8. LA « NOUVELLE STRUCTURE » NARRATIVE VOIE VERS LA MODERNITE

Le roman du XXe siècle se singularise de la production précédente du genre par sa composition ou structure, de l’avis de ses spécialistes occidentaux, aspect que l’essayiste Camil Petrescu avait remarquée bien avant 1930, année où paraît son premier roman en deux tomes, dont la composition est à l’image et en harmonie avec ses concepts esthétiques exposés dans l’essai sur l’auteur d’A la recherche… Avec Madame T. en 1933, il ne fait que récidiver, mais d’une manière encore plus étonnante ! Rien que la seconde partie, la remémoration de Fred intitulée Un après-midi de mois d’août, aurait eu de quoi heurter le goût classique. A cela, il ajoute les Lettres de madame T. rajout que certains critiques ont peu apprécié. Sans être de trop, elles ne sont pas non plus vraiment nécessaires… quoique complémentaires ! C’est ce que l’on a pensé de beaucoup des rajouts de Proust.

‘« La belle trilogie dialectique, Swann s’opposant à Guermantes jusqu’à la synthèse du Temps retrouvé, est bouleversée en 1914 par l’introduction de l’épisode d’Albertine, et le Temps retrouvé lui-même s’accroît de la peinture de la guerre de 1914-1918, vue par le baron de Charlus. La vie donne naissance à une vision et à une nouvelle écriture » (J-Y. Tadié, Le roman au XXe siècle, p. 35).’

Le rajout (apparent ou pas) chez Camil peut être interprété dans la logique d’une esthétique manifestement innovante. Puisque Proust l’a fait sans se soucier de rien, pourquoi un auteur roumain ne le ferait-il pas? Si toutefois cela ressemblait à un emprunt, alors qu’il s’agit d’une volonté de renouveler la forme du récit, on compliquera un peu plus la structure totale par un surprenant échafaudage dont les principaux éléments de... structure sont l’auteur et ses protagonistes.

A l’analyse, le roman de Madame T. permet de relever la présence d’une technique de l’encastrement (la formule est de Dominique Jullien) saisissable à plusieurs niveaux : l’auteur isole dans l’économie du roman l’histoire de cet après-midi d’été. Le narrateur, isolé lui-même dans une chambre coupée du reste du monde (à côté continue le va et vient de Valérie, de la couturière, etc), détache du passé l’histoire du malheureux poète. En même temps, il découpe dans ses souvenirs des fragments de sa propre histoire dans laquelle il fait ressortir le personnage de madame T. L’épisode du bord de mer se prête merveilleusement à ce genre d’analyse de l’encastrement : est isolé d’abord le groupe des fêtards, ensuite Madame T. est isolée du groupe et enfin, ce personnage-même subit une description détaillée avec la remarquable image de « la bouche en losange ». La dynamique de l’encastrement « épouse celle du désir dans la mesure où elle isole l’objet, le met en valeur contre un milieu homogène » fait remarquer l’auteur de cette technique d’analyse (Proust et ses modèles, p.104) A œuvres analogues, analyses analogues !

Il nous faut souligner, comme procédant d’une dynamique analogue à celle de l’encastrement, les savoureuses digressions, aspect que les comparatistes ont remarqué dès la parution du roman de Camil (voir p.247, sur la mode, sur le modernisme, etc.). Le narrateur cesse de raconter « l’histoire » que son lecteur était en train de suivre, pour embarquer ce dernier dans un mini récit collatéral qui est une parenthèse un peu docte dans le fragment romanesque ; ainsi on est instruit sur la relation entre la mauvaise qualité des chaussettes et le mal aux pieds qu’elle provoque où sur la manière dont on doit cuisiner le choux à la viande, pourquoi faut-il avoir plusieurs costumes coupés dans des tissus d’excellente qualité, etc. La vivacité du narrateur, l’envolée du style, font oublier la banalité des sujets. Là aussi, une certaine sincérité émane du discours (si propre au style de Camil) qui donne l’impression que le narrateur vient de découvrir une vérité essentielle, quelque chose d’originel qu’il veut absolument transmettre. Surprenant chez Fred, le mondain que personne ne prend au sérieux et que l’entourage considère comme peu intelligent, mais compréhensible chez celui qui a découvert les délices de l’écriture, l’espace privilégié où on peut tout dire sur tout, à condition d’être sincère avec soi-même.

De la nouvelle structure procède aussi la façon dont le romancier roumain met en scène ses personnages qui sont vus non pas sous tous les angles, mais d’angles différents par plusieurs personnes et à plusieurs moments de la vie, ce qui donne une somme de traits complémentaires qui ont le rôle de construire un personnage dans toute son objectivité. Et qui laisse surtout l’impression au lecteur que l’auteur ne les a pas « conçus » comme les créateurs traditionnels, qu’il ne savait pas tout sur eux, comme les auteurs omniscients, mais qu’il les a juste présentés tels qu’ils sont.

Ainsi, la première héroïne, Madame T., est vue par l’auteur tout d’abord, ensuite - nous devrions dire en même temps - telle qu’elle apparaît à la lumière de ce qu’elle raconte en écrivant le début de son histoire, et enfin, par Fred, l’homme qui la connaît le mieux. Ce dernier, qui a été son amant, se présente lui-même (puisqu’il se confesse par écrit, se raconte à l’ami écrivain), est présenté par l’auteur et par madame T. dont nous interprétons ultérieurement le X, devenu pour nous : Fred dans une dynamique qui rappelle la technique perspectiviste ! Or la perspective implique une distance qui présente une dimension concrète, géographique, mesurable (voire palpable) et une autre, moins palpable, la dimension temporelle. Le temps et la mémoire apparaissent comme les données essentielles de la nouvelle structure que l’écrivain roumain avait définie dans ses écrits théoriques.

Par l’emploi majoritaire de la première personne, Camil s’inscrit dans la lignée des auteurs que Jean Rousset mettait sous le signe du centralisme autobiographique, ces « mémoires fictifs écrites par le protagoniste » ou les fausses lettres. La rédactrice d’une des Lettres portugaises, que l’essayiste cite in Narcisse romancier, s’exprime d’une manière identique à celle de Fred : « J’écris plus pour moi que pour vous, je ne cherche qu’à me soulager ».

‘« L’usage de la première personne modifie les conditions dans lesquelles le récit est vécu et présenté au lecteur : le foyer visuel passant à l’intérieur du livre et devenant personnage, c’est ce personnage qui rend compte lui-même et en son nom des événements et des expériences où il est engage[...] Tout en se distinguant de l’auteur, le personnage chargé de la narration se voit doté d’une partie des pouvoirs de l’écrivain » (Narcisse romancier, p.127)’

Ces remarques sont parfaitement valables pour la formule narrative adoptée par Proust comme pour celle que s’est imposée Camil où le choix d’un narrateur assumant une conscience centrale est dicté par la loi du « centralisme autobiographique » (J.Rousset), plus précisément par crainte que ce genre de récit ne se morcèle, ne se disperse « en fragments successifs et satellites ». La ligne fracturée que présente la narration de Camil avec ses écarts temporels et les changements de plans narratifs bien plus prononcés que chez l’auteur de la Recherche, font de l’écrivain roumain un véritable précurseur des romanciers modernes ceux que le chercheur cité (Rousset) appelle les « romanciers actuels du temps vécu », qui « multiplient les étagements, les renversements, les va-et-vient temporels dans un type de narration alternativement régressive et progressive autour de ce foyer central qu’est une mémoire en activité » (passim, p.27).

La conception romanesque de l’auteur roumain (et sa réalisation) pourrait s’inscrire dans cette définition lapidaire que Gaétan Picon donnait au début de son Panorama de la nouvelle littérature française (Ed. Gallimard, 1976) : « un roman, au sens traditionnel, est la représentation fidèle d’un spectacle: au sens actuel, il est plutôt l’expression d’une vérité intérieure » (Picon, p.37) ; l’auteur roumain semble concilier les deux ! Ses thématiques privilégiées renouvellent la thématique du genre. On retrouve chez Camil l’éternel thème de l’amour mais traité sous des aspects, on l’a vu, inédits. Le citadinisme, l’artiste, le monde des journalistes, etc, sont des aspects absolument nouveaux dans le paysage littéraire roumain. Il renouvelle non seulement la forme mais aussi le fond dans une étroite interférence, gageure de réussite. Sa nouvelle technique de construction ne saurait rien sans le savoureux traitement de la matière romanesque. « Notre époque a fait un sort peut-être excessif à l’étude des modalités du récit... Force est de reconnaître que l’étude des structures formelles ne donnent pas toutes les clés » disait fort justement Michel Raimond (Le Roman, A. Colin, 1989, p.7), opérant ainsi l’énorme différence qui existe entre un récit et un roman, entre un texte soucieux surtout de structure et un texte totalisant comme celui du roman. Or Camil préférant appeler son roman « dossier d’existences » ne lui nie pas son statut (son écriture en est la preuve), il se soumet seulement à un exercice de style...proustien.

Une bonne partie du roman Madame T. peut être considéré comme un roman épistolaire - l’épisode raconté et écrit par Fred Vasilescu qui découvre dans le lit d’Émilie les lettres de Ladima et refait mentalement toute l’histoire que le poète malheureux a vécue à côté de l’ignoble femme qui se trouve, à ce moment précis, nue, près du narrateur.

La narration est déstructurée, l’écriture a acquis un aspect novateur par la pluralité des voix, par le jeu complexe de l’auteur avec les protagonistes du roman qu’ils fait parler à la première personne en les chargeant de traduire son « moi »- seul capable de rendre l’aspect « originel » des choses par le biais de la connaissance intuitive, immédiate (selon la leçon bergsonienne). Si des personnages romanesques y sont mêlés, il faut signaler que - parallèlement et pour nous maintenir dans l’atmosphère de véridique - des noms de politiciens (Bràtianu, chef du parti libéral) ou d’hommes de culture (Perpessicius, un directeur de théâtre, etc.) ayant réellement existé sont jetés, ici et là, dans les commentaires divers dans un paradoxal processus de conjonction entre le fictionnel et le véridique. Par une astucieuse coïncidence du romanesque et du sincère, l’auteur de Madame T. réussit à poser les cadres d’une fiction innovante. 16 Les réminiscences romanesques recouvrent, dans cette optique, une certaine fonctionnalité : la fin du roman redevient pour quelques pages (361-378) traditionnelle : l’épilogue est « raconté par l’auteur ». Comme s’il voulait nous faire une démonstration d’écriture multiple pour un seul et même sujet. Le roman total ! Face à la cathédrale proustienne - la technique de « construction » romanesque d’un architecte et pas celle du « tricotage » traditionaliste (comme disait Camil lui-même au jeune Jebeleanu, en 1933). Le début de l’épisode raconté par Fred présente d’ailleurs la déambulation du personnage dans un quartier de la ville en pleine démolition pour laisser place au neuf- concept fondamental pour la personnalité de notre auteur qui rêve d’architecture future. Les descriptions des lieux sont crayonnées par lignes verticales, horizontales et même obliques, les meubles ont des angles cubistes, le récit est tout en parallèles. Les courbes sont réservées aux corps.

L’écrivain roumain joue sur l’écart entre temps raconté/temps de la narration, sur le parallélisme spatial : espace confiné (du souvenir)/ espace élargi à la ville, etc. Nous nous prenons à rêver que cet amoureux de la modernité bien fondée s’est joué de tous ses interprètes, y compris de Ionesco, en constatant que certains de ses commentateurs n’avaient pas fait l’effort de dépasser une première lecture et d’analyser son œuvre au second degré, celui que suggère sa propre esthétique. Avant d’être un « roman », son ouvrage est un métadiscours codé. Ainsi le « mystère » qui entoure son narrateur, Fred V., équivaut à une impossibilité de connaître l’Autre. Camil ne peut pas nous dire sur son personnage plus que celui-ci n’en a dévoilé, car le pouvoir de l’auteur n’est plus celui d’un auteur omniscient. La seule connaissance est celle qui vient de l’intérieur, la connaissance de soi. Tant que Fred a parlé à la première personne, tant qu’il a voulu se dévoiler, nous avons pu pénétrer dans son « moi », dans la connaissance (partielle, mais connaissance tout de même) d’une réalité qui portait le nom de Fred Vasilescu. Ladima, qui ne parle qu’à travers ses lettres, semble vrai, touchant, l’espace d’une lettre ou d’un poème, où l’emploi du pronom satisfait l’exigence du retour vers le moi. Le passage vers l’univers subjectif, celui du poète disparu, se fait par un intermédiaire (le narrateur nu dans la chambre d’Emilie). L’incomparable volupté de revivre le passé (même celui qui appartient à un Autre) est un état d’esprit d’empathie, qui n’obéit pas « à la propre volonté», mais au courant (la fluidité ?) des pensées.

‘« Mes pensées m’emportent comme un courant. Il y a en moi quelque chose qui répond à tout cela, des profondeurs… Une larme authentique en provoque toujours une autre dans d’autres yeux, par-dessus la raison, les instincts s’appellent et je comprends maintenant que les souvenirs aussi, ceux des autres et les nôtres, se répondent de l’inconscient comme se répondent dans la nuit les gardiens ou les chiens. » (M.T., p.102)’

Une fois la lecture des lettres terminée, le « je » cesse d’exister, car cesse le mouvement de sympathie (bergsonienne), de communion, de sentiment proche de l’identification. L’enquête de Fred pour refaire les derniers jours de la vie de Ladima - enquête que l’on peut assimiler à une quête, à une recherche, à la connaissance elle-même - n’aboutit qu’à des parcelles de vérité. Le perspectivisme n’a servi qu’en tant qu’outil narratif, pour enrichir les portraits et donner de l’authenticité à l’ensemble romanesque. L’autre quête du narrateur, qui concerne l’amour idéal, ne peut non plus aboutir sur le concret de l’accomplissement amoureux. Idéal, il échappe au contingent. Accompli, il deviendrait éphémère, soumis à l’érosion du temps. Tel qu’il est pressenti chez Camil Petrescu, il résiste au temps. Cela permet-il de penser que l’auteur roumain pénètre ainsi dans la durée selon le « parcours » suggéré par Bergson, c’est-à-dire par mémoire (affective) interposée ? Si tel était le cas, l’artiste serait capable de créer l’illusion de la réversibilité du temps. Ambition de tout créateur.

Notes
16.

) L’innovation est valable pour l’aire roumaine et prend appui sur le procédé proustien.