b) TEMPS ET MEMOIRE DANS LA NOUVELLE STUCTURE

Dans l’interprétation que l’auteur roumain faisait de la création de Marcel Proust il identifiait, on s’en souvient, les concepts de video et cogito à l’imagination et à la pensée dont « le matériau » est constitué d’images, de réflexions, de doutes et qui « révèlent un flux d’états intérieurs ». Ce flux est tributaire de la mémoire. Dans Les données immédiates de la conscience (1889), H. Bergson nous pousse à chercher et à découvrir le moment même de la vie, sa pure mobilité en nous invitant à retrouver la durée, notre vécu temporel, c’est-à-dire ce temps subjectif qui n’a rien à voir avec le temps objectif –celui des horloges). Le temps subjectif est celui qui se dilate ou rétrécie, qui accélère ou ralentit selon notre vécu ou, plus simplement, selon nos émotions. Il représente le mouvement intérieur de notre conscience. Influence bergsonienne ou expérience individuelle, l’écriture de Camil Petrescu s’applique à rendre ce temps intérieur grâce aux mécanismes spécifiques de la mémoire. L’expérience de l’intériorité que le philosophe français avait reprise dans Matière et mémoire (1896) en essayant de rendre la pensée à la surprise, à l’émergence possible de l’imprévisible : « La vérité est que la philosophie n’a jamais franchement admis cette création continue d’imprévisible nouveauté », disait-il. C’est cette sorte de surprise initiale que l’écrivain roumain a cru retrouver dans la pensée proustienne et qu’il a sûrement retenue à côté de l’idée du mouvement et de la fluidité bergsonienne comme primordiales pour saisir la conscience individuelle dans sa durée.

Faut-il penser que si l’écrivain roumain en trouve l’explication théorique (dans la durée bergsonienne) il va se contenter de reprendre la notion et ses qualités telles qu’elles sont comprises par Proust ? L’analyse du récit de Fred et la mise à plat du mécanisme qui enclenche la narration de l’après-midi du mois d’août nous permet de remarquer d’emblée que chez Camil il ne s’agit pas de mémoire involontaire similaire à celle qui renvoie à l’auteur du Temps perdu. Le souvenir est plus proche de l’acte volontaire que le surgissement (involontaire) chez le Narrateur. Et il est dirigé, entretenu chez Fred, par la lecture des lettres de Ladima. Chez le narrateur de l'Après-midi du mois d'août , la mémoire est déclenchée par la lecture, acte plus que volontaire, et non par un incident extérieur à la volonté du héros, comme il arrive au protagoniste de la Recherche (en goûtant un gâteau trempé dans le thé, en sentent l’odeur de linge amidonné, en trébuchant sur des pavés inégaux, etc.). Evidemment, à un autre point de vue, la lecture des lettres de Ladima est proche de l’acte involontaire dans le sens de non-prémédité, car le narrateur ne doute point de la suite que va prendre sa visite lorsqu’il vient frapper à la porte d’Emilie. S’il se met à écouter les confidences de cette compagne éphémère, c’est pour tromper son ennui. Mais lorsqu’il identifie l’auteur des lettres, il fait tout pour les lire intégralement. La mémoire de Fred est alimentée, telle un feu qui ne doit pas s’éteindre; elle est nourrie des lettres, des détails arrachés à Emilie ; la mémoire et son bon déroulement sont maintenus grâce au jeu malin, à la diplomatie que Fred met en place pour parer à la vigilance de la plantureuse détentrice de ce trésor tragique. Le souvenir baigne dans ses propres sentiments, il se colore affectivement ; en lisant des faits concomitants à sa propre vie, Fred a touché au fond de l’âme où se nichait son amour douloureux qu’il a ravivé.

Son souvenir ne tient ni de la mémoire volontaire (Camil aurait dit « scientifique »), ni tout à fait involontaire, c’est un souvenir affectif. Si son essence ou sa qualité est d’ordre de l’affectif, le cadre dans lequel ce souvenir évolue - le temps - s’imprègne à son tour d’affectivité. Car c’est le temps de la souffrance, de la révélation tragique d’un amour irréalisable - celui de Fred - et d’un amour irréaliste – celui de Ladima. Tout comme le temps proustien, il est le temps du subjectif par excellence. Dans la Recherche, le temps est un mot-clé et le thème majeur. Son auteur, obsédé – comme tout mortel – par l’irréversibilité du temps et par les ravages qu’il produit sur les corps mais surtout sur l’esprit, ne cesse d’y penser.

« Cette idée de la mort s’installa définitivement en moi comme fait un amour » dit Proust à la fin de sa vie (T.R. p, 1042).

L’obsession du temps est le propre de l’être vivant qui remarque l’effet d’uniformisation du temps sur les personnes et les sentiments qui les lient. Or les gens, autant que les liens affectifs subissent des dégradations sinon des évolutions. Essayer de retrouver un sentiment, une sensation déjà passés, les saisir, ce n’est possible qu’à travers le souvenir et la mémoire. Pour y atteindre, il faut descendre en soi, unique façon de revivre le temps passé, de rattraper le temps « perdu » :

‘« Si c’était cette notion du temps évaporé, des années passées non séparées de nous, que j’avais maintenant l’intention de mettre si fort en relief, c’est qu’à ce moment-même, dans l’hôtel du prince de Guermantes, ce bruit des pas de mes parents reconduisant M. Swann, ce tintement rebondissant, ferrugineux, intarissable, criard et frais de la petite sonnette qui m’annonçait qu’enfin M. Swann était parti et que maman allait monter, je les entendis encore, je les entendis eux-mêmes, eux situés pourtant si loin dans le passé. Alors, en pensant à tous les événements qui se plaçaient forcément entre l’instant où je les avais entendus et la matinée de Guermantes, je fus effrayé de penser que c’était bien cette sonnette qui tintait encore en moi (…). Pour tâcher de l’entendre de plus près, c’est en moi-même que j’étais obligé de descendre. » (T. R., p.1046) ’

Mécanisme rendu possible grâce au fonctionnement de la mémoire prodigieuse du Narrateur :

‘ « L’organisation de ma mémoire, de mes préoccupations, était liée à mon œuvre, peut-être parce que, tandis que les lettres reçues étaient oubliées l’instant d’après, l’idée de mon œuvre était dans ma tête, toujours la même, en perpétuel devenir » (T.R.,p.1041) ’

La chronologie discontinue, tributaire du souvenir ne permet pas un dévidage des événements dans l'ordre réel où ils se sont produits; elle ne permet pas ou, plutôt, ON ne le veut pas! Une certaine intermittence fait ainsi sentir sa présence. « Le monde proustien sera toujours un monde intermittent » disait G. Poulet dans Le Temps humain.

Chez le narrateur roumain, la chronologie logique est quasiment ignorée, la narration ne suit que les associations d'idées du héros, le souvenir de tel ou tel sentiment vécu à un moment que seul détermine un mot de Ladima. En parfaite corrélation avec le souvenir affectif, le temps de la narration du roman roumain, revêt lui aussi, on l’a vu, un caractère affectif et, peut-on dire subjectif. Par le biais du temps subjectif, on recoupe la technique proustienne, fondée essentiellement sur la mémoire involontaire, cette mémoire spontanée, imprévisible qui fait surgir d’anciennes émotions sans leurs explications. Elle est, pour le protagoniste de la Recherche un « secours d’en haut » qui arrive « pour le tirer du néant d’où il n’aurait pu sortir tout seul » :

‘« Or, la recréation par la mémoire d’impressions qu’il fallait ensuite approfondir, éclairer, transformer en équivalents d’intelligence, n’était-elle pas une des conditions, presque l’essence même de l’œuvre d’art telle que je l’avais conçue tout à l’heure dans la bibliothèque ? » (TR,p.1044)’

C’est le même rôle que semble avoir le souvenir de Fred qui cherche dans la mort la véritable personne de Ladima grâce à la mémoire, qui est chez lui- affective. Proust, après le déclic de la mémoire involontaire, procède à l’identification de la sensation. George Poulet, qui a analysé, à sa manière, d’un minutieux irremplaçable, la transformation du réel en art, suivant la mémoire et le « temps proustien », a mis en évidence le mécanisme « dont le dépassement de l’objet pouvait se faire » : « l’acte d’imagination pure et l’acte propre du souvenir » qui consiste à trouver et à reconnaître « au fond de nous-même cette même équivalence » ; l’équivalent spirituel étant l’objet ainsitransformé (G. Poulet, Études sur le temps humain,I, p.422-423) et surtout le rapport entre passé et présent dont le souvenir est le médiateur dans le processus du reconnaître" (il s’agit là de l’épisode des aubépines en fleurs).

Chez Camil il ne s’agit pas de reconnaître, mais plutôt de revivre un certain moment, de le refaire mentalement pour goûter à nouveau aux joies qu’il a procuré la première fois. La remémoration de Fred équivaut à une réédition jubilatoire pour l’esprit. La technique proustienne dont l'auteur roumain a fait un bon usage en la passant au filtre de sa personnalité et en lui incorporant des ingrédients autochtones dont l'économie tant exigée (on se souvient des paramètres objectifs réclamés par la critique roumaine à l'aube des années 1925) influe sur la conception créatrice de Camil et se retrouve dans le traitement du temps narratif. Il faut noter que l’écrivain roumain hésite à utiliser les mots mêmes de temps et souvenir à la différence de l’auteur français chez lequel ils ont une récurrence étonnante. Non seulement dans son œuvre, mais (déjà) dans ses carnets où Proust notait, par exemple: 

« Ne pas oublier qu’il est un motif qui revient dans ma vie, plus important que celui de l’amour d’Albertine, et peut-être assimilable au chant du coq du Quatuor de Vinteuil, finissant par l’éternel matin, c’est le motif de la ressouvenance, matière de la vocation artistique…Tasse de thé, arbres en promenade, clochers, etc » (cité par A. Maurois, in A la recherche de M.P., p.172).

L’auteur de La nouvelle Structure est préoccupé, lui, en premier lieu, par le régime intérieur, intime, qui révèle un flux d’états intérieurs, d’images, réflexions et doutes- les constituants de la pensée individuelle ; la réalité, elle, est assimilée sous la forme du flux de conscience qui coule comme une rivière et qui fait que nous n’éprouvons jamais les mêmes sentiments. « Pour être sûrs de ce que nous connaissons, nous devons – nous dit C. P., sous le couvert de Husserl, dans l’étude que nous venons de nommer – faire abstraction de l’existence du monde extérieur, et même de notre corps et nous dire que rien n’existe que la pensée et le fluide de notre conscience » (c’est nous qui soulignons). On le voit bien dans la manière dont son protagoniste vit la lecture des lettres ces pages d’une vie étrangère et familière à la fois et qui accélèrent ou font surgir le souvenir, mettant en route le processus de la mémoire. Chaque lettre renvoie le narrateur à un pan de sa propre vie, un peu comme le fait, par exemple, la phrase de Vinteuil, rééditant un fragment vécu, (lui procurant des sentiments encore plus aigus à présent.) Si les premières impressions que Swann éprouve en écoutant cette musique sont aussi fortes que celles éprouvées par le Narrateur devant les aubépines, le plongeant dans un moment de bonheur, plus tard, la sonate est source d’une « déchirante souffrance» au point « qu’il dut porter la main à son cœur ». Un chercheur récent -Nils Soelberg- voit dans cette relation établie entre Swann et la sonate deux figures narratologiques : la substitution consacrée et le principe métonymique. « C’est par la substitution consacrée, c’est-à-dire la petite phrase signifiant depuis longtemps son amour pour Odette, que la mémoire involontaire de Swann diffère des instants de grâce vécus par Marcel. De ce point de vue, tout ce qui fait de Swann un raté se résume dans ses vains efforts pour se dégager de cette substitution accomplie selon laquelle la petite phrase est Odette ». D’ordre métonymique ensuite, cette substitution serait dans « ce sens que la petite phrase se confond avec Odette, non pas à cause d’une quelconque ressemblance, mais uniquement parce que Swann avait toujours trouvé l’une et l’autre au même endroit et en même temps ». En utilisant la classique distinction saussurienne, le commentateur cité considère que la douleur du héros proustien qui provient « du fait que son amour perdu, sous forme de volatile essence, devient le signifié se substituant entièrement au signifiant, tandis que la relation entre les deux passe inaperçue » (Recherche et narration. Lecture narratologique de M.P. : A la recherche…p.105) Démonstration concluante pour la sonate mais inopérante pour les lettres de Ladima qui ne jouent pas un rôle de même nature dans la narration de C.Petrescu : elles permettent plutôt une substitution temporelle, facilitant le déroulement de la mémoire et du récit.

Outre la distanciation nécessaire par rapport au modèle français, la « lecture » de la mémoire proustienne faite par Camil, confère son originalité à l’écriture, originalité relevée d'ailleurs par les critiques (de bonne foi) contemporains de Camil. Exemple : cette analyse publiée dans la revue « România literarà » l’année de la parution de Madame T., où Petru Comarnescu appréciait le « désir fébrile » de ne parler que « de ce qui lui fait mal, des choses qui le préoccupent continuellement », qui représentent sa propre expérience et non pas celle des autres - caractéristique de Camil - tout comme sa méthode de construction qui a des points communs avec la méthode proustienne ainsi qu'avec « un certain cubisme contemporain », mais « bien plus rigoureuse, plus économique et plus logique que [celle de] Proust »! Car sa prose apparaît d'une « manière spontanée, sans détours stylistiques, sans broderies: le fait est dit sur un mode élémentaire et vivant, il est jeté comme une écrevisse dans l'eau bouillante et fixée ainsi dans son rouge naturel, tout juste colorée par la nuance propre à la personnalité de l'écrivain ». L'auteur roumain, nous dit encore le commentateur, n'y ajoute aucune opération qui modèle quoi que se soit: C. Petrescou ne joue pas, n'embellit et ne défigure point, il restitue au moyen d'idées claires et plus distinctes encore la réalité de sa subjectivité (in România literarà, du 18 février, 1933).Quelques jours seulement avant la parution de cette chronique, une autre, signée par S.Cioculescu, dans Adevàrul /La Vérité, faisait déjà allusion à la technique proustienne, mais sur un ton plus détaché, voire désinvolte: « On rappellera sans doute la méthode de discontinuité de la mémoire, utilisée avec maestria par Monsieur C.Petrescu. Le problème est de savoir si la vocation proustienne est due à une nécessité technique ou à un snobisme littéraire » et il conclut, après analyse: « Le mode proustien est donc employé uniquement dans la mesure exigée par la fonction normale de la mémoire dans des circonstances données et non comme but en soi ou comme une technique avancée ostentatoire. Enfin, je ne vois aucun rapport entre la prolixe analyse proustienne et l'introspection rapide, nerveuse, acérée de monsieur Camil Petrescu; entre l'investigation de l'inconscient chez Proust et l'intellectualiste psychologie du romancier roumain qui explique "le fluide sexuel" de Madame T. ou "le courant continu" de sa féminité, par sa permanente tension intellectuelle ». Le critique roumain détache ainsi notre romancier et le décharge de toute influence proustienne parce qu'il est un créateur authentique qui ne ressemble à personne d'autre: « Comparé à la majorité des romanciers roumains - professionnels ou dilettantes - M. Camil Petrescu s'en isole par le talent de communiquer la vie, l'impression simple, la sensation volitive, le sentiment, l'idéation et toute la gamme de l'univers humain. »

Le souvenir est un moyen littéraire sinon une astucepuisqu’il permet au narrateur de l’histoire, et en dernière instance, à l’écrivain, de présenter les pans inconnus de la vie des personnages qui viennent s’intercaler dans la lecture présente des lettres ; les lettres étant elles-mêmes des pages d'histoire de la vie d’un poète (disparu). Si on ne peut reconstruire un personnage tout entier qu’après la lecture intégrale du roman, car la narration ne permet pas de refaire le fil continu, la ligne droite de la chronologie d’une vie – cela vient, sans aucun doute, de la nature de la narration qui, fidèle au flux du souvenir, se présente à son image : entrecoupée, parsemée d’intrusions brusques de la réalité du temps présent. Elle donne l’image d’un ballon d’air gonflé qui refait surface chaque fois que la vigilance d’Emilie le permet, chaque fois que Fred lui permet de remonter des eaux troubles de son passé. Ainsi présent et passé, verbes au présent et aux temps passés contribuent à ce jeu des personnages reflétés en des miroirs multiples.