a)LES TECHNIQUES NARRATIVES DE C. PETRESCU

‘« En cette fin de siècle, le roman s’est engagé sur la voie de la descente dans le moi. Même si cette descente n’oublie pas totalement ce que Hegel a bien nommé (Esthétique, IV) « le conflit entre la poésie du cœur et la prose des circonstances » (n’est-ce pas Proust ?), la voie est désormais tracée. Le romancier E. Sàbato (L’Écrivain et ses fantasmes) l’a identifiée justement comme la caractéristique essentielle qui regroupe des romanciers tels que Joyce, V. Woolf, Proust, Kafka...Un nouvel âge du roman » (D-H.Pageuaux :Naissances du roman, p113-114).’

La descente dans le moi et l’idée principale de la création romanesque de Camil qui postule, comme corollaire ou conséquence de la connaissance de soi l’impossibilité de la connaissance du monde extérieur. Le concept a ses formes de réalisations spécifiques. Pour nous faire découvrir une conscience, le moi profond, l’écrivain recourt au monologue intérieur (que nous avons mis en évidences dans les scènes dialogiques) qui prend, parfois, l’aspect du soliloque. On peut voir ainsi que l’effort d’atteindre le moi profond met en marche toute une dynamique de l’intériorisation dont le résultat est la création d’un temps propre, un temps subjectif. Le souvenir participe de cette opération. Toute la partie centrale du roman de Madame T.- le récit de Fred V.- consiste en la remémoration du personnage-narrateur (à la fois), suivant les méandres d'une mémoire provoquée en grande partie par la lecture des lettres du poète Ladima. Conformément aux « indications scéniques » prodiguées par l’écrivain, Fred se laisse aller au gré de sa mémoire, de ses fluctuations, raconte tout, fidèlement, même au prix d’un récit à la linéarité hasardeuse.

Obsédé par l’idée du véridique qui nécessite des éclaircissements multiples, des explications, des mises en lumière continuelles, Camil Petrescu fait appel à la comparaison ; il en abuse même, savoureusement, à la façon de Marcel Proust. Plusieurs études ont été faites à ce sujet, c’est dire l’importance du fait. De la sincérité du sentimenton en vient à celle dulangage, voire du style, qu’elle exige. Camil Petrescu en fait une composante essentielle de son esthétique et de sa création et en esquisse même une théorie dès le début du roman Madame T. dans une longue note où il conseille à la signataire des lettres (la « narratrice » de ce chapitre) d’écrire…« en étant sincère avec vous-même jusqu’à la confession... quitte à faire des fautes d’orthographe ! » Car un écrivain, c’est « quelqu’un qui exprime par écrit, en s’engageant à être sincère  », à raconter « ce qu’il a senti, ce qu’il a pensé, ce qui lui est arrivé au cours de sa vie et ce qu’il est arrivé à ceux qu’il a connus ou même à des objets inanimés. Et tout cela sans se soucier le moins du monde d’ orthographe, de composition, de style ou encore de calligraphie »« J’ai toujours eu la conviction – plus enracinée en moi aujourd’hui que jamais -que le métier, la technique, sont nuisibles à l’art» [n.s.] (M.T. p.12). Il y croit si fort qu’il va jusqu’à désirer, pour les pièces qu’il a écrites, non pas des acteurs professionnels, mais des amateurs ! Apparemment il n’aura pas convaincu madame T. Et Camil de souligner - et de nous embarquer ainsi dans son simulacre - pour faire croire à la véracité des lettres :

‘ « Ni la manière brutale dont j’ai publié plus tard, avec quelques retouches, et à son insu, sans son autorisation, dans une revue à faible tirage, ces lettres qui n’étaient destinées qu’à moi seul et que j’avais reçues quelques mois plus tôt, ni la bienveillance dont certains critiques ont fait preuve à leur égard, ne l’ont fléchie. Son horreur de l’exhibitionnisme, même psychologique, avait été la plus forte » ( Madame T. p. 14).’

On en est arrivé à prendre comme une évidence l'anti-callophilie de Camil, c'est à dire le refus du beau style pour le beau style. En réalité, il s’agit plus d’anti-rhétorique que d’anti-style. C'était encore un rempart que l'écrivain roumain dressait contre la littérature traditionnelle, en retard d'un siècle sur la modernité. Cela n'exclut pas, comme le dit l'auteur à ses personnages, avant leur entrée en scène, d'être prolixe, de faire des digressions, des comparaisons... pourvu que la vie, la véritable vie, puisse être révélée par celui qui l'a vécue et qui veut la rendre dans toute son authenticité. Paradoxalement, Camil qui était un farouche défenseur de l’anti-callophilie, se montre très attentif aux problèmes de langue et style, autant comme esthéticien qu’en tant que romancier ; autant artisan que juge. Dès le titre, il choisit la formule originale, percutante et suggestive. « La dernière nuit d’amour, la première nuit de guerre » contient et anticipe l’antinomie des protagonistes et les deux expériences essentielles que Gheorghidiu va vivre, « Le lit de Procuste » - titre roumain de son deuxième roman - est la métaphore de la différence impossible, de la condition des esprits hors normes et de l’impitoyable censure à laquelle ils sont voués. Obsédé par l’anti-style, il est forcé de chercher à faire son (autre) style. Le lecteur de ses romans est frappé par l’abondance des comparaisons dans le texte (qu’il conseille fortement à Fred, son personnage-narrateur). Emploi fréquent, mais point ostentatoire ! La comparaison vient compléter naturellement l’image à transmettre, en réalisant l’économie et la concentration et en évitant ainsi la lourdeur des explications. Emilie, la fille à « la tête de chat en bois avec chignon derrière », semble « dessinée par un professeur de calligraphie, sans aucun mystère, et qui tient à la fois du berlingot et du mauvais parfum » (p.318), examine Fred avec « une curiosité de mouche qui s’ennuie» (p.313) ; à un autre moment « elle reste là comme un poisson reste dans son bocal, sans éprouver le moindre besoin de penser ou de faire un geste, les yeux au plafond… » (M.T., p.127) Alors que madame T., figure lumineuse, à l’opposé d’Emilie, a « un sourire fluide, de totale participation et légèrement attristé, comme d’habitude » (p.370). Ailleurs, la comparaison devient presque démonstrative, tellement l’auteur insiste sur ses termes binaires qui sont dans ce cas précis les deux héroïnes: « Et tandis qu’Emilie, par exemple a quelque chose d’un instrument qui conduit mal l’électricité ou donne l’impression d’une batterie déchargée, de mauvaise fabrication, Madame T. semble continuellement parcourue par un fluide qui la rend excessivement sexuelle même dans les gestes d’ordinaire anodins chez les autres femmes…Je crois qu’en réalité, ce courant continu était celui de la réflexion. »

Une conséquence directe de l’authenticité (au niveau stylistique) est la mise en harmonie de la langue et du personnage : celle des lettres de Ladima, langue spontanée, reflet de son amour sincère, d’incurable adolescent qui est victime d’une illusion et qui transforme le trivial et la banalité en idéal, en univers rêvé ; à l’opposé, se situe la langue parlée d’Emilie, familière, truffée de fautes de grammaire, signe extérieur de pauvreté d’esprit, de manque de culture comme de profondeur. D’ailleurs, Emilie n’écrit point ! Elle ne s’exprime que dans le registre éphémère de l’oralité. Ces paroles n’ayant pas de poids, s’envolent (selon l’adage populaire), seules les mots (écrits) ont prétention d’éternité.

Madame T., est toujours placée dans une logique de personnage approchant la perfection ; lorsqu’elle écrit, elle le fait d’une façon retenue, tout en dévoilant le trouble profond qui s’empare d’elle, la tristesse mélancolique ou la volupté de la douleur, en accord avec cet esprit supérieur qu’est le sien. Fred, à son tour, connaît la jouissance d’une passion tantôt refrénée, tantôt libérée qui donne des pages dans lesquelles l’observation simple concurrence la comparaison noble ou l’association la plus inattendue. Raffiné et subtil, Fred a le goût des « divagations » savoureuses mais aussi la distinction d’un intellectuel, la vigueur des mots crus pour Emilie, la gamme lexicale la plus élevée pour madame T. et la formule sentimentale pour le poète avec lequel il « entre en sympathie » à la manière bergsonienne. Le parler reflète chez Camil la personne, il en fait toute une théorie à travers son personnage narrateur parlant du langage d’une actrice célèbre imitée par une consœur sans talent. Cette démarche d'harmonisation chère à notre écrivain se manifeste déjà dans son premier roman, dans la description que Stefan fait du bureau de son ex- femme, lorsqu'un jour, « cherchant à recréer quelque chose de la présence de la femme, j'ai fouillé dans les tiroirs d'un petit bureau qu'elle avait au petit salon". Il y trouve "des photos, des coupures faites dans des revues illustrées, des lettres d'amies, des traductions (elle avait voulu traduire "Le lys rouge", mais elle n'en avait pas eu la patience). Il y avait aussi des notes de couturier, des réponses aux concours dotés de prix lancés par les magazines illustrés, évidemment, et toutes sortes d'autres babioles". Ela, la frivole, a des préoccupations "évidemment" médiocres, n'a pas le goût du travail intellectuel (puisque la traduction n'a pas été finie), elle perd son temps à des tous petits riens, à des « babioles » trahissant des goûts banals. On sait que chez Marcel Proust le choix des auteurs et des livres lus par les personnages de la Recherche n’est pas anodin. Jean Rousset, dans Forme et signification, avait fort bien remarqué que les livres de chevet des personnages proustiens avaient « une destination et une signification » comme une enseigne au-dessus de leur tête, comme un éclairage indirect ou encore comme une lumière supplémentaire. Camil s’amuse à faire inspecter par Fred le rayon de livres qui se trouve dans la chambre d’Emilie, et les titres éclectiques trahissent l’ambiguïté de la personne. A côté d’un livre d’histoire, un autre, sur La production pétrolière des années 1922-1923 et deux autres livres sentimentaux à souhait, se trouve, en bien mauvais état, un exemplaire d’Anna Karénine ! Intrigué, Fred demande à Emilie si ça lui a plu, car il n’est pas sûr qu’elle l’ait vraiment lu. A question détournée, réponse esquivée : « La fin est triste, j’aime pas les livres qui finissent mal… » Emilie joue la comédie au lit comme sur la scène,« elle est inutilement dramatique »:

‘« Elle était alors [au théâtre], comme maintenant, passionnée, excessive, inutilement agitée. C’est elle qui m’a bien fait comprendre le sens de l’expression « lyrisme à froid » qui me vient à l’esprit en ce moment, tandis que je sens, collé à mon ventre comme un oreiller pesant et amorphe, le ventre de cette femme. » (MT, p. 69)’

Quant à Madame T. (à remarquer que jamais elle ne sera appelée autrement, par un diminutif ou un prénom quelconque !), elle a une chambre à coucher tout à son image, simple et raffinée, originale, non conforme au standard de l'époque. Et c’est probablement en pensant à elle, que Fred, donne en réplique au « lyrisme à froid » la définition : « une véritable étreinte entre deux corps est belle comme une conversation entre deux intelligences dont aucune ne cesse jamais de comprendre l’autre ou comme un livre lu avec passion et dont chaque détail est compris et justifié » (idem, p. 70). L'harmonie de ce personnage original se prolonge dans son langage. Elle envoie un télégramme à Fred, après un essai d’aviation manqué, qui touche le destinataire par sa simplicité:

‘« Ca ne fait rien, jeune étourdi, tu recommenceras. Je ne cessais de répéter à haute voix, comme un enfant, le texte de ce télégramme et il ne cessait de m'attendrir comme la première fois [se souvient Fred]. Il y avait dans ces mots une familiarité un peu "quelconque", si l'on veut, mais ça lui allait, comme n'importe quel geste lui allait d'ailleurs. Elle possédait une élégance naturelle, vive, animale, si je puis dire, qui donnait aux mots un tout autre sens et qui faisait qu'elle pouvait se permettre n'importe quel geste, si risqué fût-il, n'importe quelle infraction aux principes élémentaires de l'élégance, au lieu d'y perdre, elle y gagnait, elle trouvait dans ces écarts audacieux de nouvelles sources de beauté. » ( idem, p.281)’

Pourtant, lorsque l’auteur se rend chez Madame T., à la fin du livre, il est plus qu’étonné de trouver ce personnage si peu ordinaire dans un salon meublé sans la moindre ostentation, comme si l’espace « public » où la femme communique avec les « autres » était aménagé de façon à ne pas dévoiler sa véritable nature, à donner une apparence trompeusement anodine. Elle ne se révèle véritablement qu’avec l’homme aimé, dans sa chambre aux coquelicots rouges, connue du seul Fred. Les adjectifs les plus exquis, les comparaisons les plus surprenantes ne suffisent pas au narrateur pour récréer à l'intention de son lecteur ce personnage tout en séduction qui est madame T.

Le critique roumain Vladimir Streinu remarquait déjà : « Une force confiante irradie d’un point central, difficile à cerner, de son œuvre hétérogène, force qui fait croire au lecteur qu’on ne le trompe pas (n.s.), comme un feu continu qui fait penser à une secrète incandescence, une évidente preuve de vie ardente appelée autrefois chez les écrivains « sincérité », « naturel » ou « vérité », termes auxquels Camil Petrescu a préféré celui d’ « authenticité »... qu’il a transformé en concept. » ( Pagini de criticà literarà, Editura Minerva, Bucuresti-1976, vol. IV, p.144).

L'époque met à l'honneur, en effet, l’idée de sincérité qui, plus qu'une valeur morale, se veut et se présente comme une valeur en soi. Le cœur, l’esprit sont les principaux « objets du romancier » au début du XX-e siècle ( J-Y.Tadié, Le roman au XXe siècle, p.40). Les pages de journal par leur nature d'enregistreurs fidèles du subjectif personnel de leur auteur comme de l'air du temps, nous permettent, une fois de plus, une descente dans la contemporanéité de Camil; nous avons parlé du Journal de Mihail Sebastian, plus exactement, ses impressions à chaud après la lecture du... Journal de Jules Renard, supérieur, aux yeux de Sebastian, à celui des Frères Goncourt, car « J. Renard c'est la sincérité même. Son examen de conscience est sans ménagements. Il a le courage de ses vanités, de ses jalousies, de ses lâchetés. Il les avoue directement, sans s'excuser, avec une sorte de cruauté ironique dont seuls les enfants sont capables. »

Camil Petrescu n’a pas peur de l’expression simple, des mots « passe-partout » pourvu qu’ils expriment l’essence d’un état originel, d’une sensation puissante, d’une expérience authentique. Sa phrase est concentrée, l’auteur donne l’impression d’aller au plus court. La comparaison sert énormément l’entreprise de l’auteur ; on évite l’explication en faveur de l’explicite, concentré. Il a parlé d’ailleurs du travail sur la langue qui doit être analogue à celui du traducteur qui cherche la nuance infinitésimale pour rendre la pensée (comme l’avait fait Proust, aussi). L’emploi de l’épithète constitue une préoccupation de Proust dès 1908, lorsqu’il s’en prenait aux adjectifs de Sainte-Beuve, fait remarquer Antoine Compagnon dans son Proust entre deux siècles (p.216) : « A moins qu’il n’y mette surtout de l’ironie, Proust paraît touché par la « pauvreté des moyens » de Rayons jaunes, comme il loue chez Baudelaire le recours aux mots les plus usuels.»

La distribution du « je » est la trouvaille la plus innovante de Camil qui s’est, à l’évidence, amusé à ce jeu de partage de rôles, gymnastique qui l’oblige à changer de plans temporels à défaut de cadre. L’exercice est plus périlleux que celui de Proust car il crée de nouveaux rapports de lectures. 15

Notes
15.

) On peut appliquer à ces nouveaux rapports de lectures qu’impose le roman de Camil Petrescu toute la leçon narratologique de Genette (Figures, III), celle du narrateur dans le rapport avec l’histoire d’abord : homo-autodiégetique qui se veut hétérodiégétique, ensuite celle du narrateur par rapport au récit, devenu : narrateur intradiégétique.