosario Girao in Bulletin M.P., nr.53) comme l’aurait fait son contemporain roumain. On se souvient de la différence que l’auteur de Nouvelle structure opère entre Proust et Gide. Le premier «a vécu et il a découvert avec sincérité »... Le portugais José Rosario ayant lui-même une thématique qui repose sur l’antinomie sincérité-duperie (M.R. Girao) rejoint le même courant de sensibilité que Proust et Camil, celui de la seule vie véritablement vécue...

Le grand livre de la vie - comme aurait dit un poète roumain contemporain (Marin Sorescu)- doit être lu et compris avec passion et intelligence, selon la leçon d’esthétique que nous suggère l’auteur de Madame T. au détour d’une comparaison :

‘« Une véritable étreinte entre deux corps est belle comme une conversation entre deux intelligences dont aucune ne cesse jamais de comprendre l’autre ou comme un livre lu avec passion et dont chaque détail est compris et justifié. » (MT, p.70).’

Mais pour transformer la vie vécue et réaliser le « livre à venir », pour assumer l’Art, l’écrivain a recours à une mesure de salut : la retraite hors du « monde », dans la chambre calfeutrée pour Proust, qui ressemble à une réclusion monacale à la différence de celle beaucoup plus laïque de Fred (symbolisée par l’enfermement dans la chambre d’Emilie). Philippe Chardin, en abordant en parallèle Joyce et Proust, voit dans cette forme de salut, une conversion dans le sens pascalien du terme : ainsi, « le héros du roman de formation de l’artiste renie ses erreurs passées et fuie les séductions du monde profane pour se consacrer au service de la vraie fois, la religion de l’art ».(in Etudes proustiennes III, Cahiers Marcel Proust, n°9, p.110) 14

Notes
14.

) Une conséquence de la « conversion » serait le célibat, selon Jean Borie qui a traité de l’extension du mythe de l’artiste célibataire dans la seconde moitié du XIXe siècle ; chez Camil Petrescu le personnage-narrateur comme les autres protagonistes de l’histoire (Madame T., Emilie ou Ladima) ne sont pas mariés, mais ne sont pas non plus des célibataires convaincus. Mais Fred refusant les avances d’Emilie pendant la lecture des lettres peut être assimilé à une conversion au célibat.