7. DU SINGULIER AU GENERAL

Se conformant à son programme de jeunesse, Camil Petrescu relève le défi de le mettre en pratique : après le théâtre, écrire du roman, en faisant tabula rasa des techniques anciennes dont il s’est royalement moqué dans ses articles incendiaires proches du pamphlet. Renouveler l’inspiration romanesque autant que la manière d’écrire, le récit autant que la narration. Dans ces choix, l’auteur roumain se positionne dans un rapport de force avec la littérature de son pays d’abord, comme il le laisse penser avec son étude Pourquoi nous n’avons pas de roman ? oudans le trèssurprenant Les souvenirs du colonel Làcusteanu, article lui servant de prétexte pour expliquer la nécessité du style anti-style, sa fameuse anti-callophilie en vertu de laquelle un écrivain doit privilégier avant tout la sincérité dans l’écriture.

Chemin faisant, adopte-t-il une grille de lecture de son modèle et dans quelle mesure applique-t-il la leçon proustienne ? Nous tâcherons de mettre en lumière la façon dont il organise sa stratégie narrative et, finalement, cette écriture, originale, unique qui est la sienne.

Le regard que l’écrivain roumain pose sur la création proustienne force l’idée inévitable de superposition, évidence qui perd de sa force à mesure que l’on identifie les « emprunts ». Force est de constater que si choix délibéré il y a de la part du romancier roumain, il sait le travailler, tel l’artisan tourneur dans un premier temps pour finir par le polir et en faire un diamant qui ne garde plus rien de l’informe minéral. A commencer par les segments les plus évidents, ceux relatif au temps, la transformation est si profonde que l’idée ou le soupçon de généalogie proustienne n’arrive plus se faire sentir. Ainsi, le récit de Fred se passe un après-midi. D’abord il faut remarquer le temps très délimité : une seule moitié d’une seule journée et non pas le temps qui s’allonge indéfiniment chez Proust (pour être retrouvé, c’est sûr, à des moments très précis qui apparaissent incidemment). Il ne s’agit chez Camil ni de la matinée, ni de la soirée, découpages préférés par le Narrateur, encore moins de la nuit ou du sommeil. Une seule fois –là aussi- le narrateur roumain se trouve par accident (sa voiture est allée dans un fossé), une nuit en face des fenêtres de madame T. et y est découvert par Ladima qui erre à son tour. Nous aurons remarqué l’unicité dans le sens de singulier, une sorte de singulièrisation si le terme existait ! Accident de parcours, de route ou astuce romanesque ? Moment dû hasard – nous laisse croire l’auteur- très significatif dans la scénographie du récit : c’est là que les deux hommes nouent, dans les heures de la nuit passées dans le faussé, leur dialogue le plus vrai pendant lequel Fred est prêt à confier à Ladima le secret le plus caché et le plus lourd de sa vie ; secret que le lecteur ne saura jamais ! Mais dans la dynamique du récit le choix du moment nocturne semble tenir plus d’une dramatique mise en scène traditionnelle car c’est la plage temporelle la plus propice aux confessions. En somme, il s’agirait, apparemment, plus d’une stratégie romanesque que d’un emprunt délibéré.

D’un autre point de vue, en intitulant la narration de Fred Par une après-midi de mois d’août, l’auteur a dû opter entre le défini et l’indéfini et préféré le dernier, car il le sentait plus approprié à créer l’ambiance de la narration, comme s’il invitait un auditoire à l’écoute ; le conte populaire ne commence-t-il pas par « Il était une fois » ? Le titre français reprend pratiquement le titre roumain à une préposition près: Într-o dupà-amiazà de august (la préposition între=dans, pendant qui devenait par en traduction avec la connotation de « pendant ») .

Deux remarques s’imposent en marge de cette constatation : la première est de nature intertextuelle, plus exactement de traduction. On reproche trop souvent aux comparatistes de travailler sur des variantes du texte de base et la méconnaissance de la langue dans laquelle a écrit l’auteur analysé. Ce fait force l’idée que toute analyse stylistique reste invérifiable ou présente l’inconvénient d’observation hasardée surtout lorsqu’il s’agit d’un texte traduit d’une langue rare. Il arrive parfois que des chercheurs traduisent eux-mêmes certains passages, pour mieux en extraire la substance originelle...

Seconde remarque, qui nous fait revenir à la segmentation temporelle opérée par l’auteur roumain, se réfère à la pluralité de ses préférences. Le choix de l’indétermination pour ses valences ce « continuité », « durée » et même d’un certain « vague » n’exclue pas l’emploi des signes grammaticaux qui définissent et délimitent. La dernière nuit d’amour. La première nuit de guerre est le titre exact du premier roman de Camil ( en original aussi : Ultima en opposition avec întâia), le roman des expériences décisives et diamétralement opposées. Rappelons que le premier volume est la radiographie de la jalousie de Stéfan Guéorguidiu trompé par Ela et qu’il a donné lieu, par le thème (amour trompé, jalousie) et par la technique de l’analyse à plusieurs rapprochements avec M. Proust, dès sa parution. En effet, comme l’écrivain français, l’écrivain roumain met côte à côte, dans son titre, deux termes analogues- la nuit- qui représente l’élément du couple temporel le plus banal et le plus usité depuis... la nuit des temps : jour/nuit. L’analogie tout comme le côté anodin du terme sont supprimés par le déterminant adjectival première/dernière qui non seulement individualise mais place en situation de confrontation. On pourrait dire que de cette façon et à un premier niveau d’approche, l’auteur suggère déjà la nature de la lecture, il donne la note. A un autre niveau, qui serait celui de la mise en abîme, il donne une piste au comparatiste qui mettra en regard la dernière nuit avec le temps perdu et la première nuit avec le temps retrouvé...