3. La maladie de Pierre-Imbert Drevet et ses dernières productions

Que savons-nous de la maladie de Pierre-Imbert qui a été évoquée à plusieurs reprises dans cette étude à propos de certains portraits ? Nous possédons assez de documents la mentionnant, pour nous permettre d’aborder ce qui a été un dramatique épisode de sa vie, de celle de ses parents et de son cousin. Citons les suppliques, déjà évoquées, de Pierre-Imbert 538 et de Claude 539 pour garder leur logement au Louvre, les remarques de Van Hulst 540 , la relation du Mercure de France 541 , les plaidoiries des avocats du procès des héritiers contre Claude Drevet 542 ou encore les rapports écrits familiaux du XIXe siècle 543 . Van Hulst signale que le premier accès de la maladie aurait eu lieu en 1729 ou 1730. Pierre-Imbert sombre alors dans une sorte de dépression carctérisée par des crises d’apathie et d’inhibition qui alternent avec des périodes agitées puis de calme pendant lesquelles il continue d'exercer ses talents de graveur. La maladie aurait été provoquée, selon la supplique de Claude, par un travail trop intense ou, si l'on en croit Jean-Claude Rolland, descendant collatéral de Pierre Drevet, par un « coup de soleil pris à Versailles pendant une fête » et dont il a failli mourir 544 .

Joly de Fleury, avocat des héritiers de la famille Drevet, fait état en 1742, d’une nouvelle crise survenue en 1735 qui aurait décidé Pierre et Anne-Marie Drevet à rédiger leurs testaments et à instituer Claude Drevet leur légataire universel pour le cas où Pierre-Imbert viendrait à décéder sans descendance. Les rémissions de la maladie devaient être longues puisque ses parents parlent dans leurs testaments respectifs « d'une faiblesse d'esprit qui l'a empêché pendant un tems de pouvoir se gouverner » et de la crainte « que malheureusement il ne retombe dans la même maladie ».

On connaît trop peu les symptômes de la maladie de Pierre-Imbert qualifiée par son entourage de « démence », « imbécillité », « faiblesse d'esprit » ou « vray manie », pour pouvoir faire établir un quelconque diagnostic. La médecine psychiatrique ne fait de réels progrès qu'à partir du milieu du XVIIIe siècle 545 . On peut penser que Pierre-Imbert ne devait pas être dangereux pour son entourage puisqu'il n'était pas enfermé. Il était actif puisqu'il continuait à graver, mais il était complètement inhibé lors des accès de la maladie, c'est tout au moins ainsi que le décrit le procès-verbal du lieutenant civil du Chatelet du 24 janvier 1739 546 .

Cependant, au risque de commettre unanachronisme hardi et des raccourcis analytiques, la tentation est grande de se questionner ― sans pour autant vouloir apporter de réponses ― à la lumière des études de Freud, sur les trois catégories de souffrances mentales et psychiques que sont « l’inhibition, le symptôme, et l’angoisse » 547 , qu'il faudrait croiser avec les trois catégories de maladies mentales qui sont, selon Freud, « les névroses, les psychoses et les perversions ». L'état de souffrance de Pierre-Imbert, constaté par le lieutenant civil du Chatelet, peut-il être entendu au sens freudien comme un état d’inhibition ? Peut-t-on allier cet état de souffrance à une maladie mentale permettant cependant au malade de se concentrer 548 ? On serait tenté de le croire, lorsque l’on sait que Pierre-Imbert a été, jusqu’à sa mort, capable de se concentrer sur un travail extrêmement prenant et fatiguant. Il serait alors permis de penser qu'il souffrait d'une inhibition exacerbée, doublée de crises violentes sporadiques, et suivie d'un état le portant à la création et à la sublimation par le beau et la perfection. Cet état d'inhibition aurait pu être provoqué, non seulement par un surcroît de travail et une trop grande application le privant de liberté depuis sa première jeunesse, mais aussi par l’homonymie de sa signature avec celle de son père, le dépossédant souvent de la reconnaissance de son travail. L’exemple de trois estampes religieuses et du Portrait de Bossuet, dans lesquels Pierre-Imbert grave son nom dans l’image, illustrent cette hypothèse. Une autre réponse se présente : la maladie mentale aurait peut-être été amplifiée par une grande solitude expliquée par son célibat. En effet, dans sa plaidoirie, Joly de Fleury remarque que « Imbert Drevet uniquement livré à sa profession, avoit toujours marqué de l'éloignement pour le mariage ». Or, comme on le verra plus loin, l’inventaire de 1739 démontre que les Drevet ne vivaient pas repliés sur eux-mêmes et recevaient. L'hypothèse pourrait-elle être avancée que Pierre-Imbert aurait dissimulé une tendance à l'homosexualité, dissimulation qui aurait renforcé son inhibition ou, inversement que son inhibition soit à l’origine d’une homosexualité éventuelle 549  ?

Pendant les neuf années qui s’écoulent entre le début de sa maladie et sa mort en avril 1739, Pierre-Imbert signe trois portraits ― reconnus pour être d’une très grande beauté, ― qui sont en 1730 celui de la comédienne Adrienne Lecouvreur, d'après un pastel de Charles Coypel (cat. P.-I. Dr., n° 35), dans lequel il démontre encore à quel point il saisit et sait rendre les particularités du pastel 550   ; ceux de Fénelon en 1734 (cat. P.-I. Dr., n° 22), d'après Joseph Vivien, pour l'édition des Aventures de Télémaque et de l'abbé René Pucelle, d'après Rigaud (cat. P.-I. Dr., n° 32), superbe portrait qu'il termine pendant le trimestre précédant sa mort en 1739. Conjointement à ces trois œuvres, il effectue un immense travail en terminant les planches commencées par son père : le portrait du Cardinal de Fleury, d'après Rigaud, gravé entre 1729 et 1730 (cat. P. Dr., n° 125/IV) ; celui, gravé en 1730 du peintre Louis de Boulogne, d'après lui-même (cat. P. Dr., n° 129/V III), et celui de Christine-Caroline de Wurtemberg d'après J. Kupetski (1667-1740), gravé en 1737 (cat. P. Dr., n° 123/II). En outre, pendant les dernières années de sa vie, Pierre-Imbert se penche sur des sujets religieux tels que Jésus-Christ au Jardin des oliviers (cat. P.-I. Dr., n° 9), d'après Jean II Restout 551 , le petit Christ au Jardin (cat. P.-I. Dr., n° 10),  d'après Jean Jouvenet ou Jean Restoutet La Montée au Calvaire (cat. P.-I. Dr., n° 11), d’après Antoine Dieu. Les ultimes recherches ont permis de retrouver les deux dernières estampes perdues depuis la vente de Claude Drevet en 1782 552 . Les trois estampes présentent au bas de leur composition, la même supplique manuscrite Priez Dieu pour luy , suivie de la mention Pierre Drevet le fils.

L’estampe représentant Jésus-Christ au Jardin des oliviers, d’après Jean II Restout, est désignée à tort par Ambroise Firmin-Didot comme étant le dernier ouvrage de Pierre-Imbert en raison de cette inscription manuscrite. En fait, elle est une des dernières planches mais pas l’ultime. Le portrait de l’Abbé Pucelle, d’après Rigaud (cat. P.-I. Dr., n° 32), daté de 1739, est la dernière gravure entièrement terminée par Pierre-Imbert avant sa mort. En outre, Pierre-Imbert avait d’autres travaux en projet au moment de sa mort, puisque son inventaire après décès indique un cuivre inachevé, désigné sous le nom de Notre Seigneur devant Caïphe, d’après un peintre non cité. Cette gravure était accompagnée de son dessin préparatoire également réalisé par Pierre-Imbert, ce qui pourrait établir qu’il avait l’intention de la terminer 553 . Les localisations du cuivre, de l’estampe et du dessin sont aujourd’hui inconnues.

Notes
538.

A. N., Maison du Roi, O1 1672, fol. 39 ; voir annexes, vol. III, pp. 34-35.

539.

A. N., Maison du Roi, O1 1088, fol. 80 ; voir annexes, vol. III, p. 46, § 1.

540.

Annotations de Van Hulst au sujet de la gravure du portrait du Cardinal de Fleury (cf. cat. P. Dr.,

n° 125/IV) : gravé en 1730 par Pierre Drevet père et fils « mais plus par le premier ; la démence du fils étant très forte alors ».

541.

Mercure de France , juin 1742, pp. 1415-1416.

542.

BNF, Ms. fr., 2331, Joly de Fleury ; Plaidoyers 115, janvier-mars 1742 : Plaidoirie de Joly de Fleury, éditée en 1742 à Paris chez d’Houry.

543.

Müntz 1890, voir Article de Jean-Claude Rolland, pp. 186-193.

544.

Jean-Claude Rolland se fait l'écho en 1890 de récits rapportés oralement par la famille de Loire pendant plusieurs générations et concernant un séjour que Pierre-Imbert aurait effectué à Loire durant sa maladie. Il évoque notamment la maladie du graveur qui, aux dires de la famille, a vu son origine dans un coup de soleil. Ces témoignages sont à considérer avec une grande prudence parce qu'ils sont oraux et aux confins de la légende.

545.

Voir Collé et Quétel 1987, Histoire des maladies mentales.

546.

A. N., Archives du Châtelet, Y 4562.

547.

Freud (S.) 2000, Doctrine générale des névroses, XIV, pp. 251-480 et Inhibition, symptôme et angoisse, XVII, pp. 203-286.

548.

On sait que les psychotiques ne peuvent pas se concentrer.

549.

Voir Delrieu 1977, p. 861, ce que Freud écrit concernant les dommages déclenchés par les inhibitions qui, s’il y a fixation, peuvent par exemple, provoquer l’homosexualité.

550.

Annoncé par le Mercure de France de décembre 1731, pp. 2850-2851. Voir La fortune critique, p. 221.

551.

Annonce posthume parue dans le Mercure de France dédié au Roy de juin 1742, pp. 1415-1416. Voir La fortune critique, pp. 221-223

552.

Le Petit Christ au Jardin, d’après Jouvenet ou Restout, (Vienne, Albertina, Fr. I, 31/8), et la Montée de Jésus-Christ au Calvaire, d’après Antoine Dieu (Rome, InG, Farnesina, 12.00399706, vol. 23).

553.

A. N., m. c., ET/LX/ 266, 1739 ; Weigert 1938, p. 233.