9.AUTRES APPROCHES, AUTRES FAMILLES SPIRITUELLES

L’étude comparatiste se doit de justifier les analogies évidentes mais aussi d’en découvrir d’autres, et l’auteur de Madame T. se prête merveilleusement à ce jeu de reflets en miroirs multiples. Un terme incontournable que le critique de tout bord ne peut éviter ! Camil lui-même a intitulé un des chapitres de la Dernière nuit d’amour : Entre des miroirs parallèles, un film réalisé en Roumanie, il y a une vingtaine d’années, d’après ses romans, portait le même titre et la critique roumaine en a fait son miel. Hortensia P.-Bengescu donnait à une de ses longues nouvelles de jeunesse le titre Femme devant le miroir (presque un titre de tableau) ; le miroir glissait des mains nerveuses de la femme, se brisait, métaphore d’une vie inaccomplie ou d’une vie faite de débris qu’il faudra coller, ou peut-être d’un renouveau artistique à partir de rudiments épars! L’Italien Pirandello, évoqué à propos de H.P.-Bengescu, tramait une histoire entière à partir de l’image de son protagoniste renvoyée par le miroir. L’image interceptée par l’épouse du héros, différente de celle que voit le personnage en question, va modeler son comportement. Sujet d’époque !

La formule peut être remplacée par le perspectivisme, terme que l’essayiste Camil Petrescu avait utilisé en parlant de Proust. Il est certain que nous nous trouvons avec Camil devant une nouveauté d’écriture (dans l’aire roumaine) que certains critiques, vivant en bonne entente avec le néologisme, ont appelée « technique perspectiviste » (C. Ciopraga) :

« L’écrivain se met en devoir d’enregistrer les images mobiles de chaque personnage tel qu’il se reflète dans les consciences différentes (des autres personnages) », dans une recherche du véridique. Camil Petrescu a poussé la recherche de la vérité - de par sa nature d’intellectuel tourné vers la philosophie, à moins que... ce soit la philosophie qui le pousse aussi sur cette voie. L’originalité le préoccupe non pas tant que nouveauté, mais en tant qu’authenticité, pour capter la vérité dans ses formes primaires, non galvaudées par la circulation des idées » affirme le critique cité (in : Portraits et réflexions littéraires, Editura pentru literaturà, Bucuresti, 1967, p. 178, 190).

Après la parution du premier roman déjà, Camil se voyait couronné par le « Prix national pour la prose », manifestation de la reconnaissance de ses pairs. La publication du second roman incite toute la critique roumaine à réagir avec un enthousiasme qui n’est tempéré que par la chronique provocatrice de Ionesco qui nie toute influence « proustienne » chez l’auteur roumain, comme pour lui enlever son aura. Dans Thèses et antithèses, Camil a abordé le problème de l’influence, signe qu’il ne cherchait pas à éviter le sujet : « Il n’y a pas un seul écrivain, dans aucun pays du monde qui ne soit pas influencé. Goethe l’a reconnu pour lui-même (n.s.). Les littératures de diverses nations s’influencent réciproquement et continuellement, tout comme le font les civilisations » (passim, p.183).

L’écrivain roumain a innové avec intelligence ; ce qui frappait à l’époque est encore signe de modernité aujourd’hui : que ce soit sa narration déstructurée, par exemple, ou l’aspect binaire de ses récits (les deux volets : première nuit d’amour/dernière nuit de guerre, par exemple ou récit de Madame T./récit de Fred, l’épilogue I du narrateur/l’épilogue II de l’auteur). On peut inscrire dans la liste des données propres à sa création romanesque- mais aussi au roman, en général, de cette première moitié du XXe siècle- la structure circulaire du récit que nous avons choisi d’analyser : le roman commence avec le personnage de madame T. (ses lettres) et finit avec elle, plus exactement avec la visite de l’auteur pour lui rendre le manuscrit (le récit) de Fred. Tout comme A la recherche qui commençait par le temps (Longtemps je me suis couché de bonheur) pour finir avec le temps retrouvé (il serait superflu de mettre le personnage du Narrateur à la place du temps, puisqu’il est omniprésent tout au long du roman). En gardant le parallélisme, on pourrait également conclure que par la restitution du manuscrit de Fred, madame T. retrouve l’amour perdu, puisque dans les feuilles (« chaudes encore » dans les mains de l’écrivain qui porte l’offrande) se trouve la déclaration d’amour posthume de l’étrange amant. C’est un Fred perdu et retrouvé…

L’écrivain roumain a réussi également à garder, avec profit, des éléments de la prose classique : ses personnages ont un nom, par exemple, à la différence des protagonistes des romans modernes contemporains aux siens. La perte du nom équivaut là à une perte d’identité. « Le nom perdu n’est jamais retrouvé. Le Narrateur d’A la recherche du temps perdu n’a pas de nom de famille, alors que Jean Santeuil en avait un ; il n’a un prénom que deux fois (sic !) dans le roman » nous dit J-Y. Tadié qui conclut que de cette façon le lecteur se met à la place du « je » qui raconte et qu’il est aspiré par le vide de l’absence nominale (Le roman au XXe siècle, p. 62). Si Camil choisit d’appeler son héroïne par une simple initiale, c’est pour augmenter le mystère du personnage (à la manière classique), tout en révélant (une fois) le nom entier : Maria T. Mànescu et comment on avait fini par l’appeler avec la seule initiale (qui est celle du père, selon l’usage roumain). En cela le personnage, vu sous le statut de la création narrative, n’est pas assimilable à ces personnages sans visage des tableaux de Chirico ou des sculptures de Brancusi que le commentateur de Proust (J-Y. Tadié) se plaît à choisir pour comparer les « héros sans noms ».

A la différence de Proust encore, l’écrivain roumain n’évoque pas la famille; Fred nomme une fois en passant sa mère, une autre fois sa sœur, le père est le seul qui apparaît dans le roman et sous des aspects peu flatteurs (il est l’associé du politicien corrompu), ce qui permettrait une analyse freudienne séduisante sur l’absence du père ! En effet, Camil, abandonné à sa naissance, n’a pas connu ses parents naturels et évitait d’aborder ce sujet. On sait qu’il a été reconnaissant envers sa famille d’adoption : des gens modestes qui l’ont élevé correctement, sans avoir beaucoup de moyens. Mais qui ne lui ont pas offert le climat spirituel dans lequel a grandi Marcel Proust, par exemple. Choisissant ce dernier comme modèle de créateur, s’est-il choisi un père spirituel ?

Innovante reste aussi chez Camil ( placé dans la perspective de la littérature de son pays) la référence au processus créatif ou ce que la nouvelle terminologie a appelé la mise en abîme, moins évidente, il est vrai, que chez Marcel Proust, où les allusions ou les déclarations sur ce « sujet » abondent d’un bout à l’autre de la Recherche. Chez Camil Petrescu cela fait partie de sa stratégie narrative tout comme de cette nouvelle structure qu’il a su imposer. Sous-entendue plutôt qu’explicite !

Dans une vue d’ensemble, ce qui unit intimement l’écrivain roumain à son « modèle » français reste la vision spirituelle (« rien n’existe que la pensée » disait Camil qui ne jurait que par « l’essence des choses ». « Tout est dans l’esprit ! » avait clamé, avant lui, M. Proust), ce désir de transmuer le matériel en art, de se concentrer sur l’activité de l’esprit. Proust l’a dit et redit : l’essence des choses a toujours été l’objet de sa recherche et lorsqu’il a compris que cette essence réside dans la transformation en cours, il a trouvé la raison de l’Art. Cette transformation en cours est la narration que Fred déroule sous nos yeux (ce n’est pas lui qui écrira le roman, signe de finitude !), il ne vit pas son amour comme un accomplissement (ce serait encore un signe de finitude) mais comme un continuel questionnement, tout au moins apparemment, (et nous saurons que, par sa nature, il est de l’ordre des essences) ; l’avouer au cours de son récit équivaut, outre à s’en convaincre lui même, à un processus en cours.

De nombreux côtés proustiens peuvent être identifiables dans l’œuvre romanesque de Camil Petrescu, nous venons de le voir, autant dans la conception créatrice, générale, que dans l’écriture concrète.

Mais l’auteur roumain peut tout aussi bien être « traité » par exemple de stendhalien (des analyses en ce sens ont été déjà faites, surtout à propos de son premier roman) ou même de sartrien (voir l’étude de J-L. Courriol à propos de La Nouvelle structure et l’interprétation de Proust, in Convorbiri Literare, Iasi,1979). Il peut être rapproché, par la qualité de ses héros assoiffés d’Absolu, de Camus, comme il peut être abordé dans la perspective du « roman de la conscience malheureuse » concept que Philippe Chardin applique à Proust, à Musil, Svevo, Mann, Boch et Roth à la fois. Ce sont tous des écrivains qui ont connu la première guerre mondiale ainsi que la période qui la précède ou celle d’après. Camil et Hortensia ont pris une part active, même, chacun à sa façon ( le premier en combattant dans les tranchées, la seconde comme infirmière à l’arrière du front) à cette expérience et ils ont été témoins des bouleversements considérables produits par la Grande Guerre. Cette perspective est d’autant plus tentante que les auteurs roumains sont contemporains de quelques-uns de leurs confrères européens cités plus haut :

Marcel Proust:1871-1933,

Italo Svevo :1861-1928,

Robert Musil: 1880-1942,

Thomas Mann:1875-1955,

H.P.- Bengescu: 1876-1955,

Camil Petrescu : 1894-1957.

D’autres arguments peuvent s’y ajouter : a) au centre de leurs écrits se placent « le malheur ou le malaise liés à une certaine époque et non pas à l’humanité dans son ensemble » ; b) ces écrivains « admettent implicitement le postulat de base de Geistesgeschichte allemand » (Philippe Chardin), c’est-à-dire l’esprit du temps dominant ou l’esprit de l’histoire. Or la participation de celui qui avait écrit Dernière nuit d’amour , première nuit de guerre, au front, en premières lignes, par choix personnel, est un fait connu ou pressenti par tous les lecteurs de Camil Petrescu ; moins connus restent le traumatisme psychique et les séquelles physiques, Camil est revenu du front avec une surdité avancée. Comme l’indique le titre, tout un volume de cet ouvrage est un véritable roman de guerre; par ailleurs on constate l’irruption de l’histoire dans le roman Madame T. à travers les articles des journaux cités, souvent en bas de page, l’évocation des scandales politiques ou même celle de personnalités réelles de la vie politique de son époque, tout comme chez Proust qui fait allusion à la démission de Mac-Mahon, à l’enterrement de Gambetta ou à l’affaire Dreyfus. En ce qui concerne Hortensia P. Bengescu, l’histoire se dessine sans s’exprimer ouvertement, mais nous reconnaissons dans le monde décrit celui de l’après-guerre (ses personnages renvoient à un certain « décadentisme » par leur moralité et leurs valeurs, les changements économiques et sociaux caractéristiques dont sort triomphante la nouvelle bourgeoisie au détriment des propriétaires terriens, etc.) ; ajoutons que l’auteur du Concert de Bach avait participé à la première guerre en tant qu’infirmière, derrière le front, vivant ainsi une expérience qu’elle a, ensuite, « transformée » esthétiquement dans les pages du Dragon /Balaurul, sous-intitulé« journal deguerre  » et dont la protagoniste- Laura, l’infirmière, est son porte-parole; le monde dépeint par la romancière est bien celui des classes du passé, « en fin de règne, qui occupent le devant de la scène, les demeures et les salons cossus » (La conscience malheureuse, p.48) Ces romanciers vivent eux-mêmes le passage d’un siècle à l’autre, une scission que l’auteur de l’étude citée appèle une discontinuité radicale.

Camil Petrescu est encore le romancier tout désigné de la « conscience malheureuse » de par les problèmes abordés, relatifs à la condition ou à la nature de l’intellectuel. Celui-ci entretient des rapports négatifs, conflictuels avec la société, se trouvant confronté à une vie collective dont il a du mal à accepter la norme : Ladima ne se plie pas aux préceptes bourgeois, fait fi de la mondanité et de ses exigences ; Fred n’est pas marié, Madame T. ne l’est plus, leur seule conduite répond aux exigences du cœur. Le poète Ladima est l’intellectuel incompris par excellence : il souffre profondément à cause des rapports sociaux superficiels, comme des « machinations » politiciennes. Honnête jusqu’au bout, il finit par démissionner de son journal au risque de mourir de faim.

A la souffrance causée par des raisons d’ordre social, on pourrait ajouter celle d’ordre personnel, liée à la nature de chaque individu, à leur sensibilité excessive, à leur raffinement, à leur besoin d’absolu, à leur exigence. Pour les héros de Camil l’amour, par exemple, est un idéal. Non atteint, comme tout idéal, il secrète une certaine nostalgie. Sous cet angle encore, nos auteurs se retrouvent dans ce concept fédérateur des romanciers de la « conscience malheureuse ». Ladima, Madame T., Fred sont indissociables de l’idée de l’amour absolu, nous l’avons déjà démontré. Fred, de plus, pour des raisons très secrètes, peut-être de nature psycho-somatiques, est à rapprocher des protagonistes des œuvres citées par Ph. Chardin auxquels l’on attribue des anomalies médicales.

L’hiatusentre intériorité et extériorité que met en évidence Ph. Chardin, auquel correspond le concept de « double parole » formé par le monologue intérieur (prolixe, libre) et la parole plate, « conforme à », c’est-à-dire le langage pour communiquer avec le monde – est également applicable aux héros de Camil Petrescu. Dans le sens que le monologue intérieur qui peut être le monde imaginé, le rêve, une construction mentale que d’un terme plus savant l’auteur de l’étude en question appelle un « système logomachique », tout ce système est soufflé par le premier coup de vent, car il n’a pas de fondement dans l’extériorité. Ainsi l’amour imaginé de Ladima pour Emilie peut être conçu comme un rêve balayé, mais surtout sa foi dans l’Art, cette construction mentale si chère à Ladima, est démolie, tel un jeu de cartes, par les paroles de Bulgàran. Mais on peut rajouter que Ladima, poète, donc constructeur de système logomachique, est extrait de ce néant de paroles par le souvenir de Fred qui nous dévoile la véritable nature, l’essence de cet Homme.

Un deuxième élément qui, à côté de la folie, représente les trois menaces de la conscience malheureuse de Hegel - la mort - entre en compte autant pour certains des auteurs réunis sous ce thème (Musil, Th. Mann, Svevo ou Proust) que pour notre auteur roumain. La mort plane en effet autour de Fred : celle de Ladima permet l’existence de la narration-même que le protagoniste de l’après-midi du mois d’août en fera. Par sa passion pour l’aviation et les éventuels (si non possibles) accidents, Fred est exposé, même s’il n’en parle jamais, à la mort. Il a déjà fait son testament en faveur de Madame T., de son propre aveu, c’est dire que l’idée de la mort l’a effleuré. En parlant de ses auteurs, Ph. Chardin constate que la vie du Narrateur est jalonnée par les morts de la grand-mère, d’Albertine, de Swann, de Saint-Loup, de Bergotte…Celle de Ladima peut être assimilée à la folie : puisqu’un suicide, selon l’expérience commune, survient le plus souvent dans des moments d’égarement. Les dernières personnes qui ont vu le poète juste avant sa fin tragique perlent de lui comme d’un fou. En frère de souffrance (le mot est prononcé par Fred) Ladima correspond également à la distinction catégorielle de « double » et remplit le rôle qui lui incombe, suivant l’analyse de Ph. Chardin. Comme si des boucs émissaires devaient être sacrifiés, Guido, qui est comme un frère jumeau pour Zeno [le héros de Svevo] son « double », meurt. » (ibidem, p.304) Dans cette perspective, on peut comprendre la mort de Ladima comme celle du double de Fred. Bien d’autres parallèles peuvent ainsi être établis.

Pourquoi provoquer ce raccourci à travers la catégorie de « conscience malheureuse » ?

Tout simplement pour démontrer que cerner une oeuvre, l’identifier par ses similitudes et ses différences avec d’autres oeuvres est une opération apte à proposer une autre lecture, une lecture neuve, qui s’éloigne du code proposé par l’historiographie littéraire nationale et que la réflexion reste d’une essentielle actualité. En même temps, l’opération d’intégration des auteurs roumains à d’autres familles spirituelles permet la reconsidération de nos écrivains sous un autre angle et dans une dynamique allant du singulier vers le général, du national vers l’universel (bien que ce terme couvre, dans notre cas précis, le sens plus restreint d’européen, l’Europe étant le premier degré dans la reconnaissance de la littérature roumaine !). Si l’œuvre de Camil Petrescu avait eu la chance d’être traduite et connue plus tôt, on se plait à rêver qu’elle aurait certainement pu rejoindre, dans une analyse de ce genre, les œuvres de ses pairs.

Une autre perspective de recherche conviendrait fort bien à la mise en valeur de l’œuvre romanesque de C. Petrescu, celle qui pourrait agrandir la famille proustienne d'auteurs reflétant la "crise du sujet". Une chercheuse assidue de l’œuvre proustienne - Anne Henry - suggère, en effet, que des auteurs comme Kafka, Musil ou Svevo, "suivis peu après par un Borges ou un Céline, imité par les petites cylindrées existentialistes", ou par Beckett, se placent sur la même ligne dans leur manière de créer le personnage. Le malaise de Proust, dans cette optique, est expliqué ainsi: "Les difficultés auxquelles se heurte cet oisif que sa fortune laisse entièrement disponible pour mesurer son malheur, ne proviennent pas de rares coups du sort que comporte toute destinée paisible, perdre une grand-mère aimée ou une maîtresse menteuse qu'il finit d'ailleurs par oublier. Elles naissent d'un sentiment de porte-à-faux, d'un déséquilibre permanent. L'obstacle vient du dedans, non de l'extérieur - ce qui oblige à réviser l'ensemble des perspectives qui englobent également le monde". L’analyste part de la formulation de Proust sur "cette perpétuelle erreur qui est précisément la vie" que l'on retrouve dans la Fugitive (III, p.573), et qu’elle identifie comme situation déceptive. C’est une erreur qui, "ressentie par le sujet comme impuissance vis-à-vis de soi", est en quelque sorte "un sentiment imputé à l'absence d'unité de son moi, obsession dont abuse le romancier avec un pédantisme tenace". Dans la perspective de cette interprétation, les moments d'illumination du Narrateur, ceux qui arrivent lorsqu’il trébuche par exemple sur les pavés inégaux, sont des "preuves d'identité" qu'il recherchait: "En lui, un moi phénoménal pleurait à son insu l'essence d'un moi transcendantal qui eût mis fin à ses doutes". En superposant deux situations, celle vécue autrefois et celle qu'il vient de vivre à l'instant, le Narrateur arrive à saisir "l'unité de sujet".

« A cette permanence mathématiquement prouvée par l'expérience, Proust donne le nom d'essence (n.s.) bien que son apparition témoigne de l'assujettissement aux conditions de la phénoménalité". Par cette étonnante réconciliation avec l'existence, « il précède tous ses contemporains », nous explique A. Henry: « En choisissant de tirer au clair sa vie, il fixera une ipséité dont il ne doute plus » (idem, p.5-11).

Si la démarche entreprise par la chercheuse nous semble assez séduisante c'est qu'elle combine savamment perspicacité littéraire et acuité philosophique et que par ce biais dernier elle nous permet de faire entrer dans le cercle « sélect » des proustiens l'auteur de Madame T. qui, conquis par la phénoménologie, aurait fort apprécié les jugements émis tout au long de cette Tentation de M.Proust.

Le nombre des lectures critiques est, en dernière instance, incalculable, car il représente autant de points de vue personnels, en fonction de la compréhension et de la nature du jugement critique. Le sens gisant au tréfonds de l’œuvre est irréductible et c’est justement cette irréductibilité qui « est à l’origine de la pluralité des lectures » (A. Compagnon, passim, p.15). Formule valable pour Hortensia et Camil, auteurs incitants et incitatifs ! Ne serait-ce que les questions soulevées par l’étrange amour de Fred dans le roman de Madame T : nous serons en droit d’affirmer qu’il assume entièrement la qualité d’œuvre ouverte (Eco) par la multiplicité des sens offerts à l’interprétation. Ce qui est le sens de la pérennité d’une œuvre.