Deuxième partie. Le déroulement de la carrière de Pierre Drevet, les incidences sur la vie et la carrière de Pierre-Imbert et de Claude Drevet

I. la carrière de Pierre Drevet : les débuts, La réussite sociale et artistique (1688-1698) 

1. Les relations de Pierre Drevet avec Hyacinthe Rigaud

À Paris, Pierre Drevet et Hyacinthe Rigaud confortent leurs liens d’amitié. La même sensibilité d’artiste, la même ardeur au travail et la même amabilité, leur jeunesse et la complémentarité de leur art les lient profondément. Longtemps le peintre croit être né le 25 juillet 1663 215 , le même mois et la même année que Pierre Drevet, ce qui accentue probablement leur complicité. L’abbé Pernety 216 et Mariette 217 , indiquent que Drevet a reçu d’excellents conseils de Rigaud. Leur jugement est vraisemblablement fondé sur l’inscription que Pierre a fait graver en marge du portrait de Rigaud à la palette réalisé en 1700 (cat. P. Dr., n° 117) : æri incidit Petrus Drevet Lugdunensis Calcographus Regius ; perenne grati animi monumentum, quod illum in artis peritia sapientibus consiliis juvenit [sic], ce qui signifie « Pierre Drevet de Lyon, graveur du roi, a gravé ce portrait de Rigaud d’après lui-même ; souvenir durable d’un cœur reconnaissant, en échange de l’aide que celui-ci lui apporta dans l’apprentissage de son art par ses sages conseils ».

Pierre fera d’ailleurs don de cette planche à Rigaud puisque l’on apprend dans le compte-rendu de l’Académie du 22 août 1744, que Rigaud a laissé par testament à l’Académie « le portrait de M. Rigaud, peint par lui-même avec sa bordure. Le portrait de sa Mère, aussi peint par lui. Le buste de la même, en marbre, par M. Coisevaux. Son œuvre gravée d’après lui, en un volume relié en maroquin rouge, contenant tous ses portraits. Une planche, gravée par M. Drevet, d’après M. Rigaud, qui le représente en bonnet et tenant sa palette 218  ».

Les deux artistes concrétisent leur collaboration en 1688 avec le portrait de Pierre Vincent Bertin, (cat. P. Dr., n° 54) que Girard Audran a la bonne intuition d’éditer. Pierre a trouvé sa voie ; il se destine désormais à l’interprétation du portrait par le burin pur. De son côté, Rigaud a trouvé en cet ami un graveur prêt à répondre à toutes ses exigences pour pérenniser, par l’interprétation sur le cuivre, l’éclat de sa peinture.

Dans un premier temps, les conseils de Rigaud sont rapidement suivis de résultats concluants. Ils incitent Pierre à rechercher de nouvelles manières pour un rendu au plus près du modèle. Le peintre lui remet généralement mais pas obligatoirement 219 , un dessin très élaboré, dans un format se rapprochant de celui du cuivre. Lorsque le portrait doit être réduit à mi-corps ou placé dans un ovale, Rigaud produit la plupart du temps le dessin du décor 220 . Van Hulst signale chaque fois le fait et les cas sont indiqués dans le catalogue de cette étude. Il s’ensuit une collaboration étroite entre le graveur et le peintre. De cette collaboration naissent, dès 1689 et 1690, ses premières belles estampes éditées par Girard Audran. Pour les pièces les plus délicates destinées à la cour ou à des personnages importants, il est certain que Pierre avait soit accès à l’atelier de son ami Rigaud, soit la possibilité de se faire apporter, pendant quelque temps, le tableau ou une copie, étant ainsi en mesure d'examiner l’œuvre peint : plusieurs tableaux originaux ou leur copie, reproduits par les Drevet, étaient encore en la possession de Claude Drevet à sa mort en 1781 221 . Les Salons de 1699 et de 1704 lui ont également donné l’occasion d’étudier les tableaux du peintre. Le dessin de Rigaud, aussi abouti soit-il, ne pouvait remplacer l’examen attentif des coloris et des nuances permettant l’interprétation du graveur. Ce dessin, copie du tableau, était pour le graveur une sorte d’Ekphrasis incomparable de l’œuvre peint ― la qualité des dessins de Rigaud reproduisant ses tableaux est bien connue ― d’après laquelle Pierre, jetant ses premiers traits sur le cuivre, mettait le sujet en espace avec les indications des ombres et des lumières, des tonalités et des matières. Cependant, ce dessin demeurait insuffisant pour faire naître tant de finesses et de nuances dans l’ouvrage du graveur 222 .

On ne peut manquer de remarquer le soin particulier apporté par Pierre aux interprétations des portraits de Rigaud, par rapport à celles qu’il fait des portraits exécutés par d’autres peintres, excepté pour les portraits peints par Largillierre et quelques-autres peints par François de Troy, dont il sera question plus loin. En ce qui concerne Rigaud, cela tient tant à la qualité du modèle ― ressemblance assurée du personnage, exubérance des drapés, diversité des matières, pléthore de reflets, profusion de nuances dans les ombres et les lumières ― qu’à l’intransigeance du peintre pour l’interprétation gravée de son tableau. Rien n’échappe au peintre dans le rendu gravé de la planche, comme rien n’échappe à Drevet des nuances et des coloris du portrait peint.

Dezallier d’Argenville va jusqu’à dire, concernant Rigaud : « Il avait un art particulier à faire valoir la gravure en retouchant les épreuves avec une patience et une intelligence surprenantes ; on peut même dire qu’il a formé les graveurs de son temps » 223 . Il est probable que Pierre Drevet transmettait les premières épreuves à Hyacinthe Rigaud et que celui-ci les lui retournait corrigées ou avec des anotations. On peut imaginer également une entrevue entre le peintre et le graveur. Toutefois, peu nombreux sont les premiers états, avant la lettre ou non, dont le dessin a été retouché. On peut citer les portraits du Maréchal de Villars (cat. P. Dr., n° 53), du Marquis de Dangeau (cat. P. Dr., n° 58), de Christian de Guldenleu (cat. P. Dr., n° 40), de Léonard Delamet (cat. P. Dr., n° 71), de Jean-Balthazard Keller (cat. P. Dr., n° 108), et peut-être celui de Hyacinthe Rigaud au porte-crayon (cat. P. Dr., n° 118). Il s’agissait plutôt d’une collaboration étroite. Drevet avait le regard et la sensibilité d’un peintre, d’où cette compréhension qui unira longtemps les deux artistes.

Rigaud donnait ses tableaux à graver à Pierre ainsi qu’à d’autres graveurs, laissant vraisemblablement le règlement du prix de la gravure à la charge de son client, car rien n’a été retrouvé dans le livre de raison du peintre, sauf omission, laissant supposer qu’il s’acquittait du prix de la planche auprès de ses graveurs. Cependant, Pierre avait conservé des cuivres de portraits d’après Rigaud d’une grande valeur et que l’on retrouve inscrits dans le catalogue de la vente de Claude Drevet 224 , tels que Philippe V d’Espagne (cat. P. Dr., n° 17), Louis le Grand Dauphin (cat. P. Dr., n° 27), le duc de Bourgogne (cat. P. Dr., n° 28), le prince de Guldenleu (cat. P. Dr., n° 40), le cardinal de Noailles (cat. P. Dr., n° 50)Existait-il, pour certains portraits, une entente tacite ou un contrat entre le peintre et le graveur, laissant ce dernier tirer les bénéfices de l’exploitation de la planche à défaut de la rétribution de son travail  soit par le commanditaire, soit par le peintre ? Madame Ariane James, qui seule aurait pu donner un éclaircissement sur les pratiques de Rigaud avec ses graveurs, n’a pas répondu à la demande qui lui a été faite. Toujours est-il qu’il est certain que Pierre a reçu le paiement des cuivres ne figurant pas dans l’Inventaire après décès de Pierre-Imbert en 1739 et a fortiori dans le catalogue de la vente de Claude Drevet en 1782.

Notes
215.

Van Hulst, 1854, II, p. 127. [En fait, Hyacinthe Rigaud est né le 18 juillet 1659 et baptisé le 20 juillet suivant. Il était fils de Mathias Rigau y Ros]

216.

Pernety 1757 a, II p. 139.

217.

Mariette 1740-1770, III, f° 48, n° 93.

218.

Annexes, vol. III, n° 16, p. 65.

219.

Aucun dessin de Rigaud concernant les portraits gravés par Pierre n’a été retrouvé. Seul, le dessin de Jean-Marc Nattier, son élève, pour le Portrait de Louis XIV en tenue d’apparat existe aujourd’hui. Cependant, des portefeuilles de dessins figuraient à la vente Collin de Vermont.

220.

C’est le cas, par exemple, pour les portraits du Grand Dauphin (cat. n° 27), du Duc de Bourgogne (cat. n° 28), du Comte de Toulouse (cat. nos 36, 37).

221.

Voir Catalogue de la vente de Claude Drevet 1782, p. 6-7.

222.

On remarque, à plusieurs reprises, dans l’œuvre de Pierre et de son fils Pierre-Imbert ― puisque trois dessins bien connus de Rigaud ou supervisés par Rigaud ont, sans doute, servi à la gravure des portraits de Louis XIV, Bossuet et de Samuel Bernard ― que le portrait gravé, son expression, sa ressemblance sont plus proches du portrait peint que du dessin.

223.

Dezallier 1745, II, p. 412.

224.

Catalogue de la vente de Claude Drevet, p. 24-25.