Nous pensons qu’à ce stade de notre recherche nous pouvons mesurer la portée du mythe de Proust en Roumanie et ses conséquences à plus d’un titre positives pour l’évolution du roman roumain moderne. Si la célèbre enquête menée par Raymond Queneau sur la littérature idéale (proposant au choix une liste de cent noms) donnait comme résultat révélateur : la première place à la Bible et à Shakespeare, la seconde place à Marcel Proust, on ne s’étonnera point que l’on parle de « mythe » à son égard !
Que Marcel Proust ait été imposé par la critique, adopté dans un enthousiasme débordant ou effleuré avec circonspection, il est indéniable que sa création a connu dans l’aire roumaine un terreau fertile pour son rayonnement. Modélisé par la critique, phagocyté par nombre de romanciers, il a permis la floraison d’une prose nouvelle, lancée sur des voies inexplorées encore jusque là, il a rendu possible des hardiesses d’écriture et d’expériences narratives audacieuses.
Ainsi est apparue l’œuvre singulière de Hortensia Papadat-Bengescu née d’une intuition qui permit l’harmonisation de la littérature roumaine au mouvement littéraire européen et l’enracinement d’une romancière devenue « chef de file » dans l’histoire littéraire de son pays.
Se faisant un allié de taille dans l’auteur d’A la recherche du temps perdu, Camil Petrescu réalise une œuvre romanesque prodigieuse, comparable - par ses similitudes et sa portée dans l’espace autochtone - à l’œuvre proustienne, originale et durable à la fois, permettant d’aligner son auteur à côtés des noms incontournables de la littérature européenne de la première moitié du XXe siècle.
Ces deux « côtés » de la création romanesque roumaine permettent une prise en compte dans une analyse plus générale du modernisme européen. Par leur qualité d’écriture ou par leur thématique ( propre au roman moderne : la ville ou, d’un terme roumain, le citadinisme, la société entre les deux guerres, les milieux culturels, la problématique de l’intellectuel, la réflexion sur la création, etc.) ce sont des auteurs qui exigent une place de choix dans l’histoire littéraire européenne. La pluralité des lectures que permet l’œuvre romanesque de Camil Petrescu, d’une surprenante actualité, en fait un écrivain consacré par le temps. Il est apparu dans le sillage de l’auteur du Temps perdu, mais aussi de sa devancière, Hortensia Papadat-Bengescu, au terme d’un processus de réception que Proust lui-même esquisse dans la Recherche, en parlant de l’écriture de Bergotte :
‘« une œuvre est rarement tout à fait comprise et victorieuse sans que celle d’un autre écrivain, obscur encore, n’ait commencé, auprès de quelques esprits plus difficiles, de substituer un nouveau culte à celui qui a presque fini de s’imposer » (C. G.,p. 326),’ou de l’évolution de la peinture, autre processus esthétique :
‘« Et voici que le monde (qui n’a pas été créé une fois, mais aussi souvent qu’un artiste original est survenu) nous apparaît entièrement différent de l’ancien, mais parfaitement clair » (C.G., p.327).’Hortensia instaure et impose définitivement la prose d’analyse dont les premiers signes s’étaient manifestés çà et là ; avec Camil Petrescu ils sont au roman roumain ce que la bombe atomique est à l’arbalète, comme dirait Jean-Yves Tadié lorsqu’il parle de Proust et de son apport en la matière (Le roman au XXe siècle, p.39). Un dernier coup d’œil sur le roman roumain à la veille de la parution du cycle romanesque des Hallipa, nous permet de remarquer qu’avant la première guerre mondiale il y a une profusion de romans sentimentaux qui répondent à l’idéologie « sàmànàtoriste » et que l’on peut qualifier de romantiques. Apparaissent, après la guerre les romans réalistes sous l’impulsion de Liviu Rebreanu – fondateur du roman « classique » et auteur de Ion/Jean le Roumain, (1920, son chef d’œuvre, évoquant le monde paysan) ou Ràscoala/La Révolte(1932, fresque sociale inspirée des révoltes paysannes de 1907), Mihail Sadoveanu est, quant à lui, considéré comme le Conteur par excellence, prenant ses sources et ses héros dans l’histoire nationale. La prose de ce temps se présente sous forme de romans traditionnels, essentiellement d’inspiration historique ou rurale, dont les créateurs illustrent le type d’auteur omniscient qui ne s’implique pas dans la narration de façon apparente. Par rapport aux charmants petits romans de ses devanciers, se limitant à l’évocation des coutumes et mœurs roumaines, le monde romanesque de H.P.-B.- évoluant dans des milieux citadins qui pratiquent des habitudes et une langue plus proches de la France que des Principautés Danubiennes - fait date ! Hortensia tourne le dos à l’histoire ancienne, à la vie rurale ; elle se contente d’observer ou d’imaginer le monde nouveau, d’inspiration contemporaine, celui de la nouvelle bourgeoisie qui commence à détenir le pouvoir économique dans un pays qui s’avance résolument vers la démocratie et la modernité, après la fin de la première guerre mondiale. On se souvient de la leçon de Lovinescu, le père du Synchronisme, qui incitait les auteurs à choisir des sujets « citadins », d’actualité. Les premiers romans de Hortensia P.-Bengescu attirent l’attention de tous les commentateurs en vogue à l’époque, preuve de l’intérêt qu’elle suscite dans les Lettres roumaines.
Proust, en 1919, se voit consacré par le prix Goncourt ; c’est l’année de la parution du volume Eaux profondes (édité en réalité en décembre 1918 plus exactement) alors que Hortensia Papadat-Bengescu a quarante-deux ans. Dès 1925, aux réunions du cénacle de Lovinescu elle lisait (et publiait ensuite) les premiers chapitres de sa trilogie Hallipa. On pourrait parler, en exagérant à peine, de la contemporanéité des deux écrivains : Hortensia Papadat-Bengescu est née cinq ans seulement après l’auteur français (en 1876), Marcel Proust va mourir en 1922, quatre ans avant la parution du Concert de Bach, le chef-d’œuvre de la romancière roumaine. Et même si l’auteur de la Recherche ne se montrait qu’en de très rares occasions - en compagnie de Paul Morand et de la petite et pétillante princesse Soutzo- les derniers jours de sa vie, son prestige ne cesse de se propager. En outre, l’élite roumaine suit de près les événements parisiens. L’heureux détenteur du prix Goncourt ( pour A l’ombre des jeunes filles en fleur ) doit avoir aux yeux des Roumains une aura supplémentaire, par hautes personnalités interposées, (Marthe et Antoine Bibesco, les Brancovan dont il est l’ami). Sa mort, survenue le 19 novembre 1922, ne fait que le remettre au centre de l’attention et faire encore parler de lui. Toute une effervescence intellectuelle qui explique donc l’utilisation du nom de Proust à toute fin critique, passeport culturel obligatoire. Ce petit rappel chronologique nous permet de comprendre que la renommée du Narrateur est à son comble en Roumanie à cette date. N’oublions pas qu’il avait publié Du côté de chez Swann en novembre 1913, (seul roman de la Recherche…écrit à la troisième personne et seul – à notre avis - qui demeure plus accessible au grand public des lecteurs roumains, étant donné que la toute première traduction de Proust date de 1945).
La notoriété de Marcel Proust a évidemment dépassé les frontières de l’hexagone. A partir de ce moment l’on commente énormément le succès de l’œuvre de Marcel Proust, on fait et défait la narration fondée sur l’analyse, on lit, en français, bien sûr, Du côté de Swann en même temps que les critiques françaises ou roumaines consacrées à l’auteur français. Et l’on voudrait peut-être lire des auteurs roumains qui appliquent ces « nouvelles méthodes » au roman roumain. Les tout premiers frémissements se sont manifestés dans la très féminine prose qui délimite le début de la carrière de H. Papadat-Bengescu. Ses romans « objectifs » (cycle Hallipa) qui suivent bénéficieront de l’enthousiasme engendré par cette attente. Il s’est produit un processus psychologique d’accueil d’un texte, une perception guidée par des signaux dans une logique de l’esthétique de la réception, comme nous nous sommes essayée à le démontrer.
Après avoir passé en revue l’activité des médiateurs et l’état de réception, nous avons trouvé, en termes jaussiens, que les romans de Hortensia Papadat-Bengescu s’inscrivent dans l’horizon d’attente échafaudé par la critique roumaine que nous est apparue comme le premier public lecteur de l’œuvre proustienne tout comme de l’œuvre bengescienne. En d’autres termes, mais tout en restant dans l’aire de la théorie de la « réception » qui décèle un « horizon d’attente littéraire » et un « horizon social », le premier étant intrinsèque à l’œuvre elle-même et à l’effet qu’elle produit, le second relevant du code esthétique des lecteurs, nous avons été tentée de dire que « le proustianisme » de Hortensia P.-Bengescu est l’œuvre de la critique roumaine qui procède à un « fusion des horizons » évoqués. Ce n’est pas l’écrivain roumain qui a fait une lecture de Proust en l’introduisant dans sa propre analyse mais les critiques littéraires eux-mêmes. Il s’agit d’un transfert culturel en bonne et due forme ! Évidemment, considérer comme public lecteur de Proust les seuls critiques pourrait surprendre ; nous faisions ce choix pour deux raisons simples: d’abord parce que ce public-là est le seul « parlant », pour nous, à travers ses commentaires, le seul à laisser des traces ! Ensuite pour toutes les raisons que nous exposions dans l’introduction de ce travail, à savoir la francophonie qui va de pair avec la francophilie dans l’aire roumaine, permettant transmission et rayonnement à la fois. En regardant de près les déclarations de la prosatrice, on a remarqué l’absence d’un projet esthétique fait souligné par les aveux négatifs relatifs à Proust ; elle ne cite jamais de noms d’écrivains admirés (ou pas) en parlant de son écriture mais seulement lorsqu’elle aborde ses lectures.
Son modernisme participe d’une dynamique plus générale liée au développement du roman moderne européen et non pas spécifiquement « proustien » et prenant appui sur l’intuition et la force de création. Sa démarche réside dans la quête des manières révolues de penser, de sentir et confère, finalement à ses personnages des vies inoubliables. Rendant opérante la multiplicité des voix dans le cadre du récit, la romancière roumaine capte l’incaptable : le silence et la volupté de l’instant. Originale autant par le fond que par la forme, la romancière roumaine est ce que l’on appelle une grande figure littéraire. Il est donc certain que Hortensia Papadat-Bengescu instaure l’idée de l’existence d’une génération littéraire (dont elle est le premier élément) telle que la voyait Albert Thibaudet, par exemple, dans ses Réflexions sur le roman, celle des
‘« trois écrivains déjà âgés, nés autour de 1870, qui tous trois avaient débuté, vers la vingtième année, par des œuvres où ils étaient déjà presque tout entiers, qui ensuite s’étaient conservés dans l’ombre des chapelles, et qui, au moment de la guerre, parurent ensemble, d’un même mouvement, dans la grande nef, où ils sont encore. Ce sont Gide, Proust et Valéry. Il faudra bien un jour les traiter en équipe, avec ce parallélisme de départ, de carrière et d’arrivée, qui ne peut pas être un hasard, et qui a sans doute sa racine dans un certain rythme de durée littéraire propre au dernier quart de siècle : avec aussi cet égaiement sur une piste indéfiniment élargie, qui fait qu’ils appartiennent à des lignées, à des familles d’esprit et de nature française tout à fait différentes. » (passim, p.189).’Ainsi pourrait-elle enrichir le catalogue de la littérature universelle puisque celui-ci devrait, - idéalement !- se composer « d’œuvres caractérisées et par le succès international qu’elles ont remporté et par la qualité durable qu’elles présentent », (in Qu’est-ce que la littérature comparée ? p. 75.)
Elle demeure, à côté de Liviu Rebreanu, la figure de proue du roman roumain moderne et son nom, tout comme celui de Camil Petrescu, devrait figurer dans toute « bibliothèque idéale » ! En 1936, elle recevait d’ailleurs le Grand Prix de la Société des Écrivains Roumains - reconnaissance de ses confrères - prix accordé par un jury formé par les critiques Cioculescu et Perpessicius, le poète Arghezi, et l’ami Rebreanu ( elle avait pour principal concurrent le jeune Mircea Eliade) prix qui lui permit, pour la petite histoire, de se payer le voyage de sa vie - ou de ses rêves- à Paris … à plus de soixante ans !
Si l’auteur de la Recherche fut « modélisé » par les critiques roumains au point de faire du premier auteur autochtone moderne, Hortensia Papadat-Bengescu, un émule de Marcel Proust, il est indéniable que pour Camil Petrescu il fut un sujet d’admiration et d’adhésion personnelles. Par leur sensibilité, leur intellectualité profonde, par leur quête de valeurs suprêmes, les deux auteurs se retrouvent, sans conteste, dans la même famille de créateurs. Ils sont des écrivains novateurs dans un paysage littéraire apparemment en retard sur l’histoire des idées, sur la philosophie du temps, et qui réalisent, grâce à des techniques d’écriture nouvelles, une synchronisation de la littérature avec l’esprit du temps, opérant ainsi son ouverture sur la modernité. En admirateur lucide, Camil entreprend une vaste analyse libre et moderne de l’œuvre proustienne en convertissant la réalité de ses faits en une réflexion sur l’existence et l’écriture.
Cette communauté d’idées n’exclut pourtant pas l’originalité, la véritable création étant de nature irréductiblement individuelle. Camil a dû se trouver dans le même cas de figure que le personnage du peintre Elstir dont « les gens du monde » ne comprenaient pas :
‘« qu’il avait pour son compte refait devant le réel (avec l’indice particulier de son goût pour certaines recherches) le même effort qu’un Chardin ou un Perronneau, et qu’en conséquence, quand il cessait de travailler pour lui-même, il admirait en eux des tentations du même genre, des sortes de fragments anticipés d’œuvres de lui. Mais les gens du monde n’ajoutaient pas par la pensée à l’œuvre d’Elstir cette perspective du temps qui leur permettait d’aimer ou tout au moins de regarder sans gêne la peinture de Chardin.» ( C. G., p.420).’C. Petrescu admire donc dans son modèle - ou son « maître » - les mêmes envies créatrices, «des tentations du même genre », générées par un formidable désir de changement, de renouveau littéraire : une nouvelle réflexion sur l’existence individuelle, sur la conscience, sur l’intime avant tout et de nouvelles formes. Cela se traduira par le récit déconstruit et sa structure doublement dramatique qui comporte une dynamique théâtrale puisque l’auteur roumain distribue les rôles et choisit ses protagonistes en parfait metteur en scène (comme il l’avait fait pour ses pièces de théâtre), mais il réalise en même temps le lien entre ses personnages au cours d’une surprenante navette entre le texte et le bas de page. Proust avait mis en scène, lui, un personnage (Marcel) porte-parole de l’auteur : il raconte l’histoire d’une vocation jouant ainsi le rôle romanesque du Narrateur. Il organise aussi, de manière concomitante et subtile, ce « roman » qui n’en est pas un, ce récit que G. Genette a qualifié d’autofiction (in Le paratexte proustien, p.29).
L’auteur roumain sait que son prédécesseur a fait le même effort que ses modèles (ces prédécesseurs) à lui devant le réel, comme il le confesse (à travers) à propos d’Elstir ; le réel devant être décodé ici comme expérience littéraire. A l’effort, le travail et la conscience de son propre travail, donc à l’esthétique il faut ajouter la perspective du temps qui « permet d’aimer » ou de « regarder », c’est-à-dire d’accepter l’œuvre nouvelle en la plaçant sur une échelle de valeurs.
Dans la relation spéciale qui lie Camil Petrescu à Proust, le premier fait l’éloge du second et il s’en fait un allié dans la mesure où il sait que l’on peut innover sans trop heurter dorénavant. 17 Si le public avait été plus réticent face au romanesque de Hortensia, il est maintenant prêt ( grâce à elle !) à savourer le nouveau mode narratif qu’impose Camil. Il faut avoir reconnu l’horizon antécédent (avec ses normes, son système de valeurs littéraires, morales, etc.) pour évaluer l’effet de surprise, selon les termes de Jauss.
En 1933, à la parution du roman Madame T. dans la revue « Vremea » (Le Temps), Pompiliu Constantinescu soulignait le fait que l’auteur était, à son avis, un psychologue perspicace dans « l’anatomie de l’amour malheureux de Mme T. » et remarquait le procédé de méthode proustienne par lequel Fred « revit par la mémoire affective et recompose à partir d’un moment rétrospectif la vie d’Émilie, de Ladima de Mme T... et un peu moins ses propres événements moraux » ! En même temps, il trouvait que, par ses portraits féminins, Camil Petrescu se définit comme un romancier aux moyens profondément originaux » [n.s.] (in « Vremea », n° 281, 26 mars 1933). Aucune contradiction entre l’idée que l’on peut utiliser une technique d’emprunt et que l’on peut en même temps demeurer un créateur original !
En réalité, lorsque les historiographes littéraires roumains parlent de méthode ou de technique proustienne, ils évoquent, selon un schéma mental fédérateur, des démarches narratologiques qui font penser à d’autres auteurs pleinement affirmés, de surcroît dans la culture occidentale, culture que l’on présentait comme exemplaire et que l’on donnait parfois en pâture aux prosateurs en herbe ! L’exemple ou le modèle devrait forger l’originalité d’une littérature. A comparer ces réflexions à celles des comparatistes français actuels, par exemple, on est surpris par la similitude des conclusions. Ainsi D.-H. Pageaux, mis dans le difficile pluriel des Naissances du roman, est bien obligé d’admettre que par « naissances », nous entendons
‘« les modèles essentiels par lesquels a pu se développer une suite de formes romanesques, composant des histoires plus ou moins longues dans la grande Histoire. Les « naissances » cernées et définies sont celles des modèles pluriséculaires et transnationaux, intercontinentaux (l’espace européen pendant longtemps), puis intercontinentaux à partir du XIXe siècle »(Naissance du roman, p.10).’Se conformer aux modèles revient peut-être à la volonté d’éviter mathématiquement les erreurs d’une écriture sans jalons objectifs, se rattacher à des courants de pensée existants tout en suivant son intuition et son talent. C’est aussi reconnaître chez d’autres créateurs des impulsions et des intuitions révélées au grand jour et acceptées par la norme littéraire de son temps. Original, au fond, le romancier l’est non seulement parce qu’il a évité de trop embrasser les modèles mais parce que son œuvre résiste au Temps et a la faveur du public. Le fait de persister est indice d’accueil. Nous en avons reçu la preuve par la chronique de Mihaïl Sebastian – ami et admirateur de Camil - qui écrivait le 19 février 1933, dans le journal « Cuvântul », à la suite de la publication de Madame T. que si le nom de C.P. pénètre de plus en plus dans la conscience du grand public des lecteurs
‘« cela me semble un fait capable de changer toute une tradition de paresse et de mauvais goût dans les préférences des lecteurs. Quelque chose a dû se produire, un élément nouveau a dû intervenir dans la vie littéraire de ces dernières années qui a rendu possible l’édification d’une échelle de valeurs nouvelle – car je refuse de croire que l’appropriation de la littérature de M. Camil Petrescu par le grand public et non plus seulement par un groupe restreint d’élite, a été un hasard. Le rétablissement des valeurs critiques est un élément nouveau qui a été apporté dans notre champ littéraire par la nouvelle génération d’écrivains. Qu’on leur reconnaisse au moins cela !»’Par expérience, nous savons que Madame T. a éveillé la curiosité et l’admiration de plus d’un lecteur français également à plus de cinquante ans après sa parution (le roman a été réédité en édition de poche qui est signe d’un certain succès auprès du public], lecteur par définition non averti par le battage médiatique, et encore moins emporté par l’enthousiasme dû au rayonnement du roman dans son pays d’origine, éléments qui peuvent toujours influencer à priori les consciences. Quelques exemples parlants, pris ici ou là : celui d’une chronique parue dans la revue « Impressions du Sud » en 1990, en France, montre l’adhésion étrangère à l’écriture camil-petrescienne : « le narrateur, quant à lui, ne parle que dans leurs « marges » [des personnages], ce qui en fait un simple lecteur auquel nous nous identifions spontanément… Roman psychologique, réflexion sur la vie, l’amour, la mort, le temps, l’art : Madame T. est tout cela [et] C. Petrescu apparaît comme un éminent représentant de ce que Kundera appelle « l’art né comme l’écho du rire de Dieu »... 18 Le personnage de Madame T.- par sa subtile poésie et sa sensualité énigmatique, par son raffinement et sa beauté intemporelle d’une prodigieuse féminité - tout comme le portrait d’Émilie, d’une froide beauté calligraphique, d’une calme bêtise en accord avec ses formes lourdes, pleines, mais experte en calculs et autres exercices – sont ceux de véritables créations romanesques durables à travers les modes et les époques.
A l’unicité de la matière romanesque s’ajoute la singulière technique du récit fragmentaire, déstructuré, qui font que l’écrivain roumain ne pourra jamais être réellement imité tout comme on ne peut pas imiter Proust, sous peine de non-valeur. Il n’est pas moins vrai que dans l’espace roumanophone Camil Petrescu a fait des émules : il s’agit de quelques romanciers de Bessarabie - actuelle République de Moldavie – (territoire roumain annexé par l’URSS, en 1939, redevenu indépendant depuis la chute du communisme) qui mettent en scène le personnage-narrateur analysant son vécu, les problèmes de conscience – même si « ces personnages n’ont pas la «complexité analytique » (Al. Bourlacu) d’un Ladima ou d’un Fred Vasilescu - avec une certaine recherche de l’anti-style. Le phénomène littéraire de Bessarabie reflétant, dans ses grandes lignes, l’exercice d’admiration de la création proustienne par un Camil, Holban ou Sebastian, s’inscrit dans ce jeu de miroirs fondé sur l’influence et serait, certainement, un sujet à approfondir.
Camil Petrescu finit de détrôner l’auteur omniscient et instaure, de manière définitive, dans la littérature roumaine le mode de la narration à plusieurs voix. L’auteur ne devient narrateur que pour introduire les « masques », les personnages, sur un mode déconcertant faisant fi de la technique traditionnelle : en notes en bas de page.
Ce qui est sûr, c’est qu’il atteint l’essentiel – par l’art -ambition que l’écrivain traduisait par un terme de son vocabulaire philosophique, en « substantiel ». En 1932, il déclarait dans la revue « Floarea de foc » : « Je ne suis pas un moderniste et encore moins un traditionaliste », car le modernisme « c’est la forme qui va mourir demain. L’essentiel c’est ce qui est permanent sous le temporel, c’est-à-dire ce que la scolastique nommait substantiel et ce que je voudrais faire rentrer dans la mentalité d’aujourd’hui. Selon une formulation supérieure mais plus accessible car elle vient de la philosophie hégélienne : si le traditionnel c’est la thèse et le moderne l’antithèse, alors le substantiel en est la synthèse. » Et pour se faire mieux comprendre, l’écrivain prend un exemple emprunté à la nature : il met le signe d’égalité entre les feuilles de l’an passé et le traditionalisme, entre les feuilles de l’année à venir et le modernisme, alors que « l’arbre et son essence génératrice sont le substantialisme.»
L’écriture de l’auteur roumain suggère le modèle de manière infiniment subtile, il ne se laisse aucunement écrasé par « l’influence » de Proust, comme cela semble être le cas de Mihail Sebastian ou d’Anton Holban. De Proust il reçoit des suggestions ; avec Proust il est soumis aux mêmes tentations ! Le critique George Càlinescu, si parcimonieux dans ses appréciations, déclarait que « l’écrivain enchante pour toujours les fins esprits » et qu’il « n’est pas le second ou le troisième en littérature, mais l’unique sur une voie isolée dans une jungle vierge où ne pénètrent que les pionniers.» (n.s.) (Istoria literaturii …/Histoire de la littérature roumaine des origines jusqu’à nos jours, p. 658).
Il n’est pas interdit, évidemment, de considérer, dans l’ensemble, l’écrivain C. Petrescu comme « proustien », car bien des détails de son œuvre romanesque renvoient à la Recherche, c’est sûr. Et même si Eugen Ionesco ne voulait pas lui accorder ce suprême « certificat », par un de ces gestes terribilistes propres à la jeunesse, dans la préface qui accompagne son volume de critiques « roumaines » intitulé NON, 19 l’universitaire Eugen Simion, héritier spirituel d’Eugen Lovinescu (son maître à penser en critique), critique lui-même (et actuellement président de l’Académie Roumaine), affirme clairement cette parenté littéraire.
Au cours de notre analyse, nous avons essayé de mettre en relief la présence de motifs communs : amour (et jalousie), art (écriture, peinture), personnages d’intellectuels sensibles, caractérisés par la soif d’absolu; des moyens artistiques similaires : le traitement du souvenir, le refus de la chronologie traditionnelle, le point de vue perspectiviste dans la construction des personnages, une analyse psychologique du vécu des héros, le tout dans une construction romanesque originale qui fait fi des lois classiques. Nous avons pu déceler une opération multiforme et subtile d’appropriation et de détournement d’emprunts et plus une reconnaissance qu’une ressemblances de motifs proustiens qui n’ayant pas d’incidence profonde sur la nature intime du texte de l’auteur roumain, lui permette le luxe de l’originalité dans l’analogie.
L’œuvre de Camil Petrescu représente un point tournant pour l’évolution d’un genre littéraire dans l’aire roumaine. Au schématisme de la construction narrative traditionnelle, il oppose la sophistication d’un récit jamais rencontré encore. Camil Petrescu ne répète pas la démarche, même novatrice, de son modèle, il l’assimile et la fait fructifier à sa manière.
Et il est tout aussi évident que la substance romanesque de Camil Petrescu déborde ces cadres, car l’auteur roumain, sûr de ses moyens et de son intuition, s’est lancé sur des voies personnelles, originales. L’écrivain roumain incarne le type de plus en plus rare de créateur « total », complet et complexe ; n’allait-il pas, par la voie philosophique, s’intéresser même aux mathématiques, à en croire cette conférence tenue à l’Académie Roumaine deux ans avant sa mort ? De fait, sa création continue de susciter des questionnements et des interprétation nouvelles. Signe qu’il dépasse son temps et qu’il s’inscrit ainsi dans le Temps des œuvres.
Le roman roumain moderne, préparé par l’œuvre de sa devancière - Hortensia Papadat-Bengescu - a acquis, grâce à Camil Petrescu, le droit de cité dans l’histoire de la littérature moderne. Leur création est à l’image de celle que Malraux attribuait au septième art dans son Esquisse d’une psychologie du cinéma : « J’appelle art, ici, l’expression de rapports inconnus et convaincants entre les êtres, ou entre les êtres et les choses.»
Au terme de notre travail, nous pensons avoir réussi à faire sortir de l’ombre (en dehors des frontières linguistiques roumaines) non seulement les deux auteurs roumains analysés mais aussi un pan de la critique roumaine à laquelle nous reconnaissons le grand mérite d’être en avance sur le temps de la lecture et de refléter une partie de la société culturelle autochtone à un moment donné. Pour mener à bien notre recherche, nous avons d’abord essayé de voir les traits communs des œuvres des auteurs en question ainsi que les conditions qui ont permis et justifié l’analyse des historiens littéraires roumains dans le sens d’une « influence » voire d’un possible « modèle », alors qu’il serait plus juste de parler de « réception ». Notre analyse s’est efforcée de mettre en évidence les rouages d’un dynamisme horizontal et vertical d’intégration à un courant qui soufflait sur la société roumaine après la sortie de la Grande Guerre et après. Au cours de notre étude, nous en sommes arrivés à nous interroger sur le degré de proximité de l’œuvre des auteurs roumains sur lesquels s’est arrêté notre choix, H. P.-Bengescu et Camil Petrescu, - les « influencés ». Sans avoir la prétention de renverser les jugements de valeur établis, nous pensons avoir trouvé un nouvel angle d’analyse à la lumière des théories jaussiennes, tout spécialement, dans la ligne du concept d’horizon d’attente, plus particulièrement pour "le cas" H.P. Bengescu. Quant à Camil Petrescu, admirateur officiel de Proust, nous suggérons d'autres prises en compte de son oeuvre, dans la perspective des recherches comparatistes très récentes appliquées à des écrivains contemporains au Roumain (et à Proust !), dans l’aire occidentale (Musil, Italo Svevo, Th. Mann). La parenté avec Proust s’inscrit dans un contexte plus général et unificateur de conformité au roman européen du début du siècles.
Notre volonté était de présenter au lecteur francophone un « fait de culture » que la langue d’origine censurait. Pour parer au risque des chemins battus, nous avons essayé de relever d’autres analogies, tout en évoquant celles que la critique autochtone avait mises en évidence - car l’on peut difficilement, lorsque l’on est entre deux cultures - se défaire de certains réflexes, (comme celui de penser continuellement que l’on va être jugé aussi par ceux dont on partage la langue/culture maternelle). Notre analyse conjugue donc des explorations délibérément éloignées de la ligne imposée initialement par l’historiographie nationale, éclairées par les dernières recherches critiques relatives à Proust et, parfois à ses contemporains, dans un but convergent : la valorisation d’une culture nationale. Démontrer la modernité des auteurs roumains équivaut à leur donner le laisser-passer à la reconnaissance européenne ; les méconnaître ce serait ignorer les racines culturelles de notre vieux continent.
Si, comme l’affirment quelques spécialistes : « Il est trop tôt pour connaître l’orientation que la littérature de l’Europe Médiane prendra à l’avenir… une chose est sûre : c’est qu’elle mérite d’être suivie et reconnue comme faisant partie intégrante de l’héritage culturel européen. » (Maria Delaperrière, in Histoire littéraire de l’Europe médiane, L’Harmattan, 1998, p.18)
La Roumanie, plus qu’aucun autre pays, a fait sien ce mot de Hugo: « La littérature sécrète de la civilisation » dans un processus culturel dont les médiateurs sont (et ont été) les hommes (et les femmes !) de Lettres. Si la langue reste un obstacle à leur intégration au trésor des œuvres universelles (malgré l’effort des traducteurs !), une connaissance de ces écrivains serait possible, pensons-nous, par le biais des prises en compte comparatistes. Un auteur comme Camil Petrescu, emblématique pour son pays, l’est également pour la période de l’entre-deux guerres de l’Europe intellectuelle. Créateur complet, il s’est manifesté dans la poésie, le théâtre, la philosophie et le roman, il a ébranlé les consciences et l’inertie, en apportant un air frais dans les lettres roumaines et a permis à l’art du roman de nouvelles ouvertures. En assimilant l’œuvre de Marcel Proust il en a joué au point d’obtenir non pas des variantes sur un thème donné, mais une nouvelle symphonie avec une orchestration originale, dans une tonalité personnelle, aux notes autochtones, les seules qu’il pouvait exploiter. Madame T. revendique le droit à la différence ! Et à la reconnaissance…
L’appréciation que Jean Starobinski faisait du travail du grand maître de la réception qu’est Hans Rober Jauss (dans la préface au livre Pour une esthétique de la réception) nous paraît exemplaire pour la manière dont on devrait accueillir et comprendre l’évolution culturelle et pour conclure notre propre « voyage au pays des Roumains »: « Les enjeux du monde actuel ne deviennent pleinement perceptibles qu’à une conscience qui a mesuré les écarts, les oppositions, la dérive, et qui fait le point à l’égard de traditions dont la persistance n’a été possible que moyennant mutations et reconstructions ».
) Ainsi, au delà des « motifs » connus et reconnus comme étant des « emprunts » proustiens, de la relation temps-mémoire et de tout ce qui découle de la recherche de soi, on pourrait déchiffrer dans la première publication du fragments des Lettres de Madame T. sous le titre A l’heure du thé signées par une mystérieuse Dame...T. que tout le milieux littéraire roumain a pris pour telle, un genre de pastiche à la manière si chère à Marcel Proust.
) Danièle Robert, in « Impression du Sud », numéro 25, du printemps 90, p. 38-39.
) Eugène Ionesco : Non, Editions Gallimard, 1986, l’annotation , les textes de Eugen Simion et Ileana Gregori reprend le texte original de Nu, publié en Roumanie, en 1934 et rassemblant les chroniques du jeune critique littéraire (que l’écrivain Camil Petrescu avait « introduit » ici et là) relatives aux noms les plus en vogue à l’époque, tels les poètes Tudor Arghezi et Ion Barbu ou les romanciers Camil Petrescu, Mircea Eliade, Hortensia Papadat-Bengescu dont Ionesco (qui avoue avoir déjà lu 118 pages du roman La voie cachée !) dit sur un ton péremptoire que la technique, la méthode et l’intrigue (de ce roman) n’en sont pas originales mais empruntées à la littérature française...alors que la note en bas de page de l’éditeur précise : « HPB : romancière proustienne, elle aussi, proche de Sburàtorul, auteur de Drumul ascuns/Chemin Caché » !!! Le livre fait découvrir un polémiste qui se plait dans l’art d’ironiser sur tout le monde. Par ailleurs, la courte préface signée par Eugen Simion est un concentré d’histoire littéraire roumaine fort utile pour un étranger désireux de se faire une idée en la matière.