2. Les relations de Pierre Drevet avec Gaspard Duchange (1662-1757), Claude Duflos (1665-1727) et Jean Audran (1667-1756)

Ces trois graveurs ont travaillé dans l’atelier de Girard Audran 391 . Ils sont de la même génération que Pierre dont l’année de naissance s’intercale entre celle de Gaspard Duchange et celle de Claude Duflos. Ils se sont très certainement rencontrés dans cet atelier durant une ou plusieurs années.

Il semblerait que Gaspard Duchange soit passé par l’atelier de Pierre Drevet pour plusieurs raisons. La première concerne deux planches gravées par lui d’après Jean Jouvenet et inscrites dans l’inventaire après décès de Pierre-Imbert Drevet en 1739 392 ainsi que dans le catalogue de la vente de Claude Drevet en 1782 393  : les Vendeurs chassés du Temple 394 et le Repas chez le Pharisien 395 , mais elles ne portent ni l’excudit, ni l’adresse de Pierre Drevet. Depuis la vente des collections des Drevet à la mort de Claude, vente où ces deux cuivres ont été adjugés au prix considérable de trois mille soixante livres, ils se trouvent l’un et l’autre à 396 la chalcographie du Louvre. Pourquoi Pierre Drevet gardait-il ces cuivres du vivant de Duchange si ce n’est en raison d’un contrat passé entre eux ? Pour quelle raison Duchange n’a t-il pas réclamé ces très beaux cuivres à Claude Drevet après la mort de Pierre ? C’est, probablement, pour la raison évoquée précédemment, plutôt qu’en raison de leur acquisition par Claude. En outre, nous pouvons estimer la date de la réalisation de ces gravures autour de 1703-1704, le Mercure de janvier 1705 annonçant les tableaux de Jouvenet exposés au Salon de 1704 ainsi que et les gravures de Duchange 397 . Cette période de la vie de Duchange précède directement celle qui va être décrite maintenant et qui constitue le second motif de notre hypothèse.

Élève de Guillaume Vallet (Paris 1633-id. 1704), chez qui il dût apprendre à manier un burin bien conduit, moëlleux mais plutôt ferme et austère, accompagné d’un nombre très limité de contretailles pour le traitement des visages ― contretailles souvent carrées ― Gaspard Duchange entre ensuite chez Girard Audran, où il aura appris à utiliser l’eau-forte et le burin pour la réalisation de grands sujets bibliques ou mythologiques. Il paraît ainsi singulier que ce graveur exécute deux portraits dans la manière du burin de Pierre Drevet, portraits d’une grande qualité d’exécution qu’il présente pour son admission à l’Académie en 1707 : le portrait de François Girardon, d’après Rigaud 398 , et celui de Charles de Lafosse, également d’après Rigaud 399 . Ces deux portraits n’offrent aucune trace de son apprentissage chez Guillaume Vallet : modelés du visage, perruque, chemise et manteau sont traités dans la manière de Pierre Drevet, à l’aide de minuscules coups de burin, de tailles et de contretailles fines et en losanges. Il en ressort une grande sensibilité dans l’expression, du relief et l’impression de coloris. Il s’était fait la main auparavant, en 1702, avec le portrait d’Antoine Coypel par lui-même 400 . Il semble donc plausible que Gaspard Duchange ait profité des conseils de Pierre pour mener à bien les deux portraits au burin qui lui ont permis d’être reçu à l’Académie. Par la suite, il délaissera ce genre et vivra surtout de l’édition, gravant cependant en cinq planches la Gallerie du Palais du Luxembourg, d’après Rubens, puis des sujets religieux et mythologiques. Il est important de souligner que Gaspard Duchange a participé avec Jean Audran à l’estimation des planches, estampes et matériel propre à la gravure lors de l’inventaire après décès de Pierre-Imbert Drevet en 1739 401 . On pourrait en déduire qu’il avait gardé des relations sinon amicales, du moins professionnelles avec Pierre Drevet.

En ce qui concerne Claude Duflos qu’il a connu chez Girard Audran, nous constatons que Pierre Drevet a conservé de lui, six planches gravées à sujets religieux : La Madeleine chez le Pharisien 402 , Jésus en Jardinier et la Madeleine 403 , la Descente du Saint-Esprit 404 », gravés tous les trois d’après Le Brun, Saint-François de Sales 405 , d’après Chevalard 406 et Jésus-Christ en Croix, la Madeleine à ses pieds, grande pièce gravée d’après Antoine Coypel que Pierre Drevet fera exécuter en réduction 407 . Parmi ces planches, deux portent l’adresse de Drevet, rue Saint-Jacques à l’Annonciation : la Descente du Saint-Esprit 408 et le Christ en Croix avec la Madeleine pleurant à ses pieds, d’après Antoine Coypel. Une raison de plus qui permet de penser que Claude Duflos a dû bénéficier des conseils de Pierre Drevet pour ce qui concerne l’art du portrait, réside dans l’examen de la vingtaine d’estampes environ, qu’il a exécuté dans ce genre et dont plusieurs sont inspirées du savoir-faire de Pierre. Citons le portrait du Duc Philippe II d’Orléans, d’après Tournières 409 , celui de l’évêque de Troyes Denis-François Bouthillier de Chavigny, d’après Rigaud 410 ou encore celui du père Natalis Alexandre, d’après L. Herluyson 411 ainsi que celui de Louis François, duc de Boufflers, sans le nom du peintre 412 , dont la technique employée pour le visage relève particulièrement de la manière de Pierre Drevet tant pour la conduite des tailles que pour la liberté du burin. Bien que le burin de Claude Duflos soit généralement sombre et parfois un peu dur, bien qu’il emploie souvent les pointillés pour réaliser les modelés, l’étude des portraits réussis, précedemment cités, ainsi que les cuivres gardés par Pierre, permettent de penser qu’il a travaillé pendant un temps dans l’atelier de Drevet. On remarque également que leurs relations sont cordiales puisque Pierre transmet à Claude Duflos le cuivre du portrait de la Duchesse de Lesdiguières (cat. P. Dr., n° 46) pour lui permettre, en vieillissant le visage, d’en effectuer un tirage, probablement lors du décès de la duchesse en 1716.

Un troisième cas se présente en la personne de Jean Audran, neveu de Girard Audran dont Pierre avait déjà fait connaissance à Lyon, lorsqu’il se trouvait chez Germain Audran et qu’il avait retrouvé à Paris, dans l’atelier de Girard Audran. Sans avoir été nécessairement l’élève de Pierre Drevet, il est possible que Jean Audran ait reçu, lui aussi, des conseils de Pierre en matière de portrait, bien que l’on observe, parfois, un peu de raideur dans certaines de ses tailles. Quelques uns d’entre eux, méritant notre attention, révélent l’influence de Pierre Drevet, ou, s’il ne s’agit pas de son influence, s’y manifestent la même perception du dessin et le même rendu des coloris. Citons les portraits gravés pour sa réception à l’Académie en 1708 : Noël Coypel, d’après un dessin de lui-même 413 et Antoine Coysevox, d’après Rigaud 414 .Ces deux portraits présentent un rendu nuancé, argenté et velouté, conduit par un burin maîtrisé dans la manière de Pierre Drevet. De même, le portrait de Pierre-Clément Daffincourt, ingénieur ordinaire du Roi, d’après Rigaud 415 , nous offre avec la profondeur de champ appropriée, une expression vivante sous une perruque argentée ; ou encore celui du peintre Pierre-Paul Rubens 416 , d’après Anton Van Dyck (Anvers 1699-Londres 1641) qui peut être considéré comme l’un de ses meilleurs portraits ; celui du docteur en théologie et recteur de Saint Eustache François Robert Secousse, d’après Rigaud 417 , qui est néanmoins un bel exemple de gravure au burin, malgré des défaillances pour l’obtention de reflets dans la robe et les pans du manteau. Les cuivres de ces portraits ne sont inscrits ni dans l’inventaire après décès de Pierre-Imbert ni dans le catalogue de la vente de Claude. En revanche, six cuivres de grandes dimensions, gravés au burin sur préparation à l’eau-forte par Jean Audran, étaient en possession de Claude Drevet à sa mort en 1782. De même que les portraits cités précédemment, ces cuivres n’apparaissent pas dans l’inventaire après décès de Pierre-Imbert qui n’est pas toujours clair sur la qualité « d’estampe » ou de « planche gravée » des œuvres inventoriées. Il s’agit de quatre sujets d’après Antoine Coypel, Athalie chassée du Temple 418 , Jacob et Laban 419 , La Résurrection 420 , Esther devant Assuérus 421 , et de deux autres sujets d’après Jean Jouvenet, La Pêche Miraculeuse et La Résurrection de Lazare 422 . On ne peut donc affirmer que ces cuivres ont été en possession de Pierre Drevet à sa mort en 1738, car Claude aurait très bien pu les obtenir à la mort de Jean Audran en 1756. Cependant, les relations entre Pierre et Jean étaient, non seulement amicales, mais aussi, d’ordre familial, puisque l’épouse de Pierre, Marie-Anne Béchet, était marraine de Michel Audran, sixième enfant de Jean 423 . D’autre part, Jean effectuera pour le compte de Claude Drevet et des héritiers Drevet, l’estimation des « Estampes, planches, desseins, roues et ustanciles servant à l’art de la gravure…  424 » après la mort de Pierre-Imbert, Gaspard Duchange estimant pour sa part au nom des libraires et imprimeurs De Batz, cousins germains de Pierre-Imbert. Excepté pour le petit nombre de portraits gravés au burin, Jean Audran ne s’est jamais départi de la remarquable technique apprise de son oncle Girard Audran, donnant ainsi des interprétations à l’eau-forte et au burin de sujets mythologiques 425 et de Watteau. On trouve encore de lui, dans le même style, de nombreuses estampes à sujets religieux. C’est pourquoi il est vraisemblable qu’il ait reçu des conseils de Pierre Drevet pour la réalisation de ses portraits.

Notes
391.

Janand 1997, I, p. 54.

392.

A. N., m. c., ET/LX/266, 1939, Inventaire après décès de Pierre-Imbert Drevet, Weigert 1938, p. 233.

393.

Cat. vente Claude Drevet1782, p. 21, n° 224.

394.

BNF, Est., AA5 (à Duchange) et IFF, XVIII e , VII 1951, p. 377, n° 6.

395.

BNF, Est., AA5 (à Duchange) et IFF, XVIII e , VII 1951, p. 377-378, n° 7.

396.

Voir dans Mémoires inédits… Dussieux 1854, II, pp. 406-407, la notice de Jérôme Vallet sur son père, à l’attention de Duchange.

397.

Le Mercure, janvier 1705, pp. 127,129.

398.

BNF, Est., Da 64 in-fol., p. 97 ; IFF, XVIII e , 1951, pp. 375-395, n° 9. Voir annexes, vol. III, A5, p.102.

399.

BNF, Est., Da 64 in-fol., p. 71 ; IFF, XVIII e , 1951, pp. 375-395, n° 10. Voir annexes, vol. III, A6, p. 103.

400.

BNF, Est., Db 8 in-fol, p. 2 et IFF, XVIII e , 1951, pp. 375-395, n° 3.

401.

L’inventaire après décès de Pierre-Imbert sera analysé plus loin.

402.

A. N., m. c., ET/LX/266, 1739, Invent. après décès de Pierre-Imbert Drevet 1739 ;Weigert 1938,p. 240 et Cat. vente Claude Drevet 1782, n° 174, p. 18.

403.

A. N., m. c., ET/LX/266, 1739 ; Weigert 1938, p. 234. Cat. vente Claude Drevet 1782, p. 18, n° 175.

404.

A. N., m. c., ET/LX/266, 1739 ; Weigert 1938, p. 234. Cat. vente Claude Drevet 1782, p. 18, n° 176.

405.

A. N., m. c., ET/LX/266, 1739 ; Weigert 1938, p. 234. Cat. vente Claude Drevet 1782, p. 19, n° 189.

406.

Antoine Chevalard, dessinateur et graveur amateur à Paris au début du XVIIIe siècle, était aussi prêtre. Se reporter à Saur 1998, XVIII, p. 468. Nous ignorons si ce prêtre est celui mort en odeur de sainteté gravé par Pierre Drevet, d’après G.B. (cat. P.Dr., n° 68).

407.

A. N., m. c., ET. LX, 266, 1739 ; Weigert 1938, p. 236. Voir aussi BNF, Est., Db 8, in-folio, Coypel, Mf. R107791, dimensions, H. 0,547, L. 0,457 au tr. c. ext.

408.

BNF, Est., Da 35, in-fol., p. 90, dimensions : H. 0,323, L. 0,227.

409.

BNF, Est., N2, in-fol., Mf. D 229826, vol. 1413 ; IFF, XVIII e 1955, VIII, p. 35, n° 144.

410.

BNF, Est., N3, in-fol., Mf. D 287105, vol. 18 ; IFF, XVIII e 1955, VIII, p. 22, n° 92.

411.

BNF, Est., N3, in-fol., Mf. D 285818, vol. 2 ; Ed 88, in-fol, I, p. 43 ; IFF, XVIII e 1955, VIII, p. 17, n° 73.

412.

BNF; Est., Ed 88, in-fol, I, p. 62 ; IFF, XVIII e 1955 VIII, p. 21, n° 86.

413.

BNF, Est., Ed 84, in-fol., II, p. 24 ; IFF, XVIII e 1930, I, p. 254, n° 27. Voir vol. III, A 7, p. 104.

414.

BNF, Est., Ed 84, in-fol., II, p. 26 ; IFF, XVIII e 1930, I, p. 254, n° 28. Voir vol. III, A 8, p. 105.

415.

BNF, Est., Ed 84, in-fol., II, p. 22 et Da 63, in-fol. ; IFF, XVIII e 1930, I, p. 253, n° 25.

416.

BNF, Est., Ed 84, in-fol., II, p. 34 ; Aa 34, in-fol., ; IFF, XVIII e 1930, I, p. 256, n° 35.

417.

BNF, Est., Ed 84, in-fol., II, p. 35 ; Da 63, in-fol., ; IFF, XVIII e 1930, I, p. 257, n° 36.

418.

Catalogue vente Claude Drevet, p. 20, n° 195.

419.

Ibid., p. 20, n° 200.

420.

Ibid., p. 20, n° 201.

421.

Ibid., p. 20,n° 204.

422.

Ibid., p. 22, n° 224.

423.

Herluison 1873, p. 12. Voir plus haut, p. 64.

424.

A. N., m.c., ET/LX/266, 1739, Weigert 1938.

425.

Voir la suite des quatre grandes estampes d’après Coypel, BNF, Est. Db. 8, in-fol.