I. Pierre Drevet

Pierre Drevet et le portrait

1. L’héritage reçu des maîtres burinistes français, Robert Nanteuil (1630-1678), Antoine Masson (1636-1700), Gérard Edelinck (1640-1705) et Étienne Picart (1631-1731)

L’œuvre gravé de Pierre Drevet s’inscrit dans la période qui a vu se transformer et s’épanouir en France l’art du burin parallèlement à celui de l’eau-forte et éclore l'association de ces deux techniques. Si Girard Audran, maître de Pierre, a su habilement mêler eau-forte et burin pour les gravures d’interprétation historiques, introduisant pour les graveurs du XVIIIe siècle une manière nouvelle, Pierre Drevet a, pour sa part, conduit à un très haut niveau l’art du burin, technique dans laquelle ses disciples et défenseurs se sont distingués, en particulier dans le portrait gravé, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle.

Instruit par Girard Audran, le choix de Pierre aurait pu se porter sur l’utilisation mixte de l’eau-forte et du burin, démarche qu’Anton Van Dyck n’avait pas dédaigné pour ses superbes portraits tracés dans le vernis. Cependant, contrairement à Pierre, ce peintre ne recherchait pas le rendu de la couleur : il souhaitait traduire sur le cuivre la représentation d’un dessin abouti 651 . Ces caractéristiques ne correspondaient donc pas aux contingences imposées, dans la deuxième moitié du XVIIe siècle, par les tenants du portrait académique. En outre, poussé par Rigaud qui désirait retrouver dans la gravure le rendu exact de sa peinture, Pierre s’est donc attaché au travail du burin.

Sans vouloir retracer une histoire du portrait gravé, on peut cependant distinguer parmi les maîtres ayant précédé Pierre Drevet ceux à qui il est directement ou indirectement redevable. En effet, Pierre n’a pas découvert à lui seul la manière d’exceller dans cet art. Il faut remonter à plusieurs décennies avant ses débuts, pour percevoir les progrès intervenus dans l’art de graver le portrait au burin. Une certaine liberté s’était installée peu à peu par rapport au « burin rangé » qui s’exprimait en tailles régulières et bien conduites. Il existe, par exemple, entre le portrait de Pierre Corneille gravé en 1643 par Michel Lasne (1590-1667) 652 et celui de l’abbé de Pesieu gravé en 1653 par Johannes Jacob Thourneysen (1636-1711) 653 , ou encore celui de Bertier, premier président au parlement de Toulouse, gravé en 1657 par Grégoire Huret (1606-1670) 654 , des différences déjà éloquentes. Les tailles ont été adaptées au dessin et aux effets que le graveur doit rendre, particulièrement dans le visage ; dès lors, elles ne sont plus assujetties aux règles strictes du burin bien rangé, et évitent ainsi les éclats métalliques.

Les années 1660 à 1678 voient s’épanouir l’art de Nanteuil, peintre, pastelliste et graveur qui, le premier, grâce à ses recherches à partir des savoir-faire de ses prédécesseurs et par la finesse d’exécution de son burin, met en œuvre une manière incomparable de rendre un regard expressif, un visage réaliste et ressemblant. Il concentre son travail de gravure sur le visage, à l’instar de tant de dessinateurs qui l’ont fait avant lui, n’employant, pour le traitement des vêtements, qu’une part de sa technique très poussée pour le visage 655 .

En outre, Nanteuil interprète ce qu’il peint ; la gravure du portrait est pour lui une sorte de prolongement de son travail de pastelliste, pour lequel son burin prend les libertés nécessaires et voulues 656 . C’est cela la nouveauté établie par Nanteuil 657 .

L’instauration du Cabinet du roi et l’ouverture de l’Académie royale aux graveurs en 1655 qui avaient pour but de favoriser l’art de la gravure, ont eu, néanmoins, pour effet néfaste d’encourager davantage les reproductions d’œuvres que les créations gravées. Nanteuil fait partie des derniers graveurs de portraits qui soient également peintres et dessinateurs.

Exclusivement « graveur d’interprétation », Gérard Edelinck est dans l’obligation d’adapter ses tailles au modèle qu’on lui impose, en inventant d’autres formules pour ménager les différents effets requis par la diversité des modèles interprétés. Par rapport à la manière de Nanteuil, le travail d’Edelinck ne se concentre plus uniquement sur le visage et sur les yeux. Il utilise systématiquement les tailles croisées en losanges, en les multipliant pour les drapés et les modelés. Déjà en 1676, il grave l’autoportrait de Philippe de Champaigne, démontrant non seulement qu’il a assimilé la manière de Nanteuil mais qu’il a trouvé un savoir-faire personnel pour l’interprétation de ce qui ne concerne pas le visage 658 . Ce savoir-faire ira grandissant, puisqu’en 1691 il grave le portrait de Charles d’Hozier, conseiller du roi, d’après Rigaud, dans lequel il met magistralement son talent au service des effets baroques du peintre 659 .

A la suite de Gérard Edelinck, qu’il a très certainement admiré, Pierre Drevet s’est inspiré de Robert Nanteuil pour obtenir un portrait gravé non seulement vivant mais rendant les effets du coloris. Ne pouvant mentionner la totalité des portraits gravés par Edelinck qui ont, sans doute, inspiré Pierre Drevet, citons seulement l’autoportrait de Hyacinthe Rigaud gravé en 1692 660 . Comme Edelinck, Pierre a un sens du dessin qui lui est naturel et, comme à Edelinck, les tailles lui viennent aisément. C’est très certainement à lui, à Nanteuil ainsi qu’à Rigaud qui l’a conseillé et encouragé, que Pierre Drevet, doit cette recherche permanente du rendu de la peinture par le burin, recherche qui l’a animé dès 1688.

Premier à le faire, Pierre accroît le nombre, la dimension et la forme de ses outils, recherche à l’aide de multiples combinaisons de tailles, la meilleure manière de rendre les carnations, les modelés, les étoffes et les différentes textures, perfectionnant le velouté du rendu final. Depuis le tomber d’une dentelle ajourée, la douceur du fin linon d’une chemise, la légèreté et la brillance d’un taffetas, le poids et le moelleux d’un velours ou d’une fourrure, la compacité d’un bois sculpté et ciré, jusqu’à la robustesse et l’éclat métallique d’une armure…, Pierre saura intelligemment diriger son burin, appuyant ou allégeant tailles, contre-tailles et minuscules entailles. On pourrait croire qu’il ne s’agit que de la mise en œuvre d’une technique très élaborée ― présomption qui place, maintenant encore, Pierre Drevet parmi les bons techniciens certes, mais l’évince généralement du monde de la création comme les autre graveurs dits de reproduction ― alors que son travail est celui d’un artiste créateur. Pierre Drevet mérite donc d’être considéré comme l’héritier et le continuateur des deux principaux maîtres de la gravure française au burin de la seconde partie du XVIIe siècle que sont Robert Nanteuil et Gérard Edelinck.

Cependant, il n’est pas improbable que Pierre ait apprécié les œuvres d’autres graveurs de portraits, également de la génération précédant la sienne, comme Antoine Masson (1636-1700), qui gravait souvent ses propres modèles et duquel on retrouve, par moments, dans la manière de Pierre, ce burin incisif et fougueux 661 . De plus, Pierre a travaillé quelque temps pour Étienne Picart le Romain (1631-1731), dont le métier est habile mais parfois irrégulier et un peu dur en ce qui concerne les portraits. Cependant on retrouve l’influence de Nanteuil dans certaines de ses gravures, parmi lesquelles le portrait de François de Braque gravé en 1668 662 et celui au format réduit du père Vincent de Troyes en 1691 663 . Pierre Drevet s’est probablement attaché à améliorer sa manière par rapport à la technique de Picart, en particulier pour les nuances et le traitement des textures.

En outre, si l’art du burin pour le portrait gravé est parvenu à la fin du XVIIe siècle et au début du XVIIIe siècle à ce degré de maturité et d’achèvement, c’est aussi bien en raison des recherches de la corporation des « graveurs du roi » pour la reproduction des œuvres constituant son patrimoine, qu’en raison de l’excellence de celles-ci. D’autre part, l’Académie royale de peinture, de sculpture et de gravure n’est pas étrangère à l’évolution de la gravure de portrait. La plupart du temps et dans tous les cas, à partir du début du XVIIIe siècle, elle imposait pour morceau de réception au graveur qui se présentait, deux portraits de maîtres ayant été reçus à l’Académie. Sur le plan tant artistique qu’historique, un seul portrait gravé avait l’avantage d’évoquer trois artistes ― excepté pour le cas d’un autoportrait à interpréter ― : le portraituré généralement représenté accompagné de ses attributs et de ses titres, le peintre d’après lequel la gravure était réalisée et enfin le graveur impétrant. Il va sans dire que les critères d’admission étaient sévèrement définis, ce qui explique la beauté de ces planches gravées 664 .

De plus, si Pierre n’a pas choisi l’interprétation de peintures du « grand genre », l’histoire, c’est aussi à cause de la considération croissante qui est faite à cette époque au genre du portrait, la plupart du temps historié, ainsi qu’aux artistes portraitistes 665 . Le portrait représente la nature humaine dans ce qu’elle a de plus profond, la ressemblance et les attributs attestant de l’authenticité historique du sujet, ce qui le rapproche du grand genre. Cet attrait décisif vient, probablement, comme l’indique la globalité de l’œuvre de Pierre Drevet, de ce que la société établie par le régime de Louis XIV, est fermement stratifiée et que chacun de ceux qui y ont leur place ― qu’il soit de sang royal, courtisan ou issu de la noblesse de robe ou du clergé ― désire s’inscrire dans ce contexte historique en faisant brosser et graver son portrait. C’est aussi à Hyacinthe Rigaud, dont la préoccupation pendant plus d’un demi siècle a toujours été de faire graver ses portraits au plus près de la vérité et de la perfection, que nous sommes redevables des plus beaux portraits gravés au burin depuis la fin du XVIIe siècle jusqu’au délà de sa mort en 1743.

Pierre Drevet s’est, de la sorte, trouvé au bon moment, nanti d’une solide formation de dessinateur et de graveur, accompagné des conseils de son ami Rigaud et probablement de ceux des peintres François de Troy, Nicolas de Largillierre et du sculpteur François Girardon, qui, ainsi que nous l’avons vu précédemment, étaient de ses amis.

Notes
651.

Voir le Portrait de Paulus Pontius, dans le catalogue Anton van Dyck et l’estampe, 1999, p. 34, fig. 16, n° cat. 122 ou celui de Frans Francken l’ancien, d’après Rubens, p. 114, n° 9a.

652.

BNF, Est., N3, in-fol., mf. D 287289.

653.

BNF, Est., N3, in-fol., mf. D 289544.

654.

BNF, Est., N2, in-fol., mf. D 090008.

655.

On peut penser, par exemple, aux dessins préparatoires de Jean Clouet (v. 1475-Paris 1541) et de son fils François Clouet (Tours 1520-Paris 1572), conservés au musée Condé de Chantilly.

656.

Voir entre autres portraits, ceux de Louis XIV, peints et gravés par Nanteuil en 1660 et 1662, BNF, Est., N2 in-fol., portraits, Louis XIV, t. V, vol. 1094, mf. D 196215 et 216, ou encore celui de François Lottin, BNF, Est., N2 in-fol., portraits, mf. D 194291.

657.

Voir Weigert 1965, pp. 108-112.

658.

BNF, Est., N3 in-fol., portraits, vol. 16, mf. D 286934.

659.

BNF, Est., N3 in-fol., portraits, vol. 40, mf. D 288777.

660.

BNF, Est., Da 62, in-fol., p. 6, mf. E 066721.

661.

Voir le portrait de Louis XIV, gravé par Masson d’après Le Brun, BNF, Est., N2 in-fol., portraits, vol. 1094, mf. D 196202 , ou encore le portrait du sénateur de Nicolaï, peint et gravé par Masson, BNF, Est., N3 in-fol., vol. 70, mf. D 290996.

662.

BNF, Est., Ed 56 in-fol., p. 62.

663.

BNF, Est., Ed 56 in-fol., p. 49.

664.

Voir MacAllister Johnson 1982.

665.

Chastel 2000, pp. 18-20.