6. L’AUTHENTICITE STRUCTURELLE

Si Proust est devenu un mythe, s’il continue d’être un auteur lu et attachant, c’est dû en majeure partie à l’impression de sincérité qu’il donne au lecteur, à l’impression d’authenticité qui se dégage de son récit et des événements présentés comme vrais, possibles, en utilisant ce « je » narratif dont la critique a tant parlé et, au besoin, en introduisant dans l’œuvre le propre prénom de l’auteur : Marcel.

Une chronique relative au premier roman de Camil Petrescu (Ultima noapte...) signée par le (jeune à cette époque) critique roumain S. Cioculescu et publiée dans le journal « Adevàrul » le 18 novembre 1930 exactement, met en relief l’esthétique de la sincérité absolue voire la « nudité » qu’est le terme (final) de l’analyse psychologique menée par l’auteur chez lequel l’aspect proustien « est une nécessité qui découle de la nature du roman. » ! Ce qui frappe en premier lieu le lecteur de Camil Petrescu c’est en effet l’auto-analyse à laquelle procède tel ou tel personnage (et derrière lui, l’auteur).

Gheorghidiu, le philosophe amoureux d’une camarade de faculté qu’il épouse et qui va le tromper assez vite, devient, après des moments de souffrance et de jalousie terribles, un passionné de l’analyse de son amour, de l’amour en général.

‘« Un grand amour est plutôt un processus d’autosuggestion. Il en faut, du temps et de la complicité, pour qu’il prenne corps. Au début, on a du mal à se faire à l’idée d’aimer cette femme sans laquelle on ne peut plus vivre par la suite. On aime d’abord par pitié, par devoir, par tendresse, on aime parce que l’on sait que cela rendra cette femme heureuse, on se dit que ce n’est pas loyal de la blesser, de tromper tant de confiance. Ensuite on s’habitue, (s.n.) comme à un paysage. Et petit à petit sa présence quotidienne devient une nécessité pour vous. On étouffe en germe toute autre amitié ou amour. Tous les projets concernant votre avenir sont faits en fonction de ses besoins et ses préférences à elle. Vous désirez le succès pour avoir un sourire d’elle ».’

Aux réflexions personnelles, le narrateur ajoute, tel un professeur désireux de convaincre absolument son auditoire, un témoignage extérieur :

‘« L’étude psychologique montre que les états d’âme à répétition ont une conséquence stabilisante pour l’individu. Et que maintenus à tout prix, ils se transforment en névrose. Tout amour est comme un mono-déisme : volontaire au début, pathologique par la suite. » (Dernière nuit, p.35-36) ’

En s’appropriant ce point de vue « objectif » le personnage énonciateur de cette vérité se place dans une relation d’exigence avec son destinataire (le lecteur du passage); derrière lui nous voyons pointer les théories de l’auteur roumain qui a essayé par ce biais de juxtaposer la réalité extérieure à la conscience. Stefan, le philosophe trahi par Ela, connaît un terrible orage intérieur tout de contradictions ; de constater le changement de sa femme l’étonne plus que cela ne l’attriste, son esprit exigeait des certitudes que la réalité ne peut plus lui offrir. Plusieurs critiques ont mis en valeur le fait que, ébranlé dans la première partie (la nuit d’amour), le héros retrouve grâce à l’expérience devant la tragédie collective de la deuxième partie (la nuit de guerre) son « autonomie existentielle ». C’est « devant la mort et dans l’amour que l’homme apparaît, plus que dans n’importe quelle autre situation, dans son authenticité structurelle » écrivait Camil vers 1933. Le héros « est sauvé du drame de l’incertitude amoureuse par une expérience collective qui rétablit son équilibre intérieur » (Mircea Zaciu) malgré tout ce qu’il y a de tragique dans la guerre. Ce sont les paradoxes des lucides !

Tel le Narrateur proustien, les héros de Camil sont à la recherche de vérités, de certitudes, au moyen de l’analyse. Dans l’analyse il y a d’abord l’observation, du monde environnant, de l’Autre et de soi-même, dans laquelle excelle le Narrateur, suivi en cela par Camil Petrescu. Esthéticien et philosophe, l’écrivain roumain conceptualise, dans sa chasse aux certitudes – à travers ses personnages - et arrive à cette lucidité qui avoisine l’Absolu. Car la certitude flatte l’intelligence ou, tout simplement l’amour-propre. Il y a la certitude d’être aimé, il y a celle de ne plus l’être ! Si le philosophe Gheorghidiu, tout comme Swann, le dilettante, trouve une consolation jubilatoire dans cette constatation muée en certitude, Ladima - le poète trompé par la vulgaire Émilie - en est accablé, déstabilisé dans ses certitudes au point de mettre fin à ses jours. « En moi germe un soupçon dérisoire: c'est probablement à cause d'elle que Ladima s'est suicidé, c'est à cause de cette femme dénuée de tout mystère intérieur sur laquelle il avait projeté toute son imagination comme sur une toile blanche », se dit Fred mentalement, avant que son enquête vérifie le fait. (p,322)

Ela, de la Dernière nuit d’amour, trompe son philosophe, Emilie trompe son poète tout comme Odette trompait Swann, l’homme de monde raffiné. Le jugement semble définitif parce qu’il est enregistré par un tiers qui, de fait, est plus objectif que le Narrateur qui pense être trompé et devra, pour en acquérir la conviction, faire son enquête. Selon un jugement axiologique sous-entendu, les femmes ne méritent pas l’amour de leurs partenaires. Seule Madame T. échappe à l’axiome. Ce qui n'empêche point Fred d'être jaloux, comme il l'avoue dans l'épisode de l'exposition:

‘« J'étais la proie d'une profonde mélancolie en ces temps-là (comme si ce n'était pas toujours le cas aujourd'hui) à la seule vue d'un acteur jouant subtilement, d'un homme qui parlait avec aisance dans un cercle dont elle faisait partie, d'un type trop bien qui était aimable avec elle sans arrière-pensée... J'avais peur qu'ils ne stimulent en elle l'orgueil de les impressionner. »’

Tel le Narrateur proustien, le narrateur de C.P. épie le moindre geste (il ne fait pas d’enquête et n’envoie personne sur les traces de la femme aimée ; ce serait indigne du « diplomate », mais aussi d’un écrivain s’inspirant visiblement de son « modèle ») :

‘« Et maintenant je suivais sa mimique, sans rien y comprendre, avec l'impression incertaine et pourtant agaçante qu'il se passait là-bas quelque chose qui me concernait, qu'il s'y dessinait comme une ligne qui croiserait un jour la ligne de mon destin... Je savais, par ailleurs, que la moindre banalité prenait dans sa bouche, du fait de sa voix bien timbrée, des inflexions pleines de nuances, une sorte de frémissement crépusculaire, et comme un sens sexuel: cela me désolait... Avec une telle femme que stupéfie et trouble tout beau geste et tout geste loyal, on est toujours inquiet. » (p.200)’

Antinomiques, l’homme et la femme ? Pompiliu Constantinescu - critique roumain qui a analysé de près ces romans, dès leur parution, - trouve que :

‘« Dans l’amour, Monsieur Petrescu voit la lutte de deux essences biologiques. L’homme, lui, engage toute sa personnalité dans une expérience érotique, alors que la femme n’offre, que pour mieux le retirer ensuite, l’élan capricieux d’une fonction végétative permanente. Son originalité se meut entre ces deux pôles variables » (in  Scrieri alese /Oeuvres choisies, p. 170.) ’

Ces remarques sont valables, plus pour le premier roman de Camil que pour Madame T. Ajoutons tout de suite une petite correction lexicale : dans la langue roumaine le terme « érotique » a le sens d '"amour", amour total et non la connotation française qui se réfère à la chair plus qu’au spirituel ! D’ailleurs le roumain possède un doublet linguistique pour exprimer l’amour : c’est « dragoste » qui a sa racine dans l’adjectif « drag » (emprunté au slave et se trouvant en concurrence avec les dérivés de « eroticà » qui ont la chance d’être d’origine latine, à partir du grec, évidemment, et surtout ... d’être des néologismes !) L’homme trompé souffre d’autant plus qu’il « a engagé toute sa personnalité », c’est à dire qu’il a tout investi dans son amour qui est par ce biais un amour absolu. Exclusif aussi, puisqu’il exige le même chez sa partenaire. Il exige en premier lieu la sincérité - la voie la plus droite et la plus courte vers l’aveu, vers le naturel, vers l'essence. La sincérité de la femme aimée est, dans la conception des héros de Camil, le reflet non seulement d’un amour véritable, mais de toute la personne. Elle instaure l'absolue loyauté dans les relations: Madame T. "accusait toujours la manière dont elle était reçue, elle enregistrait à la manière d'un séismographe le frisson que donne tout beau geste"... et ailleurs:" d'ordinaire elle ne posait pas, bien au contraire..."(p,198)

‘« Cette attention intérieure, cette tension intellectuelle permanente de madame T., non seulement lui épargnaient de poser, elles mettaient aussi en valeur chacun de ses mouvements et leur donnaient une signification, tout comme un éclairage intérieur met en valeur la beauté d'un vase Gallé », [chez elle, la réflexion authentique], « cela se sent comme le pouls de quelqu'un ou comme on peut constater en le touchant qu'un corps est vivant grâce à la sensation que donne la circulation du sang. » (p.282)’

Le terme d’authenticité va plus loin que son sens de vrai, sincère, naturel ou de réel et indiscutable, il renvoie, dans l’emploi qu’en fait Camil à des sens plus profonds liés à la natures exceptionnelle des êtres (et de leurs gestes).L’amour de Madame T., conséquence naturelle de la qualité du personnage, s’inscrit dans cette rhétorique de l’authenticité par son caractère à la fois profane et spirituel ; lorsque l’auteur lui remet le manuscrit de Fred et évoque le « mystère » qui entoure l’amour de ce dernier, la protagoniste déclare qu’elle était prête même à l’aimer platoniquement. On peut y voir comme un vœux d’abstinence pour rentrer dans une religion spéciale, celle de l’Art.