2. Le marchand d’estampes et le collectionneur : analyse statistique et esthétique du fonds d’estampes de Pierre Drevet

Outre les estampes éditées au moyen de son fonds de cuivres et sur lesquelles il inscrivait généralement son excudit et son adresse, Pierre achetait ― probablement dans les ventes après décès de ses confères ― et revendait des estampes en feuilles dont bon nombre était d’une qualité exceptionnelle. Au moment de la mort de Pierre-Imbert, ce fonds d’estampes peut être estimé à plus de huit mille épreuves 494 . Le Catalogue de la Vente de Claude Drevet en 1782est très éloigné de ce chiffre puisqu’il ne recense plus que le dixième de ce fonds d’estampes sans leurs cuivres. Il a semblé nécessaire d’étudier ce fonds d’estampes, lorsque cela été possible, à partir de l’inventaire de Pierre-Imbert, certes imprécis, cependant plus révélateur des goûts des amateurs du premier tiers du XVIIIe siècle en raison de leur nombre, tout en retenant du catalogue de 1782 la clarté de sa classification et ses annotations intéressantes.

Les plus belles épreuves sont extraites de la collection que Pierre avait constituée, de maîtres graveurs flamands et hollandais 495 . De cette école, les peintres reproduits sont principalement Pierre-Paul Rubens (1577-1640), Jacob Jordaens (1593-1678), Anton Van Dyck (1599-1641), Gerard Seghers 496 . Les graveurs qui créent leurs compositions comme Nicolas Berghem (1620-1683), Hendrich Goltzius (1558-1617), C. Visscher (1619/29-1662) ou encore les peintres et graveurs tels que Rembrandt (1606-1669) 497 , Wenzel Hollar (1607-1677)370, sont également représentés. 498Parmi les trente-sept estampes d’après Rubens, on trouve les noms des graveurs suivants : Schelte-Adams Bolswert (1586-1659), pour le Serpent d’Airain et Hérodiade apportant la tête de Saint-Jean, Paulus Pontius (1603-1658), pour le Massacre des Innocents en deux feuilles, plusieurs Assomption et Saint-Roch,Jan Witdouck (1615?) 499 , pour le Portement de Croix et l’Élévation de la Croix 500 , Lucas Vorsterman Ier (1595- 1675) 501 , pour Suzanne et les Vieillards, Jonas Suyderhoöf (1613-1686), pour la Chasse au Lion et au Tigre, Cornelis Bloemaert (1603-1692), pour deux estampes dont Méléagre et Atalante 502 . La plupart de ces estampes sont qualifiées dans le catalogue de la vente de Claude Drevet, soit de «  belles », de « très belles », de « parfaites », soit de « rares » 503 .

D’entre les belles épreuves, citons encore, d’après Jacob Jordaens, l’Adoration des Bergers et Saint-Martin de Tours gravées par Pierre de Jode (1570-1634), la Fuite en Egypte, gravée par Pontius, le Concert gravé par Bolswert 504 , Sainte Appolline par Claeszon Marinus 505 , l’Ouvrage des six jours en sept planches par J. Muller, d’après Goltzius et par celui-ci la suite des Métamorphoses d’Ovide en cinquante-deux épreuves371, ainsi que de nombreuses estampes par Berghem ou d’après lui. 506Doivent être également cités des portraits et une petite dizaine d’estampes, gravés par Van Dyck et d’après lui 507 par Bolswert, de Jode, Vorsterman, Pontius, Hollar 508 . Cependant, la part la plus importante d’estampes gravées par Van Dyck et d’après lui est formée par les cent vingt-six portraits dont plusieurs sont réalisés par les graveurs précédemment cités et dont certains portent l’adresse du buriniste et éditeur flamand Van den Enden (1605-v. 1655), et par la suite des Comtes et Comtesses à laquelle il manque une pièce 509 .  Il est vraisemblable que ces portraits sont ceux rassemblés dans les sept portefeuilles figurant à l’Inventaire après décès de Pierre-Imbert Drevet 510 , puisque contrairement au catalogue de la vente de Claude Drevet, cet inventaire ne les mentionne pas.

Curieusement, parmi les peintres italiens interprétés par des graveurs italiens, on ne trouve que les Figures de l’Ancien et du Nouveau Testament, peintes au Vatican par Raphaël et gravées par C. Fantetti 511 et Pietro dell’ Aquila (†1692) ainsi que le Jugement dernier réalisé par Martino Rota (1520-1583), d’après Michel-Ange (1475-1564). Considérée comme parfaite et très rare, cette estampe a vu son prix atteindre cent-dix livres à la vente de Claude en 1782 512 .

C’est tout ce qui restait à la mort de Claude, en décembre 1781, des estampes de graveurs italiens qui devaient se trouver en 1739, probablement, dans l’un des sept portefeuilles non détaillés de l’inventaire après décès de Pierre-Imbert, cités précédemment 513 . Ces estampes ont certainement été acquises par Pierre Drevet, mais on ne peut donc pas le prouver. Toujours dans cette même collection, les peintres italiens sont généralement reproduits par des graveurs français ou hollandais. À titre d’exemple, citons Léonard de Vinci (1452-1519), gravé par Edelinck 514 , Raphaël (1483-1520),par Bloemaert, Edelinck, François de Poilly (1623-1693) et Simon Thomassin (1655-1733) 515 , Bernin (1598-1680), par Bloemaert 516 , Bassano par Sadeler et C. Visscher 517 , Guido Reni (1575-1642) par Edelinck et Poilly 518 , Titien (1490-1576) par Rousselet 519 .

Les interprétations de peintres français par des graveurs français, constituent la majeure partie du fonds d’estampes dont Pierre ne possède pas les cuivres. Sont à remarquer parmi les nombreuses gravures de Jacques Callot (1592-1635), les Grandes et Petites misères de la guerre, l’édition de Nancy de la Foire de Florence, Louis XIII à cheval, le Jeu de Boules, la Tentation de Saint-Antoine 520 . De Sébastien Bourdon (1616-1671), nous trouvons des Vierges dont la Vierge au Pigeon, gravées par Poilly et Van Schuppen (1627-1702) 521 . Sébastien Leclerc (1637-1714), est représenté par des estampes gravées par lui et d’après lui, telles que l’Académie des Sciences, l’Entrée d’Alexandre dans Babylone, l’Apothéose d’Isis, l’Arc de Triomphe de la porte Saint-Antoine… De nombreux paysages d’après Claude Gellée, dit le Lorrain (1600-1682), accompagnent la suite des Pastorales de Claudine Bouzonnet-Stella (1636-1697) 522 , et des estampes en nombre gravées par Théodore de Bry dont l’Âge d’Or, le Bal de Venise, Diane et Actéon 523 . On trouve de Laurent Cars (1699-1771), des estampes avant la lettre, dont Hercule et Omphale et Persée et Andromède, d’après François Lemoyne (1688-1737) 524 . La notion que l’on pourrait avoir de l’ensemble de ce fonds d’estampes serait incomplète si la suite des Figures pour les Bâtiments et Tableaux des Invalides par Charles-Nicolas Cochin n’était ajoutée 525 .

Les estampes d’après Le Brun sont, de loin, les plus nombreuses, qu’elles traitent de l’histoire religieuse comme le Massacre des Innocents, la Chute des Réprouvés, Jésus servi par les Anges, gravés par Alexis Loir et Jean Mariette 526 , ou de l’histoire profane comme la Bataille et le Triomphe de Constantin, gravé par Girard Audran et la Conquête de la Franche-Comté, gravé par Charles Simonneau (1645-1728) 527 . On note encore, entre autres représentations historiques d’après Le Brun, le Plafond de la Chapelle de Sceaux, celui des Quatre Éléments, la suite du Grand Escalier de Versailles gravés par Girard Audran ; une suite des Pavillons de Marli et les Quatre Conquêtes, gravés par Sébastien Leclerc ; les Tapisseries du duc d’Orléans et la Galerie du Président Lambert, gravées par Bernard Picart ; le Plafond du Pavillon de l’Aurore à Sceau, gravé par Charles Simonneau et la Galerie du Louvre, gravée par Saint-André… 528 .

L’analyse de ce fonds d’estampes témoigne de la diversité et de la qualité des gravures que Pierre proposait aux amateurs, diversité qui n’existe pas dans le fonds de cuivres étudié plus haut, constitué en grande partie de pièces à thèmes religieux. Certaines de ces estampes sont rares et l’on peut s’interroger sur les objectifs de Pierre : ne les aurait-il pas acquises pour alimenter sa collection personnelle ? En revanche, il est indubitable que certains ouvrages, tels que les quatre recueils qui suivent, n’étaient destinés qu’aux connaisseurs ou à sa collection : le premier, relié en veau, concernait les Conquêtes de Louis XIV d’après les tableaux de Van der Meulen (1632-1690) pour le Cabinet du Roi ; le second, composé de trois cent quatre-vingt-huit estampes portraits et sujets, gravés par Edelinck et montées en deux volumes ; le troisième, comptant cent-quarante estampes portraits et sujets, gravées par Claude Mellan (1598-1688) et rassemblées en un volume, et le quatrième, un volume recouvert en veau, réunissant la suite des Statues Antiques, gravée par François Perrier(1590-1656) 529 .

Pas plus que le fonds de cuivres, le fonds d’estampes acquises pour la vente ne peut être entièrement recensé dans cette étude. Cette dernière permet d’illustrer le caractère d’exception de ce fonds, sans oublier que Pierre possèdait aussi un nombre très important de tirages faciles à vendre aux clients les moins connaisseurs.

D’autre part, on est bien obligé de noter qu’à l’instar du fonds de cuivre, le même reproche peut être adressé à ce fonds d’estampes que Pierre Drevet n’a pas renouvelé, le laissant dans le goût classique et religieux de la fin du début du XVIIIe siècle. La vente des biens de Claude Drevet en 1782 est l’exemple même de la désaffection du public pour les estampes de certains graveurs du XVIIe siècle : on est stupéfait de voir partir cent quarante pièces, portraits et sujets gravés par Claude Mellan à seulement douze livres, quatre sujets et Portraits par Rembrandt, dont la Résurrection du Lazare à cinq livres dix-neufs sols, alors que la Présentation de l’Enfant Jésus au Temple, d’après Louis de Boullogne, gravée par Pierre-Imbert est vendue trois cents livres. Les estampes des graveurs italiens, hollandais, et flamands ne trouvent pas davantage grâce auprès des acheteurs, hormis le Jugement dernier, d’après Michel Ange, gravé par Martin Rota prisé cent-dix livres.

Notes
494.

Les indications données dans l’Inventaire après décès de Pierre Drevet n’étant pas toujours claires et certaines épreuves étant indiquées en « porfeteuilles » ou en « paquets », il a été prudemment mentionné le chiffre inférieur de la fourchette dont le maximum devrait se situer autour de dix-mille estampes.

495.

Les estampes rassemblées par Pierre Drevet sont classées en trois « Écoles » dans le catalogue de la vente de Claude Drevet.

496.

Le catalogue de la vente de Claude Drevet ne donne pas l’initiale du prénom de ces deux peintres. De ce fait, on ignore s’il s’agit de Daniel (Anvers 1590-id. 1661) ou de Gerard (Anvers 1591-id. 1651). Voir Thieme et Becker 1936, XXX, pp. 443-448.

497.

Il s’agit de quatre sujets et portraits, dont la Résurrection de Lazare, voir Cat. vente Claude Drevet 1782, p. 10, n° 72.

498.

Vingt-huit estampes dont des Vues et des Marines. Cat. vente Claude Drevet 1782, p. 10, n° 70.

499.

Elève de Lucas Vorsterman Ier.

500.

Cat. vente Claude Drevet 1782, p. 9, nos 55 , 56, 57, 58.

501.

A beaucoup gravé d’après Rubens et Van Dyck.

502.

Cat. vente Claude Drevet 1782, p. 10, nos 60, 61, 62,

503.

Cat. vente Claude Drevet 1782,p. 9-10, nos 51 à 63.

504.

Ibid., p. 10, nos 66 et 67.

505.

Pseudonyme de Martin Robin van der Goes, élève de Lucas Vorsterman, qui fut graveur de Rubens et de Jordaens. Mort à Anvers en 1639.

506.

Cat. vente Claude Drevet 1782, p. 9, n° 52.

507.

Claude Drevet avait acheté à la vente Collin de Vermont, en 1761, une grande quantité de portraits gravés d’après Van Dyck ou par lui-même, portraits qui viennent s’ajouter à ceux acquis par Pierre Drevet. Se reporter au chapitre II de cette 2e partie, n° 9.

508.

Jésus-Christ en Croix, par Hollar ; Saint-Augustin par P. de Jode ; le Christ dit à l’éponge par S. A. Bolswert. Cat. vente Claude Drevet 1782, p. 10, nos 64 et 65.

509.

Cat. vente Claude Drevet 1782, p. 14, n° 120.

510.

A. N., m. c., ET/LX/266, 1739 ; Weigert 1938, p. 229.

511.

Ce graveur italien est actif à Rome dans la deuxième moitié du XVIIe siècle. Il grave d’après C. Maratta, L. et A. Carrache, A. Sacchi, C. Ferri, F. Rosa et N. Poussin.

512.

Cat. vente Claude Drevet 1782, p. 9, n° 46.

513.

A. N., m. c., ET/LX/266, 1739 ; Weigert 1938, p. 229.

514.

Le Combat des Cavaliers , dite « estampe capitale et d’une grande beauté d’épreuve ». Cat. vente Claude Drevet 1782, p. 8, n° 41.

515.

L’Adoration des Bergers, par Bloemaert ; La Sainte Famille gravée par Gérard Edelinck ; la Vierge dite au silence, par François de Poilly ; la Transfiguration par Thomassin ; Cat. vente Claude Drevet 1782, pp. 9, 8, nos 44, 42, 43

516.

Le Christ en Croix. Cat. vente Claude Drevet 1782, p. 9, n° 44.

517.

Huit estampes d’après l’un des Bassano (peut-être Jacopo, dont l’œuvre a été le plus considérable), par Sadeler et Visscher, sans plus de précision. L’initial du prénom de Sadeler n’est pas inscrit. Deux Sadeler au moins, ont gravé d’après Bassano : Jan Ier (Bruxelles 1550-Venise 1600) et Raphaël Ier (Anvers 1560- Munich 1632). Cat. vente Claude Drevet 1782, p. 9, n° 48.

518.

La Vierge, dite la Couseuse, gravée par Edelinck ; La Fuite en Egypte, par Poilly. Cat. vente Claude Drevet 1782, p. 9, n° 47.

519.

Jésus-Christ transporté au tombeau, gravé pour le Cabinet du Roi. Cat. vente Claude Drevet 1782, p. 15, n° 140.

520.

Cat. vente Claude Drevet 1782, p. 11, nos 74, 75, 76.

521.

Ibid., p. 11, n° 81.

522.

Cat. vente Claude Drevet 1782, p. 12, nos 101, 102, 103.

523.

En activité au XVIIe siècle. Graveur de Francisque Millet, il signait « Théodore ». Actuellement, on ne sait rien de plus sur ce graveur. On ne connaît ni la date de sa naissance ni la date de sa mort. Voir Bartsch, V, pp. 325-350 et Robert-Dumesnil, II, p. 243-256. Voir également Levallois-Clavel, 1997, I, p. 15 ; II, pp. 450-454.

524.

Cat. vente Claude Drevet 1782, p. 13, n° 113.

525.

Ibid., p. 16, n° 147.

526.

Ibid., p. 11, n° 84.

527.

Ibid., p. 12, nos 91, 93.

528.

Cat. vente Claude Drevet 1782,p. 16, nos 141, 142, 143, 144.

529.

Ibid., p. 16, nos 146,149, 150, 151.