Note du traducteur :
Camil Petrescu, romancier original et artiste engagé dans le débat d’idées de son temps est, plus qu’aucun autre auteur roumain, un homme de lettres ayant une œuvre et une esthétique riches et solidement affirmées. Autres ses nombreux articles pamphlets, il signe des études et articles sur l’actualité littéraire nationale et européenne et tout spécialement sur Proust qu’il a lu en français et dont il est un enthousiaste et lucide défenseur. Conférence destinée à un grand public d’abord, publiée ensuite dans le volume d’essais Thèses et antithèses en 1934, La Nouvelle Structure et l’œuvre de Marcel Proust, est devenue le manifeste critique de son auteur et, on peut dire, de toute une génération. Camil Petrescu tire ici au clair les points de vue d’une idéologie littéraire assez nébuleuse, rendant –sous une forme structurée- les principaux éléments qui organisent et déterminent la modernité du roman européen dont l’œuvre de Marcel Proust en est la synthèse. L’idée maîtresse de la « rupture » que représente la création proustienne et conséquemment son originalité, réside – dans la conception de Camil Petrescu - dans l’inadéquation de la littérature précédant le « moment Proust » avec la science et la philosophie. Pour C. Petrescu « la nouvelle structure » est intimement liée à la philosophie moderne, celle-là même qui a tenté de « donner une solution au métaphysique » et que l’auteur de Madame T. identifie dans deux courants philosophiques ; « deux grands débats d’idées orientés, par la suite, dans des directions absolument opposés : le néovitalisme psychologique de BERGSON et la phénoménologie de HUSSERL » que l’auteur roumain considère, en dépit de leurs différences dont il est conscient, qu’ils « participent de la révolution copernicienne de KANT, en ceci que l’une et l’autre cherchent leur point d’appui dans la conscience et non dans le monde extérieur…et renoncent à chercher, dans le domaine de la connaissance, le moindre point de repère en dehors du moi ». Nous aurons souligné ce qui nous semble un évident raccourci vers l’esthétique proustienne et que l’auteur roumain pressentait trente ans avant André Maurois. Le mérité de Camil Petrescu est d’avoir eu très tôt des intuitions -muées en concepts- et d’avoir su résumer magistralement la nouvelle structure : « la dissolution des notions solides, l’instauration de l’hypothétique mobile, la réorientation de l’attention sur l’acte originel, la promotion de la fluidité, du devenir spirituel en lieu et place du statique, de la qualité au lieu de la quantité, et surtout la découverte de l’impressionnante solidarité des moments spirituels qui conduit à l’idée d’organicité psychique et donc d’unicité, tout cela démontrait que la Nouvelle structure en psychologie est entièrement sous le signe de la subjectivité se substituant à l’objectivité ». Quelques décennies plus tard, Auerbach parlera (dans Mimesis) de « procédé qui dissout le réel » chez Virginia Wolf.
Le philosophe qui est C. Petrescu a bien compris que la pensée moderne, à la différence de la pensée classique, a imposé l’idée que la réalité est en procès continuel. « Assimilant la réalité sous la forme du flux de conscience qui coule vraiment tel un fleuve, jamais nous n’éprouvons les mêmes sentiments, jamais nous ne produisons les mêmes images » simplifie Camil pour en arriver à « cette conviction suivant laquelle nous ne connaissons que notre propre moi, cette valeur accordée à l’intuition au détriment des déductions rationnelles, cette façon d’installer le moi au centre de l’existence, associée à une conviction que ce qui nous est donné par lui est la seul réalité enregistrable, ce video analogue au cogito, tout cela constitue le terrain commun à la métaphysique de Bergson et à l’œuvre de Marcel Proust ». C’est dans ce video que l’écrivain roumain trouve « la clé qui permet d’expliquer et le fond et les particularités si frappantes de Proust, le caractère si inhabituel de sa structure ».
Trois quarts de siècles plus tard, les vérités de Camil Petrescu sont toujours les mêmes. En analysant Proust il a analysé sa propre création et a réalisé ainsi une véritable mise en abîme avant la lettre. Nous avons considéré qu’elle peut éclairer les approches comparatistes et qu’en même temps elle peut servir à valider (ou invalider !) nos remarques émises au cours de l’analyse que nous avons présentée plus haut.
« On peut dire que depuis environ un siècle aucun écrivain n’a plus profondément ébranlé la conscience littéraire mondiale et surtout concentré à ce point sur lui l’attention des intellectuels contemporains, que ne l’a fait Marcel PROUST.
La question se pose de savoir quelle est l’importance de sa contribution à la culture universelle, tant il est vrai qu’on en est venu à le considérer comme le pionnier d’une ère nouvelle tout autant que Balzac en personne… Et la réponse pourrait être que, jusqu’à Proust, la littérature romanesque ne s’intégrait plus à la structure de la culture moderne et que, par rapport à l’évolution opérée par la science et la philosophie au cours des quarante dernières années, cette littérature romanesque était restée anachronique. Précisons à ce propos que l’art littéraire, l’art romanesque en particulier, en était resté à un stade atteint antérieurement, que la science et la philosophie de notre temps n’avaient pas de littérature romanesque qui leur correspondît vraiment…
Mais pour que nous puissions nous représenter plus exactement la richesse de la contribution proustienne, permettez-moi d’insister encore sur ce qu’il faut entendre par la « vieille littérature », celle qui avait cours avant lui, cette littérature dont Ortega Y GASSET disait, avec quelque raison, qu’elle a été annulée par la nouvelle formule. 1
Si nous affirmons que la littérature d’une époque est en corrélation avec la psychologie de cette époque et si nous nous efforçons de démontrer que la psychologie elle-même est fonction de l’explication philosophique du temps, nous n’en sommes que plus fondés encore à affirmer que la littérature doit être structurellement en synchronisation avec la philosophie et la science d’une époque… Et il est troublant de constater que si nous voulons nous expliquer la littérature romanesque et dramatique d’avant Proust, nous devons remonter trois siècles en arrière…
Si nous partons donc de la naissance des grands systèmes rationalistes préparés par la Renaissance, nous rencontrerons, comme vous le savez, la tragédie française classique et la comédie de caractères… La conception esthétique de ce temps-là est toute entière rationaliste. La méthode cartésienne, fondée, sur la démonstration mathématique est en elle-même une méthode de présentation ostentatoire, faite pour impressionner. 2
Ce n’est pas le lieu ici de reprendre la vieille controverse de savoir si un génie guide son époque ou s’il ne fait que la résumer et l’exprimer, d’autant que nous ne jugeons valables ni l’une ni l’autre de ces hypothèses, car elles représentent des façons de voir indifférenciées. De même, nous devons dire que nous ne nous occupons pas ici du rationalisme primaire, calophile, apparenté au « sens commun » de Malherbe ou fondé sur l’interprétation du théâtre antique et des règles aristotéliciennes, que nous négligeons donc toute la rhétorique de la grammaire, des genres, de l’éloquence, de la composition, de l’économie technique (bien que toutes ces exigences qui se perpétuent, rendent insupportable presque tout le théâtre français d’aujourd’hui)… tous éléments dérivés d’une rationalité précaire. Nous voulions nous occuper seulement de ce rationalisme plus subtil et pourtant mécaniste qui est celui de la psychologie des grandes tragédies, de l’idée de personnage, puisque c’est sous cette forme que le rationalisme a régné sur le roman et la dramaturgie pendant presque trois siècles… Car ni les lyriques purs, ni les innombrables dramaturges et romanciers excessivement subjectifs ne participent, de par leur manque de lucidité, de ce concret qui allait être le sens de la révolution proustienne.
Mais il est vrai que chez quelques grands dramaturges et surtout chez quelques grands romanciers on rencontre très souvent - et précisément dans leurs moments d’authenticité - ce contact avec le concret mais sans qu’ils aient la conscience parfaite de cette signification (pas plus que les rationalistes d’avant Descartes ne connaissaient la signification de la raison) et leur œuvre suit son cours, tantôt se rapprochant du concret tantôt s’en éloignant, comme l’enfant aux yeux bandés qui cherche un objet caché, tandis que ses camarades de jeu lui crient « tu brûles » ou « tu gèles », selon que lui, qui ne sait pas, s’éloigne ou se rapproche de l’objet. 3
D’ailleurs, Proust n’est pas toujours identique à lui-même, il hésite entre différentes directions idéologiques, formule des opinions contradictoires (sur l’âme, sur l’amour, sur l’art) mais il ne s’est pas bâti une doctrine à la suite de grandes méditations, il n’a pas procédé à des expérimentations en se laissant guider par une idée, il a vécu et il a découvert avec sincérité, et peut-être a-t-il emprunté à l’auteur de « L’Évolution créatrice », bien plus que la doctrine bergsonienne elle-même, cette intime et immédiate sincérité, le reste venant justement de soi, telle une preuve littéraire de la philosophie de l’intuition, imposée par la réalité et réalisée après bien des tâtonnements...
Voici un héros…Comment un héros doit-il se comporter ? C’est très simple : un héros est toujours un vaillant…Voici un avare… Il faut qu’en toute occasion il se plaigne de ne pas avoir d’argent, d’être volé. C’est par accumulation de « traits » - terme consacré et étonnamment caractéristique de cet esprit géométrique - par multiplication de traits du même genre, que la littérature, tout comme la psychologie rationaliste, construit le type du prodigue, du passionné, de l’intrigant, du généreux, du parfait dévoué.
On peut reconnaître dans cette psychologie qui va de pair avec « l’éloquence » et « le beau style », non seulement le dogme littéraire de deux siècles mais même une partie intégrante de la littérature du XIXéme siècle (sur la base de ce principe biologique qui veut que les couches sociales évoluent à des rythmes inégaux, avec des retards propres aux différents compartiments). Nous n’avons pas tort, je pense, d’affirmer qu’aujourd’hui même l’ambition de la majorité des écrivains est de créer des « types ». Et la grande masse du public cherche, dans les romans et les pièces de théâtre, d’abord des « caractères ». De même que la critique qui s’attarde, elle aussi, aux formules rationalistes, se croit déshonorée et si elle ne condamne pas sans appel l’auteur qui ne réussit pas à « dessiner » un caractère…
Cette prétention à des personnages « dessinés », à des caractères construits, bien délimités, doués de comportements géométriques, se manifeste d’ailleurs dans la plupart des chroniques littéraires d’aujourd’hui, pour ne rien dire des manuels d’enseignement, pleins de naïveté, qui distribuent les éloges et les reproches comme autant de récompenses ou de blâmes.
Une âme est en elle-même une unité mathématique et éternellement identique à elle-même, tout comme un triangle équilatéral est constitué, pour l’éternité, de trois côtés et de trois angles égaux…C’est la conception rationaliste classique de la substance immuable, la doctrine leibnizienne des monades structurales. L’âme est justement une imperméable monade et elle est donc, depuis le commencement des temps, inchangeable, indestructible, par conséquent éternelle et prédestinée. 4
La croyance en la réalité du caractère typique est ce qu’il y a de plus simple à saisir pour les masses et l’un des réflexes les plus naturels à tout homme normal (notez cette autre formule rationaliste : normal) est de vous demander, à propos d’un tiers dont on vient par hasard à parler : - Quel genre de caractère a-t-il ? Et si, à pareille question, vous haussez les épaules en signe de perplexité, vous vous attirez cette remarque étonnée : - Comment, vous ne savez pas ? Vous ne disiez pas que vous le connaissiez ?
Mais il existe un autre genre d’insistance plus stupéfiante encore. On m’apporte - trop souvent, hélas, comme d’ailleurs à tout journaliste de quelque réputation - des plaquettes de vers. Comme je suis trop occupé, je refuse en général la lecture que l’on me demande. Alors mon visiteur insiste : - Je vous en prie, veuillez en lire au moins un ou deux…Je ne désire qu’une chose : que vous me disiez si j’ai du talent ou non.
Ne dirait-on pas que Monsieur veut un certificat catégorique, et comme un nom, rationnellement acquis ?… Car si un écrivain plus âgé lui dit jamais qu’il a du talent… le problème est résolu pour le reste de ses jours… Notre homme veut donc savoir s’il est pommier ou plant d’osier ; parce que comme cela, il saura de façon sûre qu’il ne produira que des pommes chaque fois qu’il écrira. (En d’autres termes, il dort sur ses deux oreilles, car il se sait une monade pleine de talent).
Cette croyance dans la permanence invariable du caractère est tout aussi enracinée dans la littérature rationaliste que la certitude de l’immuabilité des espèces. D’ailleurs les idées elles-mêmes ont leur éternité. 5
En suivant le fil de notre exposé, nous découvrirons que le début de notre siècle est marqué par les grands systèmes de la métaphysique allemande : Le Moi Absolu devient le centre des préoccupations. Le Moi hypertrophié, stimulé, est aussi le thème de la littérature romantique : qu’elle soit exaltée, messianique, satanique, hyperbolique, déchirante et lyrique ou seulement naïvement « pure »…
Le positivisme et le matérialisme en philosophie nous ont ensuite fait cadeau du réalisme et du naturalisme en art, pour lesquels la peinture de la réalité de manière photographique constitue un idéal. Des scènes « vraies », des descriptions fidèles, voilà ce qui caractérise le roman de la deuxième moitié du siècle passé. L’écrivain est tout aussi convaincu qu’en décrivant ce qu’il voit, il reproduit la vie même, que l’homme de science et le philosophe matérialistes croyaient sérieusement que la physique et la chimie résoudraient en dernière analyse toutes les énigmes du monde, et jusqu’à la spécificité de la pensée elle-même. La psychologie de Fechner, Weber et Wundt était expérimentale, elle mesurait les sensations au moyens d’appareils spéciaux, et les écrivains eux-mêmes étaient expérimentaux, ils se documentaient « sur les lieux ». Zola est resté huit jours à Rome à se documenter pour l’action d’un roman qui se passait dans la Cité Éternelle…D’ailleurs n’a-t-on pas dit que chez nous un écrivain qui désirait parler de la vie des mineurs a passé une blouse pour rester douze jours au fond de la mine d’Anina ?
Si vous faites un mélange de psychologie rationaliste, romantique et positiviste, vous obtenez la littérature européenne, non seulement du siècle passé, mais aussi, pour une bonne part, d’aujourd’hui. Le dosage le plus habile se trouve, à mon sens, tout spécialement dans les romans russes qui réussissent à appliquer les recettes avec un raffinement surprenant. Dostoïevski, lui-même condamné à la pendaison, a montré qu’un homme condamné à mort devient, dans l’instant qui précède l’exécution, absent, comme s’il n’était pas concerné, et qu’il remarque des détails qu’il n’avait pas notés jusqu’alors : par exemple que l’officier a trois boutons à sa veste… et il s’étonne lui-même de ne pas l’avoir remarqué avant.
Cette observation va devenir un dogme, elle va être rationalisée… Et vous rencontrerez donc de pareils détails recueillis dans le champ de « l’observation », jugés « caractéristiques » puis apothicairement « systématisés », devenant automatiques chez de nombreux romanciers russes. Le caractère type est juste inversé, avec une habileté toute rationaliste. Le bourgeois comme il faut est une bête ; la prostituée est un ange ; le criminel est une âme sainte ; l’ivrogne est génial ; l’homme normal est borné, méchant, ne connaît pas le sens du dévouement, il ne peut pas inspirer la sympathie ; on ne rencontre (automatiquement) de véritable humanité qu’au bordel et dans les cavernes, etc. 6
Après cette longue digression, indispensable néanmoins pour saisir la signification de Proust, revenons-en à ce que devrait être la littérature actuelle. Nous avons affirmé qu’elle ne correspond pas à la structure qu’ont élaborée la science et la philosophie de notre époque ; que, par rapport à la psychologie notamment, cette littérature semble en retard d’un siècle. Essayons donc d’indiquer les positions actuelles de la philosophie et de la psychologie, pour pouvoir en déduire des considérations à propos d’un roman analogue.
On peut dire que la tendance la plus marquée de la pensée par le passé a été, sous l’influence de Schopenhauer, celle d’une réaction contre le « rationnel », un retour aux valeurs négligées par le matérialisme et le positivisme. C’est ce que l’on a appelé la « Lebens philosophie » à laquelle la « volonté de puissance » de Nietzsche a donné toute sa force dramatique. L’influence de ce dernier a été considérable et, en tout cas, une bonne part de la pensée du temps participe de cette réaction vitaliste…C’est un retour aux sources et aux mystères de la vie même… L’attention du penseur n’est plus orientée vers une causalité exprimée mathématiquement, mais vers la morphologie organique, vers l’instinct, vers l’inconscient, vers l’ineffable, vers l’unicité du phénomène vital…
Il ne s’agit pas, comme on l’a dit à tort, d’une invasion de l’irrationnel (car ce serait un non-sens et cette invasion ne s’est produite qu’à la périphérie de la science et de la philosophie) mais bien plutôt de l’élimination du déterminisme mécaniste simpliste, atomiste 7 . De plus en plus l’accent porte, dans la connaissance, sur l’intuition et l’intellect est quelque peu négligé…
L’organicité - et sa condition, la création - s’opposent d’ailleurs aux combinaisons mécanistes.
Dans ces principales nuances, il ne fait pas de doute que la philosophie du temps connaît sinon des systèmes, en tout cas de grandes lignes, des attitudes fondamentales, ce qu’on a désigné si souvent du terme allemand de « Weltanschauung »... Et l’on peut dire que c’est vraiment une nouvelle structure de la culture européenne, un moment crucial qui a des répercussions dans toutes les manifestations de la vie intellectuelle et rend nécessaires des transformations comme il ne s’en est pas produit depuis 300 ans - et qui, dans la seule littérature, n’avaient pas trouvé de correspondant…
La première défaite du déterminisme mécaniste a été qu’il a vu soustraire à sa juridiction le domaine tout entier du psychologique et du spirituel. Grâce à la remarquable contribution de Dilthey, s’est dessiné en philosophie et en science le groupe nommé « Gesteswissenschaften » (d’après le terme de « moral science » de St. Mill, en traduction allemande). La Psychologie, l’Art, l’Histoire, le Droit, l’Économie politique, la Sociologie, la Religion, ne connaissent pas seulement une causalité mesurable qui pourrait être formulée rationnellement… L’intervention de la conscience, de la volonté, le devenir vital, ne peuvent être observés avec les moyens qu’emploient la chimie et la physique… Une nouvelle technique adéquate que Dilthey désigne sous le terme de « Verstehen », de grand renom, se substitue aux « concepts » exactement combinés… Tout ce qui est donné historiquement est organique et possède un caractère d’unicité totalement incompatible avec l’unification typisante, automatique, simplificatrice 8 .
Dans l’effort pour préciser la spécificité du mental, un pas considérable est accompli par cette nouvelle « Gestalt-théorie » et la « Gestaltpsychologie » qui en est l’application…Les créations culturelles et le « vécu » ne sont pas des subsomptions d’éléments mais des touts, des formes à existence propre qui représentent bien plus que la mise bout à bout (mesurable) des parties qui les composent. Le Moi n’est pas une somme de sensations, le vers est plus que la somme des mots qui le forment. (Si j’intervertis les termes d’une addition, la somme ne change pas, mais si j’intervertis les mots d’un vers, même en lui conservant son rythme, le vers est annulé).
Puisque les formes uniques ne peuvent pas être exactement enregistrées et exprimées rationnellement, il est nécessaire de substituer à l’intellect une nouvelle faculté de connaissance, l’intuition…La philosophie des quarante dernières années se caractérise par l’importance essentielle accordée à l’intuition, qui se manifeste naturellement à d’autres époques mais n’est jamais placée au centre des possibilités philosophiques.
Le représentant de valeur de ce courant et celui qui lui a donné son impulsion est sans aucun doute Bergson… à telle enseigne que le grand philosophe français a fait, à tort, l’objet de nombreuses attaques et s’est vu accusé d’avoir déprécié l’intellect et d’avoir contribué à l’anarchie irrationnelle qui devait triompher au cours de vingt dernières années de la culture européenne... Pour la philosophie, c’est apparemment un acquis définitif que la précision de Bergson selon laquelle la raison ne nous donne que des formes approximatives, globales, qu’un concept ne peut s’appliquer à la réalité concrète, que seule la connaissance intuitive, immédiate, nous offre l’aspect originel, la mobilité vivante, l’ineffable du devenir… La qualité et l’intensité.
Il est surprenant que l’autre grand courant de l’époque contemporaine, la Phénoménologie, accorde aussi un rôle primordial à l’intuition, bien qu’il se présente comme un prolongement de l’idéalisme platonicien et du rationalisme cartésien 9 .
Ce qui ressort de cet exposé sommaire, c’est le rôle considérable que joue l’intuitionnisme bergsonien dans la structure moderne et nous reviendrons plus en détail sur ce problème puisqu’il est unanimement reconnu que Marcel Proust est puissamment dominé par ce nouveau concept de notre temps !
Si nous examinons la modalité de la science contemporaine, nous découvrirons qu’on en est arrivé, ici aussi, à une dissolution des formes rigides, des postulats fondamentaux, à une révision des concepts, que le déterminisme rationaliste mécaniste s’est profondément amendé 10 .
Nous sommes partout dans la zone instable des fluctuations, du relatif, les éléments ne s’enchaînent pas en s’additionnant mais en s’influençant les uns les autres en totalité…
C’est tout d’abord la physique et la chimie contemporaine qui ont soumis la notion mécaniste fondamentale à un examen détaillé… La nouvelle théorie de l’atome ne considère plus la matière comme une juxtaposition d’éléments plus ou moins indépendants mais sous le signe de la totalité dont nous avons parlé plus haut… Cette théorie elle-même évolue si rapidement (en passant par les étapes quanta et de la Relativité einsteinienne) que finalement Louis de Broglie en arrive, en 1924, à la théorie de la mécanique ondulatoire qui est le correspondant parfait de la nouvelle philosophie, car elle aboutit à l’annulation proprement dite de la notion d’atome statique, en présentant l’énergie (et la matière) comme une interférence universelle d’ondes 11 .
La biologie, comme nous l’avons montré, est influencée par le néovitalisme philosophique (l’influence est, pour mieux dire, réciproque) et la plupart des théories matérialistes et positivistes ont été retouchées… L’accent porte surtout ici sur les fonctions générales. Mais c’est notamment en physiologie humaine et en psychologie que nous découvrirons une véritable révolution par laquelle ces sciences se rattachent, dans la structure de l’époque, à la philosophie actuelle. L’ancienne physiologie, rationaliste et mécaniste, partait de l’idée que le corps est une machine, naturellement très perfectionnée, mais une machine à transformer les aliments, à reproduire. Il existait une distribution « rationnelle » du rôle des organes selon une noblesse de poncif, une conception simpliste suivant laquelle, à l’instar d’une machine, plus le corps consomme plus grand est son rendement… Il y a eu alors une époque de nutrition exagérée, d’autant qu’un médecin affirmait que l’une des causes de la « décadence » était que l’estomac ne peut pas contenir et digérer autant d’aliments qu’il en faudrait au cerveau moderne. La doctrine pasteurienne même, de par la simplicité de son concept et de par ses succès dans le domaine chirurgical, ajoutait au prestige rationaliste…
Il n’y a pas lieu ici d’entrer dans les détails mais on peut dire que la physiologie va du même pas que la philosophie contemporaine. L’idée de l’organisme a pris la place de l’idée de machine, l’idée de l’individualité du malade, par exemple, s’est substituée au concept superficiel de maladie en général. Alors que le système nerveux n’avait qu’une importance secondaire, on lui attribue aujourd’hui un rôle de coordonnateur des fonctions organiques, dans des proportions qui tiennent du miracle 12 .
La physiologie moderne introduit la notion riche de virtualités, révolutionnaire, de vitamine, terme de nuance évidemment vitaliste, ainsi que la causalité mentale.
Mais la nouvelle structure trouve son couronnement, tout spécialement, dans une discipline qui, lancée par Brown Séquard à la fin du 19ème siècle, s’est constituée aujourd’hui indépendamment, ajoutant par ses résultats à l’idée de miracle contemporain… L’endocrinologie a conduit à la constatation inattendue que toutes les fonctions de notre corps, que sa forme même, subissent l’influence d’un grand nombre de glandes dont la grandeur est presque irrationnellement disproportionnée par rapport à leur rôle dans l’organisme…On est ainsi arrivé à produire des animaux d’une difformité apocalyptique par de simples interventions précises dans le système endocrinologique…
Notre vie spirituelle et mentale est soumise à l’action des glandes à sécrétion interne. Voici un enfant paresseux et bête, le « type » même du « paresseux » et de l’imbécile, d’après la psychologie monadologique rationaliste… Il n’est ni paresseux ni bête – par caractère - répond l’endocrinologie. Il souffre seulement d’une affection des glandes surrénales, sa paresse et sa bêtise peuvent êtres soignées par opothérapie…
La psychopathologie a contribué, elle aussi, de manière considérable à la dissolution de l’idée de type, de caractère. A tel point que certains écrivains, par zèle révolutionnaire excessif, s’y sont cramponnés comme à une aubaine et se sont mis à écrire, en appliquant la recette, de nombreuses œuvres traitant de la perte de la personnalité, du dédoublement de la personnalité, etc.
C’est d’ailleurs la psychologie qui tend les pièges les plus dangereux et les mieux dissimulés à ceux qui les exploitent littérairement… Dès qu’une théorie psychologique est à la mode, les écrivains à l’affût des révolutions littéraires se dépêchent de l’illustrer par des « cas » avec cette hâte que les panoramas mettent à exploiter les gloires du jour, en les représentant au moyen de la cire.
Et depuis quelque trente ans, la psychologie qui évolue tout entière vers la Nouvelle structure de la culture, a offert d’irrésistibles tentations aux auteurs désireux d’épater par leurs excès d’érudition et leurs surenchères messianiques… L’abolition de la psychologie atomiste-mécaniste a conduit à une nouvelle conception, commune aux sciences noologiques, qui ne met plus l’accent sur les éléments, sur leur enchaînement additionnel mais sur des ensembles, des groupes instables mais d’une fonctionnalité fulgurante 13 .
En installant le Moi au centre de ses préoccupations, en n’utilisant plus les anciennes facultés, l’intelligence, l’affectivité et la volonté, sinon comme moyen didactique, en étudiant plutôt les fonctions que les représentations (la logique elle-même considère comme fondamental le jugement et non le vieil atome de la notion), en faisant dépendre la structure elle-même du dynamisme de l’unité, la psychologie fonctionnelle a créé une nouvelle problématique de la personnalité.
La causalité mentale est un nouvel aspect de cette nouvelle structure. Mais c’est avant tout un nouveau domaine qui est venu au premier plan de ses préoccupations… l’inconscient. Étudié surtout sous l’angle de la pathologie par l’école française (Janet), l’inconscient revêt la forme d’une doctrine philosophique (au siècle dernier, dans la métaphysique de E. von Hartmann) grâce à la psychanalyse de Freud. Le centre de la personnalité humaine est transféré du champ lumineux de la raison et de la volonté lucide dans le cosmos incommensurable, à la causalité infiniment complexe, d’une sexualité ancestrale…
La dissolution des notions sûres, l’installation de l’hypothétique mobile, l’attention qui se tourne de nouveau vers l’acte originel, la substitution du fluide, du devenir spirituel au statique, de la qualité à la quantité et surtout la découverte de cette impressionnante solidarité des différents moments de l’âme, qui conduit à l’idée d’organicité psychique et donc à l’idée d’unité, tout cela démontrait que la Nouvelle structure en psychologie se manifeste sous le signe souverain de la subjectivité, se substituant à l’objectivité 14 .
Toutes les données psychiques sont colorées par la subjectivité et même de simples affirmations «scientifiques» sont, ne serait-ce que de manière partielle, colorées par le Moi. Lorsque je dis : « Stefan le Grand est monté sur le trône en 1457 » », je me rends bien compte que cette affirmation est mienne, que l’acte de penser est mien.
Mais ce serait une erreur de croire que la position actuelle est définitive, que les théories très marquées par la mode sont en relation organique avec la science. C’est l’erreur qu’ont commise, dans leur trop grande hâte de remporter des succès - à n’importe quel prix - tant d’écrivains qui ont composé des romans et des drames fondés sur la théorie de la double personnalité ou sur des cas de perte de la personnalité, sur le complexe d’Œdipe, sur le besoin de projeter dans les « faits » la théorie de Freud sur le refoulement . En fin de compte, de telles œuvres s’avèrent d’un simplisme d’œuvres à thèses 15 .
Vous direz probablement : dans ce cas la psychologie ne peut donc être d’aucun secours pour les écrivains et, sur les vérités qu’elle découvre on ne peut construire ni situations ni conflits romanesques ou dramatiques ?
Pareille affirmation est injuste car cette psychologie qui participe de la Nouvelle structure est d’un secours infini pour l’écrivain en ceci justement qu’elle lui fait modestement remarquer qu’elle ne peut pas l’aider, alors que la psychologie géométrique et rationaliste et la psychologie simpliste du positivisme (qui ne connaissaient pas de limites et se croyaient apodictiques et universelles) invitaient le romancier et le dramaturge à abuser d’elles. Cette orientation pleine de prévenance plus ou moins négative de la psychologie moderne est d’une importance indéniable.
Et si nous voulons pourtant chercher dans la Nouvelle structure une marche à suivre pour l’artiste, nous n’y réussirons qu’en allant encore plus loin dans la recherche transcendantale, en faisant appel à ce fonds général de la pensée qui subordonne les virtualités de la culture à la problématique de l’absolu et non à une science en voie de constitution comme l’est la psychologie.
Il est difficile de dire avec précision si c’est là et de cette manière que Marcel Proust a cherché son point de départ mais ce qui est sûr c’est que la solution qu’il a donnée coïncide, même dans les termes, avec la nouvelle structure de la philosophie - il est considéré plus ou moins, nous l’avons dit, comme un disciple littéraire de Bergson – et l’objet de nos recherches est, en partant de là, de voir comment il a supporté la difficulté, d’essayer d’obtenir de la philosophie contemporaine et notamment de la philosophie bergsonienne une clé pour comprendre « A la recherche du temps perdu » 16 .
Mais, comme nous l’avons dit, cette nouvelle structure n’aurait pas été possible si la philosophie moderne ne s’était pas efforcée de rechercher une solution du métaphysique. Il est difficile de parler d’un nouvel ordre culturel, d’un nouveau cycle, tant que n’a pas été découvert ce point archimédique qui est le fondement dans l’absolu.
On peut dire que deux grands courants de pensée ont cherché cette solution mais en prenant par la suite des directions totalement contraires : le néovitalisme psychologique de Bergson et la phénoménologie de Husserl 17 .
Malgré les divergences que l’on peut déduire des thèses de leurs auteurs et en dépit même de leur formulation expresse, ces deux conceptions participent de la « révolution copernicienne » de Kant, c’est dire qu’elles cherchent l’une et l’autre leur point d’appui dans la conscience et non dans le monde extérieur…et renoncent à trouver, dans le domaine de la connaissance, quelque point de repère au-delà du moi. On a proclamé l’incapacité de la raison à transcender et l’esprit humain s’est alors retiré en lui-même comme un escargot… L’abandon de la « raison » en tant que faculté de connaissance absolue a conduit tout normalement à la philosophie de notre temps…
Kant avait nié que nous puissions connaître la chose en soi, que nous puissions connaître absolument. L’idéalisme subjectif démontre que la source de la connaissance est en nous ; et Schopenhauer répond avec fermeté que nous pouvons connaître absolument grâce à un regard intérieur, quelque chose d’absolu : la Volonté qui est en nous, puis la Volonté universelle.
La voie était ouverte à la philosophie moderne… Nietzsche proclamera plus fort encore l’absolu de la volonté, son dynamisme : « Wille zur Macht ».
Ce qu’il y a de plus caractéristique encore c’est que l’une et l’autre des deux philosophies représentatives de notre temps, les personnalités les plus originales de la philosophie d’aujourd’hui, Bergson et Husserl, mettent justement l’accent sur ce regard à l’intérieur de nous-mêmes, sur l’Intuition 18 . Que dans leurs motifs personnels et dans leurs développements, Bergson et Husserl en viennent à diverger jusqu’à se contredire l’un l’autre, n’a aucune importance, tant est significatif pour la philosophie moderne le fait qu’ils accordent le même poids à l’intuition, bien qu’ils en tirent d’autres conséquences et d’autres conclusions. Quel est le sens de ce fait ?
C’est que nous ne pouvons rien connaître absolument sans revenir sur nous-mêmes, sans tourner notre regard sur notre propre contenu spirituel… Il est vrai que ni la raison ni même l’intelligence ne peuvent nous conduire à la connaissance du monde… Mais si je tourne mon regard sur mon propre esprit, sur le monde de mes représentations, je prends connaissance d’une existence indiscutable, absolue…
Oui, la connaissance absolue, métaphysique est possible, répond Bergson et elle est de nature psychologique. Son instrument est l’intuition. Pour être sûrs de ce que nous connaissons, répond Husserl, nous devons faire abstraction de l’existence du monde extérieur, et même de notre propre corps, et nous dire que rien n’existe que la pensée et le fluide de notre conscience… Cette mise entre parenthèses du monde extérieur est la déjà célèbre opération philosophique de la réduction phénoménologique, « l’ Epoche »… L’instrument en est de même l’intuition, « Wesensschau », qui seule peut nous aider à connaître les essences.
Que nous révèle ce regard intérieur préconisé par les deux grands philosophes de notre temps ?
Un flux d’états intérieurs, d’images, de réflexions, de doutes, etc., de tout ce qui constitue le matériau de l’imagination et de la pensée. Une réalité phénoménologique, dit Husserl, un absolu psychologique - affirme Bergson 19 .
Dans la mesure où il semble bien que Proust ait été justement influencé par la philosophie de Bergson, renonçons à une représentation plus détaillée de l’intuitionnisme phénoménologique de Husserl et limitons-nous à la doctrine du philosophe français 20 .
Pour Bergson la réalité est la durée pure en elle-même, et seulement durée, vue de l’intérieur, la réalité est donc un perpétuel devenir, à telle enseigne que l’instant présent est lui-même le résultat de toutes les transformations qui se sont produites depuis l’origine du monde jusqu’à aujourd’hui, c’est à dire que, selon une précision qu’il donne à ce sujet, la réalité s’est développée et aujourd’hui elle englobe tout, comme une boule de neige grandit jusqu’à devenir avalanche. « La vie psychologique n’est que spontanéité et création ininterrompue à l’intérieur d’une durée qui interdit tout arrêt, tout retour en arrière à des conditions antérieures ».
Héraclite avait dit que nous ne pouvons nous baigner deux fois dans l’eau d’un fleuve, même s’il s’agit du même fleuve. Assimilant la réalité sous la forme du flux de la conscience qui coule vraiment comme un fleuve, jamais nous n’éprouvons les mêmes sentiments, jamais nous ne produisons les mêmes images. Ce retour à l’intériorité, cette conviction suivant laquelle nous ne connaissons que notre propre moi, cette valeur accordée à l’intuition au détriment des déductions rationnelles, cette façon d’installer le moi au centre de l’existence, associée à la conviction que ce qui nous est donné par lui est la seule réalité enregistrable, ce « video » analogue au « cogito », tout cela constitue le terrain commun à la métaphysique de Bergson et à l’œuvre de Marcel Proust. Dans ce « video » (au sens d’intuition complète, évidemment) nous trouvons la clé qui permet d’expliquer et le fond et les particularités si frappantes de Proust, le caractère si inhabituel de sa structure.
Nous avouons que ce n’est qu’après avoir accepté la bienveillante invitation de nos hôtes pour ce soir que nous nous sommes rendu compte des difficultés propres à une conférence sur Proust. On ne peut guère, dans une salle publique, citer un texte considéré par tant de gens – à tort, évidemment - comme réellement inintelligible… L’analyse psychologique sans précédent qui est la sienne exige une analyse à peu près analogue, chose qui ne peut se faire dans un exposé prononcé devant un auditoire, plus ou moins rassemblé par hasard… L’art de Proust est fait de nuances, au point qu’on l’a appelé - à tort, mais peut-être pas vraiment - art microscopique 21 , art infinitésimal, et le globalisme théorique d’une salle d’auditeurs impose inévitablement de renoncer aux nuances, justement parce qu’il faut présenter les choses en les unifiant pour un si grand nombre d’attentions individuelles, rassemblées mais si évidemment différentes les unes des autres.
On ne peut pas parler sur un ton oratoire, en phrases sonores, de cet écrivain de « la vie la plus intime » presque ineffable, comme il n’y en a guère eu en littérature. Parler à voix basse devient alors une nécessité et les efforts indulgents de l’attention réceptive en est une autre… Il nous faut trouver une solution autre que celle de l’exposé discursif, quelque paradoxal que cela puisse paraître s’agissant d’une conférence. Avec votre permission, je tâcherai de reprendre, dans le cadre d’une analyse de fait, in datum, le thème en lui-même de la durée concrète, c’est à dire unique, qui constitue également l’essence de la philosophie de Bergson et, sous la forme du Temps, la condition fondamentale de l’art de Proust.
Nous avons deux possibilités. Ou prendre les chemins mêmes qui grimpent sur la montagne et les sentiers, ou trouver un moyen de nous installer directement sur le sommet, pour découvrir de là-haut le panorama tout entier. Essayons donc, par un sondage dans le concret même de la durée, d’élucider ce concept. D’ailleurs, entrer dans le concret à l’aide d’une analyse abstraite ne nous donnerait qu’un succédané de concret, ce serait un procédé contradictoire en soi.
Constituons le concret, c’est à dire l’existence actuelle, en cet instant, avant de le réinstaller dans le devenir car il n’existe pas d’autre concret. Il va de soi que je ne peux faire cette opération que pour moi seul. De quoi ce présent nous apparaît-il construit ? D’un courant d’images qui m’appartiennent, qui appartiennent à mon vécu…C’est le flux même de ma conscience, du moment que toute autre existence ne peut être que déduction.
Faisons une pure description du présent, de mon flux de conscience… en appliquant la méthode proustienne. Donc, dans l’instant où je tiens cette conférence, je ne peux connaître, comme je l’ai dit, que la réalité colorée par mon propre moi. Tout en admettant toutes les existences possibles, avec l’accord des autres consciences de la salle, je me rends compte néanmoins qu’il m’est impossible de déduire ce qui se passe dans l’esprit de n’importe lequel de mes auditeurs, autrement que par l’analogie… il s’agit donc plutôt d’une présomption… J’ai assisté, moi-même à tant de conférences que je m’imagine assez bien les sentiments et les réflexes de ceux qui m’écoutent.
Et en tant que première application, sur la base de ces analogies, si, prenant acte de l’impression que j’éprouve, moi, je procédais comme un auteur d’avant Proust, comme un auteur classique, j’affirmerais de manière apodictique, en toute sérénité : le monsieur, au troisième rang, en veste noire, est préoccupé par le fait qu’il a oublié d’écrire une carte postale à un ami, la dame du cinquième rang, en robe verte, songe en cet instant qu’elle a prêté à une amie les volumes du « Temps retrouvé » et que cette dernière ne les lui a pas rendus. Je déciderais encore qu’une demoiselle est préoccupée par cette lampe et par les ombres diffuses qu’elle projette. Je devrais affirmer, et ce avec quelque chance de tomber juste, que quelques auditeurs songent qu’ils sont en retard pour manger… A y réfléchir sérieusement, il ne fait pas de doute que je n’ai pas deviné. Il est humainement impossible – abstraction faite de ceux qui croient aux phénomènes métapsychiques – de deviner de telles pensées.
Les romanciers d’avant Proust – en général - pouvaient fort bien faire penser ainsi trois personnages à la fois, car de tels auteurs non seulement se savaient constructeurs de types mais étaient, par-dessus le marché, omniscients et avaient même le don de l’ubiquité. Les lecteurs trop crédules et qui ne s’intéressent qu’à l’intrigue, admettent pourtant tout cela. En général, chacun juge qu’il n’aurait pu être l’un de ceux qui pensent ainsi. Car en réalité les auteurs ne faisaient que des propositions de réalité. Pour souligner la différence qu’il y a entre cette réalité concrète et la réalité façon romancier, je vais vous lire un passage qui figure à la fois dans un roman et une pièce extraite du roman.
« Mary le regardait avec fureur. Elle sentait nettement qu’elle ne l’avait jamais aimé mais elle n’eut pas la force de le lui dire. Elle se contenta de lui murmurer sèchement : -Tu l’as rencontrée hier soir au théâtre !
Georges jugea qu’il serait superflu de lui mentir. D’ailleurs il savait qu’elle souffrait sans raison… Il voulut donc lui avouer mais se surprit à mentir calmement : - Je ne suis même pas allé au théâtre hier soir, dit-il, tout en revoyant mentalement Lucia.
Mary aurait voulu le gifler. Mais elle se rappela la scène de la semaine précédente et se jeta avec fureur dans le fauteuil ».
Voilà un modèle de dialogue : l’auteur savait et ce que pensait Mary et ce que sentait au même moment Georges et ce qu’il voulait avouer. Dans certains romans plus mauvais, il n’y a même pas de doute quant au caractère absolu de ce qui est deviné. Lorsque le jeune américain avoue, après de longues péripéties : «je t’aime, Dorothy,» et qu’elle répond : « moi aussi, Johnny », la situation est claire comme 3+4=7 et le livre est terminé car ils se connaissent, se marient et c’est le bonheur absolu qui commence.
Quelle était, jusqu’à Proust, la conception des romanciers, de quelque école qu’ils se soient réclamés et quelle qu’ait été leur valeur, sur l’artiste, sur l’homme, sur l’art ? Une construction rationaliste, déductive, apodictique, typisante.
Le romancier est d’abord un homme omniprésent, omniscient. Pour lui, les maisons semblent dépourvues de toit, les distances n’existent pas, l’éloignement dans le temps non plus. Tandis qu’il fait parler un personnage, il vous dit dans le même paragraphe où se trouvent les autres personnages, ce qu’ils font, ce qu’ils pensent exactement, ce qu’ils désirent, quelle réponse ils se préparent à faire. Vous avez pourtant vu ce que l’on peut vraiment savoir et même ce que l’on peut deviner et qu’il y a confusion, comme je vous l’ai dit, entre une proposition de réalité, déduite, et la réalité originale.
Pour éviter de si graves contradictions, pour éviter ce qu’il y d’arbitraire à prétendre deviner ce qui se passe dans la tête des gens, il n’y a qu’une solution : décrire ce que je vois, ce que j’entends, ce qu’enregistrent mes sens, ce que je pense, moi… C’est la seule réalité que je puisse raconter…Mais c’est la réalité de ma conscience, mon contenu psychologique…Je ne peux pas sortir de moi-même…J’ai beau faire, je ne peux décrire que mes propres sensations, mes propres images. Je ne peux honnêtement parler qu’à la première personne… Et en application de ce premier principe, voici pourquoi presque tout le roman ( mises à part quelques substitutions originales) de 16 volumes de Proust est écrit à la première personne 22 …
Grâce à cette longue digression, nous nous sommes épargné des tentatives de moindre importance, car nous sommes entrés en plein cœur de la vision de Proust. Nous nous expliquons maintenant pourquoi son œuvre est constituée, de manière plus ou moins ostentatoire, d’un long monologue.
Naturellement on y trouve reproduites des répliques d’autres auteurs, il y a des personnages à la troisième personne, on y raconte des événements auxquels l’orateur (sic) n’a pas pris part, mais ces événements sont donnés comme tels, ils sont posés extérieurement par rapport à une conscience unique. L’auteur ne prétend savoir que ce que sait tout homme vivant en société…Il décrit tout dans la mesure où il se trouve pris dans le concret, en train d’élaborer sa propre expérience, sans avoir la prétention de reproduire une existence objective mais seulement une existence qui est fonction de sa connaissance intuitive 23 .
En conséquence, l’artiste raconte le monde vu par lui, existant pour lui. Oui, il y a eu aujourd’hui, à Berlin, une manifestation, selon les journaux, mais tout ce que je peux raconter c’est ce qu’ils affirment, eux, et j’en fais ainsi un acte purement personnel. Par conséquent, nous voici revenus, après un détour, à la constatation que l’artiste ne peut raconter que sa propre vision du monde… C’est ce que fait Proust avec résolution et lucidité. Ce qui procure une précieuse volupté à ses lecteurs c’est justement cette suprême honnêteté de vision, son application à exprimer ce qu’il y a d’originel dans sa propre conscience. C’est ce qui donne une atmosphère d’authenticité hallucinante que l’on ne retrouve chez aucun autre auteur. Le corollaire artistique en est l’unité d’angle et de vision, ce que Robert Curtius nomme le « Perspectivisme de Proust »…
Permettez-moi de vous donner un petit exemple pris au théâtre, pour que nous puissions mieux apprécier la signification de cet acquis important que représente pour le roman l’unité de perspective.
Vous savez que, jusqu’aux grands metteurs en scène modernes, au théâtre, la scène était éclairée de bas en haut par ce qu’on appelle la rampe. Une rangée de lampes puissantes est disposée sur toute la longueur de la scène, derrière le souffleur, et elles sont masquées par un abat-jour spécial. Vous avez vu qu’avant que le rideau se lève, les lampes de la rampe s’allument et s’éclairent, lui faisant au fond une sorte d’ourlet. Lorsqu’il est levé, ces lampes projettent de bas en haut la lumière nécessaire à la scène. Eh bien, c’est ce qui donne aux acteurs un air artificiel… Car dans la réalité concrète, la lumière vient de la fenêtre d’en haut, du soleil si nous nous trouvons au jardin, mais jamais du plancher. L’ombre de la tête se projette ainsi sur l’épaule, l’ombre du corps sur les jambes…Au théâtre c’est le menton et le cou qui sont éclairés et l’ombre se projette au plafond…Outre que d’autres lampes brillent à gauche et à droite de sorte qu’il n’y a, à proprement parler, plus d’ombre sur la scène, mais un bain de lumière jaunâtre et des interférences de fausses ombres… C’est pourquoi les metteurs en scène modernes ont éteint la rampe et projettent maintenant une vive lumière dans une seule direction, par la fenêtre, au moyen de projecteurs dissimulés. Et même lorsqu’ils cachent, ici et là, quelques lampes, ils cherchent à conserver tout son naturel à la lumière.
D’ailleurs, cette unité de vision, les grands peintres la respectent aussi. Un tableau authentiquement artistique reçoit la lumière d’une seule direction ou par reflet, bien mieux, la lumière se dégrade en ombres en fonction de sa direction réelle, de l’heure et du lieu. Seuls les débutants ne savent pas donner cette unité de perspective de la lumière et les ombres de leurs tableaux tombent mal. Les tableaux des enfants sont plus comiques encore, ainsi que ceux, évidemment, des peintres adultes, fins et modernes, qui imitent les enfants. Quand ils dessinent et peignent une maison, ils en montrent à la fois trois murs, sinon quatre. Mais, je vous l’ai dit, le don de voir de la sorte est surtout celui des romanciers traditionalistes doués d’ubiquité et de vision totale… Non seulement ils voient leur personnage de tous les côtés à la fois, ils le voient aussi de la cour, à travers les murs de béton. Ils croient savoir ce que pensent les autres, sans que ces derniers s’expriment seulement.
Afin de pouvoir en venir à l’analyse de la fonction du temps qui pourrait bien porter la marque de l’influence de Bergson, fixons cette grande vérité saisie par Proust… L’unité de perspective qui rappelle de manière significative l’autre grand acquis révolutionnaire de la culture universelle, la perspective en peinture, découverte par les peintres de la Renaissance… et qui constitue peut-être une révolution analogue dans l’art du roman… Ceux qui font l’effort de lire Proust en viennent à s’accoutumer à cette volupté que procure l’unité de perspective, à tel point qu’ils ont beaucoup de peine à se remettre à lire les romans de facture ancienne… Leur caractère artificiel, dû à la prétention de savoir tout ce qui se passe, où que ce soit, de quelque façon que ce soit et à n’importe quel moment, de se trouver au même instant dans le cerveau de cinq personnes qui font la conversation autour d’un thé, paraît tout à fait stérile à ceux qui ont compris la révolution de Proust.
Dans plus de trois mille pages, l’auteur de Swann donne une infinité de paysages d’une écrasante variété d’images, dépeint une centaine de personnages de vastes proportions embrassant 50 ans de la vie de la France, mais son œuvre a l’authenticité hallucinante d’une existence concrète, justement parce qu’il évite avec résolution le déductif, le pharmaceutique.
Passons-en maintenant à un autre moment essentiel, à la fonction du temps dans la révolution proustienne.
Mais procédons d’abord à un nouvel examen du roman de type classique, de type Dickens pour ainsi dire, afin de mieux comprendre. Ce roman ancien, comme vous le savez, se donne un héros ou deux qui vont devenir l’axe du récit tout entier. Tout le reste est conté par rapport à ce héros central et les autres personnages sont comme des bifurcations de voie ferrée, elles aussi secondaires, à partir de la double ligne principale… Dès le début du roman, la lumière du récit se projette sur un personnage et le suit, tel un projecteur placé au-dessus de sa tête. Le reste du monde n’existe que pour révéler, à travers un conflit, la personnalité du héros. Bien plus, dès le début même, il nous est en général décrit : «l’avarice de Tenet était bien connue, etc.etc. » Les variantes de détail n’ont pas d’importance car elles ne modifient pas l’essentiel.
D’ailleurs les canons de cet art périmé exigeaient instamment l’unité d’action de même qu’ils exigeaient des personnages aux traits nets, des caractères. Le héros est marqué, dès son enfance, d’une étoile sur le front, il grandit tel un prince héritier assuré de belles situations romanesques… En général il s’élève et déchoit conformément au tableau bien connu de la roue de la vie, devenu abstraction.
Mais, cela va de soi, cette voie spatiale ne pouvait donner naissance à une technique de la réalité concrète. C’est ainsi que surgit un très grand problème esthétique mais dont Proust a trouvé la solution, d’une façon très personnelle, et c’est ce qui fait à vrai dire l’originalité, le mode caractéristique de la technique proustienne… Lui-même la considère comme une véritable découverte et y insiste beaucoup, surtout dans ses lettres à ses amis… Par malheur, c’est aussi, d’une certaine manière, le moment le plus difficile à saisir de toute la structure proustienne, mais si nous reprenons l’exposition directe, peut-être nous en offrira-t-elle - mieux que toute autre approche - l’explication.
Si l’existence est pur devenir, si elle est la durée au cours irréversible, alors elle est toute entière dans le présent, du moment que c’est bien là le terme ultime du Devenir. En conséquence, l’objet de l’art devrait se limiter à la description du contenu présent. Je ne peux rien prendre au passé car le procédé que j’emploierais consisterait en une abstraction insolite, et le futur n’est qu’anticipation vide ; le présent - si l’on peut dire- car ce n’est pas un moment arrêté, m’offre seul la plénitude de l’existence absolue, comme le précise la métaphysique bergsonienne.
Que décrira donc l’artiste ? Le contenu présent ? C’est à dire son bureau, son chez lui, ses « cogitations » de l’instant ? Ce serait une simple photographie ou encore une analyse phénoménologique. Admettons que je doive commencer un roman à l’instant même, je devrais décrire la salle, les gens qui sont ici, ce que je ressens et ce que je pense… Puis, je continuerais jusqu’à ce que j’aie composé un volume de tout ce qui se produirait à partir de cet instant… C’est un peu ce procédé qu’a employé, c’est vrai, un célèbre romancier irlandais, l’une des gloires du roman européen d’aujourd’hui, qui -dans son ouvrage principal - a présenté un jour de la vie de son personnage, dans tous les détails éphémères de ses vingt-quatre heures.
Mais je vous avoue franchement que la réputation européenne de ce romancier ne me paraît guère justifiée. On trouve chez lui quelque chose du procédé, dépourvu de signification, du naturalisme.
Il ne s’agit plus, bien sûr, d’une photographie du cadre extérieur, c’est une intuition de la vie intérieure mais le matériau qui lui est imposé le rend trop pauvre et de trop peu de valeur pour justifier pareille réputation européenne… Le fait que ce soit à peu près les mêmes cercles, ceux de la Nouvelle Revue Française qui aient « lancé », suivant la désagréable expression qu’on emploie aujourd’hui, Proust et, avec un si grand succès, le prosateur irlandais, ne peut tromper un véritable critique.
Ainsi, le contenu de fait de la conscience, dans le seul présent, ne peut donner matière à une authentique œuvre d’art, sauf en de très rares cas… La solution apportée par Proust est d’une tout autre valeur et d’une précieuse originalité ; c’est d’ailleurs elle, en partie, qui a provoqué la résistance des critiques au début. Dans la constitution du présent comme tel, dans le flux de ma conscience, dans cet écoulement de pensées, de doutes, d’images, de désirs, d’affirmations, de négations absolues, entrent aussi les souvenirs. Et à juste titre, de toute évidence. Les souvenirs ne sont pas quelque chose d’impersonnel, ce sont mes propres souvenirs, ils font partie de mon psychisme, à l’instant où ils me viennent à l’esprit, c’est à dire dans l’instant présent. Si je me laissais aller au gré du souvenir, tandis que je parle, tout ce qui paraîtrait à mon esprit serait authentique, serait durée pure… Et c’est ici, c’est ici justement que Proust établit la grande distinction dont je parlais et sur laquelle il insiste tant. Les souvenirs font partie du flux de la durée, mais pas les souvenirs volontaires, abstraits, les souvenirs involontaires seulement.
La mémoire volontaire ne nous donne que des abstractions. Si quelqu’un demande : combien font 6x8, la réponse automatique sera : 48 ! Comment s’appelait le roi de Crète ? Réponse automatique : Minos ! En quelle année Stéfane le Grand est-il monté sur le trône ? Ces données ne participent pas à proprement parler du vécu concret de ma conscience. Ce sont de simples abstractions… Elles ne se rattachent organiquement à presque rien, si ce n’est à la périphérie du moi… Cette mémoire volontaire ne peut pas constituer l’objet de l’art… Mais il en serait allé tout autrement si j’avais vécu cette pensée : Le roi de Crète se nommait Minos. Je me rappelle le moment où j’ai entendu prononcer ce nom, non par un professeur mais, bizarrement, par une fille brune en compagnie de laquelle je regardais du bateau les falaises de l’île de Prinkipo, etc… Tout ce qui s’est greffé autour de la question est mémoire involontaire, vécu concret. C’est ici que se trouve l’objet de l’art.
Mon roman devra embrasser toute la suite de mes souvenirs involontaires… Mais une autre difficulté surgit alors. L’enchaînement de mes souvenirs involontaires est spontané, non dirigé. Il ne se coule pas sur un squelette de faits, sur un thème… comme une construction architecturale. Bref, ma mémoire, lorsqu’elle fonctionne involontairement, ne fonctionne pas selon un plan qui coïncide avec les règles, apprises en esthétique, du parfait roman classique. Ce dernier comportait une présentation des personnages qui s’étoffaient progressivement, un début de conflit, une gradation dans l’action puis le paroxysme et une espèce de péroraison.
Il n’est pas possible que notre mémoire involontaire fonctionne en suivant un tel plan et un livre bâti autour d’un pareil squelette, avec un tel contenu, fabriqué sur recette et piqueté de jalons, est faux et artificiel…Que vais-je donc faire ?
Tout simplement donner libre cours au flux de mes souvenirs. Oui, mais si, au moment même où je raconte un événement, je viens à me rappeler, à la faveur d’un mot, un autre événement ? Peu importe, j’ouvre une sorte de parenthèse pour raconter l’événement intercalaire, en entier. Mais si cela brise ma phrase ? Aucune importance. Et si cela allonge mon paragraphe ? Ca ne fait rien, même si la digression dure une page, deux, trente ou cinquante. C’est d’ailleurs ce qui se produit plusieurs fois dans « A la recherche du temps perdu ». Mais il faut dire tout de suite qu’une mémoire puissante se colore affectivement et avec une telle intensité qu’elle ne se perd point en associations formelles de sensations. Cette simple association, si pénible dans ses prétentions à l’art chez James Joyce, nous ne la trouvons pas chez Proust puisque ici le souci de signifier dirige le flux des souvenirs. En revanche, j’ai l’impression que lorsque Proust théorise sur l’art, d’une manière qui d’ailleurs en fait l’un des plus grands critiques esthétiques de tous les temps, il ne se rend pas compte - personne ne s’en est rendu compte depuis - du rôle considérable que joue « l’affectivité » dans l’indiscutable cohésion de son œuvre toute entière... Le ciment de toute son œuvre, même si elle se constitue au gré de la mémoire involontaire, réside dans la tonalité affective qui guide sa mémoire, même lorsque l’accent porte essentiellement sur la connaissance.
En conséquence, ces 3000 pages ne sont que des instruments qui permettent d’aller à la recherche du « temps perdu » avec l’aide de la mémoire involontaire, qui seule peut nous donner la réalité concrète.
En raison de ce voyage ininterrompu de la mémoire involontaire, le roman de Proust, dont la couverture du premier volume de 1913 annonçait qu’il comprendrait trois volumes : « Du côté de chez Swann », « Le côté de Guermantes »et « Le temps retrouvé » (autrement dit l’acte de le revivre comme contemporain) est annoncé en 1916 en 4 volumes, puis en 6, avant d’en comprendre à vrai dire 16. Le premier, -« Du côté de chez Swann »- s’est dédoublé, le dernier, -« Le temps retrouvé » - a été lui aussi conservé. Mais le second est devenu « Le côté de Guermantes » en deux volumes, le second volume des Guermantes est devenu « Sodome et Gomorrhe » en deux parties, dont la seconde est en trois volumes. Et nous avons ainsi la série complète…
Il faut préciser qu’une bonne partie des ajouts ont été faits au cours des corrections. Car lorsqu’il corrigeait les épreuves, si un élément de la narration lui rappelait de nouvelles nuances, il tirait un mince trait en forme de ficelle dans la marge, signe pour le typographe qu’à cet endroit, entre le sujet et le verbe, il fallait intercaler dix autres phrases. Les corrections de Proust, dont on a publié un volume entier, sont réellement troublantes. En conséquence, la révolution proustienne qui procédait à l’instauration du concret, signifiait une véritable abolition de la « composition » classique, pour la plus grande perplexité et l’ébahissement des critiques enlisés dans les formes du passé.
Permettez-moi de vous lire les amers reproches de Paul Souday, le seul de tous les critiques superficiels à s’être occupé de Proust dès le début, mérite dont il lui a été tenu compte dans la suite de sa carrière : « Il me semble, disait-il, que le grand volume de monsieur Marcel Proust (« Swann » est paru en 1913 en un seul volume) n’est pas composé, qu’il est aussi dépourvu de mesure qu’il est chaotique. Quelles terribles longueurs dans le récit de la vieille bonne, de la tante maniaque, « cet être insignifiant ». « Un amour de Swann » qui occupe un tiers du livre, n’est rien d’autre qu’une immense digression inutile et combien d’autres épisodes dans cet épisode. »
Voilà donc ce que disait, dès les premiers jours, l’un des plus grands critiques de l’époque sur l’un des livres les plus extraordinaires qui aient jamais été écrits. Mais Paul Souday était un calophile, un rationaliste, un amoureux de l’ordre, de la mesure, de « l’économie dans l’écriture », un descendant de Malherbe.
C’est une chose assez peu sérieuse que cette économie dans l’écriture alors que l’espace est illimité, le temps infini, alors que les hommes s’occupent si peu de choses estimables.
C’est une chose assez comique que cette économie qui prétend « dire le plus de choses possibles dans le plus petit nombre de mots possibles »… C’est elle qui nous a donné la poésie moderne qui se croit géniale parce qu’elle saute les adverbes et met les verbes à l’infinitif pour dire le plus de choses possible … C’est une économie tout aussi puérile que celle réalisée par le monsieur indiciblement génial qui a réussi à faire tenir toute la Bible dans la surface d’un timbre-poste… D’ailleurs, en matière d’économie en art, un moldave, semble-t-il, proposait très sérieusement de substituer à la poésie tout entière d’El Zorab [du très populaire poète roumain originaire de Transylvanie, George Cosbuc (1866-1918 ), n.d. t.] cette strophe lapidaire :
Chez le Pacha arrive un arabe
Pour lui vendre El Zorab.
L’Arabe s’est fâché
Et le cheval il a sabré » .
Nous croyons que c’est la même futilité qui se retrouve dans tout procédé d’économie de moyens, dans cet hermétisme de rébus où la profondeur ne provient pas de la volonté de dépassement en direction de l’absolu concret, plein de suggestions de l’existence organique, comme les fils d’une racine arrachée sont chargés de terre et de petits insectes, mais de simples allusions sonores.
Et c’est encore une conséquence importante à mettre au crédit de la conception du temps concret que la manière originale et déroutante dont Proust présente ses personnages, mais cela relève évidemment de l’étude des personnages eux-mêmes. »
Le présent essai repose sur les deux chapitres d’une conférence dont il est indispensable de ne pas modifier la structure, car elle a donné lieu à la mise au point d’une technique permettant une introduction directe dans le concret de l’œuvre proustienne. Nous ferons tous les commentaires et compléments nécessaires dans les notes en bas de page.
Nous devons préciser que nous envisageons le moment Descartes comme point phénoménologique, c’est à dire que nous prenons en considération le moment où le siècle prend connaissance de son propre sens. Le dogme de cette littérature est le « caractère », c’est à dire un comportement immanent, logique, fondé sur une causalité morale aux conséquences mécaniques, et décrit, pourrait-on dire, « more geometrico »… La littérature offre de préférence des types ou, pour mieux dire, des archétypes humains.
Il y avait là, naturellement, l’influence de Platon et l’idée présentée comme un prototype, de même que celle d’Homère, réintroduite par la Renaissance, avec le type surnaturel qu’il a créé, aux proportions excessives que le baroque a reprises, à son apogée.
C’est là, si on laisse de côté la « prédestination », la formule chrétienne de l’âme substantielle et personnelle. Ce qu’il faut remarquer d’ailleurs c’est que les caractères sont presque toujours conçus, en littérature, sous le signe de l’éthique, et que les types les plus fréquents sont ceux qui sont affectés de péchés capitaux et de leurs contraires.
La création de types à prétention artistique a fait encore une tentative malheureuse de renouvellement avec l’expressionnisme. En revanche, la science moderne a repris l’étude du caractère sur des bases nouvelles… La caractérologie actuelle se base sur la physiologie, sur la connaissance du tempérament. Klages, Mc. Dougall, Janet (voire un exposé de Hans Prinzhorn : Charakterkunde der Gegenwart), Kretchmer, le Dr Boven se sont acquis de grands mérites dans ces nouveaux domaines. La typologie elle-même est « différentielle » et strictement formelle (Stern, Spranger, etc.)
Tout aussi mécaniste est la formule psychologique, moins habile qu’elle ne se croit probablement, de quelques romanciers qui, désirant éviter le simplisme mélodramatique des personnages « absolument bons ou absolument méchants », procèdent à un dosage d’apothicaire et leur attribuent aussi les traits contraires. Mécaniste et intellectuellement mesquine est de même la formule des « actes gratuits », la plus récente du roman courant.
En tout cas, pour définir, dans la mesure où c’est nécessaire, les modalités de la culture contemporaine (européenne, en essence, car les cultures cycliques ne nous semblent pas si intéressantes dans le cadre de cet examen), nous proposons le terme de « Nouvelle structure » qui indiquerait un simple dépassement du vieux rationalisme et non une plongée dans l’irrationnel… Cette distinction s’impose parce que la manière révolutionnaire dont cette Nouvelle structure s’est accomplie a encouragé toutes les latences et impostures de l’illogique, donnant à beaucoup l’illusion d’un nouveau moyen-âge, sinon purement et simplement du crépuscule de l’Occident.
Le néo-vitalisme, représenté notamment par Driesch, met tellement l’accent sur la forme spécifique, sur le dynamisme morphologique, qu’il a crée une nouvelle explication - « entéléchie » - à caractère téléologique.
Nous avouons que cette intuition « essentielle », cette « Wesenschau » nous semble, en ce qu’elle a d’irrationnel « mal fondé », le point faible de la philosophie de Husserl…C’est une porte ouverte à toutes les interprétations, dont certaines, quasiment magiques, n’ont pas manqué de se manifester. D’ailleurs le problème en soi du rapport entre la raison et l’intellect d’une part, et l’intuition d’autre part, apparaît en réalité beaucoup trop complexe pour être exposé dans une conférence. La raison et l’intuition ne s’opposent pas aussi catégoriquement (voir aussi page 16).
Il est temps de souligner, une fois de plus, que la Nouvelle structure n’est pas une structure irrationnelle mais un simple élargissement du rationnel qui découle des grands systèmes du XVIIème siècle. D’où l’effort de quelques penseurs de notre époque pour enrichir la logique traditionnelle des nouvelles possibilités de formulation, grâce à la création de la « logistique » (d’après Boole, Peano, Couturat, B. Russell, etc.).
Grâce à un simple « chatouillement » dans le nez du système sympathique, le docteur Gillet obtient une guérison de paralysie, l’amélioration du tabès, etc. D’ailleurs, dans une conversation qui a été publiée, le grand physiologiste Maranon déclare, entre autres : « La médecine a toujours vu le corps humain à l’image des sciences du temps… Il y a deux siècles c’était un ensemble de leviers, de poulies, avec un soufflet de forge et une pompe pour la circulation… A la fin du siècle dernier, on y voyait plutôt une machine thermique, une récupération et une dépense de calories ». Postérieurement à cette conférence, le professeur roumain Dr Marinescu, parlant des miracles de Maglavit, souligne l’importance thérapeutique de l’autosuggestion et du « traitement moral » et précise que Charcot, pionnier en ce domaine, « ne connaissait pourtant pas l’énergie du dynamisme de l’inconscient pour lequel tant de lumières ont été apportées ces derniers temps ».
S’appuyant de la sorte sur la vieille psychologie rationaliste, déductive, bon nombre d’écrivains du siècle passé (suivis par leur épigones d’aujourd’hui) ont élaboré des œuvres de fausse analyse psychologique (ce n’était pas le concret psychique qu’ils analysaient mais leurs propres affirmations qui, lorsqu’elles étaient ingénieuses, se prêtaient, par le biais de l’explication, à des déductions fades et touffues).
C’est l’écrivain Paul Bourget qui a tout particulièrement illustré cette série d’écrivains en proclamant certains principes psychologiques (par exemple qu’un disciple fanatique met en application les idées inoffensives de son maître ou que la sexualité est plus vive à midi) et en construisant à partir de là des situations adéquates qu’il analysait lui-même, simulant une authentique analyse psychologique.
Mais une correction phénoménologique est indispensable et tout le présent exposé doit nécessairement se comprendre sous la réserve de ce point de vue.
Il y a dix ans déjà, analysant une œuvre de ce genre, nous faisions remarquer combien de naïveté il entrait dans cette hâte et qu’il se pourrait bien que les nouvelles théories psychologiques et cliniques soient sévèrement corrigées par les découvertes ultérieures. C’est ce qui s’est produit et ceux qui se sont trop hâtés alors, n’ont réussi qu’à trahir leur inauthenticité …Voir la chronique à propos de « L’Acte vénitien »…(n.d.t.: pièce écrite par Camil Petrescu).
*En français dans le texte.
Il est temps de dire que Marcel Proust n’a que trop de commentateurs aussi bien à l’étranger que chez nous, dont il semble qu’ils n’ont pas même lu son œuvre…Ainsi, dans les pages d’une revue roumaine, un jeune médecin, critique littéraire à ses heures, le combat, mais sur la seule base de citations empruntées à des commentateurs étrangers. Il aurait peut-être mieux valu que ce jeune critique dilettante ait pris lui-même connaissance de l’œuvre qu’il attaque.
En fait, la philosophie de la connaissance du concret est une chose, la philosophie phénoménologique en est une autre, elle qui montre comment se constitue la substantialité ; chacune d’elles s’efforce cependant à des généralisations et à des débordements sur d’autres plans.
Husserl proclame qu’il remonte chercher un fondement dans le cogito cartésien.
Il serait erroné d’en déduire que ces attitudes sont des solipsismes. Il ne s’agit que de la possibilité de la connaissance proprement dite…
Il se trouve pourtant dans l’œuvre immense de Proust des moments où se manifestent des préoccupations de significatif et de pérennité, spécifiquement phénoménologiques, bien qu’il soit peu probable qu’il ait connu cette pensée, et qui montrent ainsi un instinct profond de la connaissance.
Quoi qu’il en soit, il protestait, préférant se voir comparer à un télescope.
Voir par exemple l’unité de perspective dans « Un amour de Swann » même, ce « long épisode » qui est pourtant raconté surtout à la troisième personne. Ce n’est là qu’un avatar du narrateur lui-même, sous le couvert des actions d’un autre.
On distinguera le sens de cette expérience authentique du sens apocryphe d’une expérience équivoque vécue littéralement par une partie de la jeunesse qui suit l’exemple de Gide (voire la double source du terme d’expérience dans la R.F.R., n°:6 de 1934.(n.d.t.: R.F.R.=Revista Fundatiilor Regale). On distinguera également, sans faute, le psychologisme courant (qui est un psychologisme analytique, dogmatique) de l’analyse du concret, vécue psychologiquement, qui est essentielle chez Proust et le caractérise ».