a) Les portraits d’apparat

Si le savoir-faire du graveur est essentiel à la réalisation d’un beau portrait au burin, il semble, comme cela a été souligné plus haut, que la qualité du modèle soit également indispensable pour permettre au talent du graveur de s’exprimer. Les vibrations émanant de la peinture, excitent l’œil du graveur qui les intériorise pour les interpréter ensuite sur le cuivre. C’est là qu’intervient l’action créatrice et parfois géniale du graveur d’interprétation. Plus le portrait peint exprime avec exactitude et subtilité les valeurs psychologiques induites dans le regard, dans l’intelligence des traits, dans les modelés, plus les accessoires sont traités avec vérité, mettant le modèle en valeur sans écraser sa personnalité…, plus le portrait gravé a de chances d’être réussi. Cette importance de la qualité du modèle n’apparaît pas uniquement chez Pierre Drevet qui tire la plupart de ses chefs-d’œuvre des oeuvres de Hyacinthe Rigaud, de Nicolas de Largillierre et de François de Troy mais aussi chez Gérard Edelinck, François Chéreau, Pierre-Imbert et Claude Drevet et, plus tard chez Jean Daullé et François-Bernard Lépicié, chez Jean Georg Wille, Georg Friedrich Schmidt, et chez de nombreux graveurs français qui interpréteront ces peintres au cours du XVIIIe siècle.

François de Troy, Nicolas de Largillierre et Hyacinthe Rigaud ont été les initiateurs du portrait d’apparat dit « de cour », à mi-corps, aux genoux ou en pied, dont le goût s’est répandu en Europe et dont les copies et les gravures ont été les supports de sa diffusion. Le style de ces trois peintres, ― souvent apparenté, en dehors de quelques différences évoquées plus loin ― dépeint dans leur décorum, roi, princes, gens de cour, prélats et bourgeois, gens de lettres, artistes. Dans le débat opposant poussinistes et rubénistes, ils se sont tous les trois rangés parmi ces derniers, s’attachant aux effets de lumière, aux coloris frais, à l’interprétation des matières, aux postures expressives, agrémentant le portrait de tentures et de nombreux accessoires. Ils représentent volontiers les rois, princes, gens de cour, selon la mode de la fin du XVIIe siècle et du début du XVIIIe siècle, une main posée sur la hanche, traduisant par cette symbolique davantage leur pouvoir ou leur gloire que leur personnalité. Sous la pression des commanditaires, chacun de ces peintres soigne la lisibilité immédiate de la place qu’occupe le sujet dans la société. Un rappel de la manière de Van Dyck est souvent discernable particulièrement dans les mises en lumière des visages et des mains et surtout chez Rigaud et pour les portraits d’artistes. Habituellement, en ce qui concerne les portraits d’apparat, les caractéristiques propres à François de Troy, Nicolas de Largillierre et Hyacinthe Rigaud se lisent davantage dans les tons et les « touches » personnelles, apparents dans leurs tableaux, plutôt que dans l’interprétation gravée.

Quittons les généralités et attachons-nous à étudier et comparer chacun de ces trois peintres dans l’œuvre de Pierre Drevet. Pour l’ensemble des portraits d’apparat, Pierre ne prend généralement aucune liberté dans l’interprétation de l’œuvre peint : il s’essaye à interpréter dans son intégralité, selon un procédé de son invention, non seulement l’idée du peintre concernant la personnalité du modèle, mais aussi les effets voulus par ce peintre.

Les portraits par François de Troy étant représentés dans l’oeuvre gravé de Pierre d’une manière différente de ceux de Largillierre et de Rigaud, il est nécessaire de commencer par leur étude. Pourquoi, en effet, constate-t-on, dans l’œuvre de Pierre d’après ce peintre, l’absence de portraits de femmes ― qu’elles soient en buste, jusqu’aux genoux ou en pied ― ainsi que l’absence de portraits d’hommes en tenue d’apparat ? Son œuvre peint en manque d’autant moins, qu’il était bien introduit à la cour 666 . Aucune réponse, établie à partir de sources, n’est à accorder à cette question 667 . On ne peut que penser que les commanditaires ont fait défaut. Ce fait exclut la comparaison entre l’œuvre de Pierre Drevet d’après François de Troy et son œuvre gravé d’après Largillierre et Rigaud, concernant les portraits en pied ou aux genoux. Une exception pourrait démentir cette affirmation, si elle avait appartenu aux propres œuvres de Drevet. Il s’agit du portrait de Madame Loison en Vénus, peint en 1695. La planche a été gravée, dit Mariette, par Simon Vallée « sous la direction de Pierre Drevet 668 ». Néanmoins, le portrait ne présente pas de grande différence dans le style avec les portraits féminins de Largillierre et de Rigaud : on peut seulement y lire un peu plus de sobriété.

De François de Troy encore, le portrait de Boileau-Despréaux, (cat. P. Dr., n° 103), gravé en 1713, les deux portraits du Duc du du Maine (cat. P. Dr., nos 32 et 33), gravés respectivement en 1694 et 1703, ainsi que son Autoportrait (cat. P. Dr., n° 119), gravé vers 1700, font partie des quatre seuls portraits gravés à mi-corps par Pierre. Le style sobre, dépouillé d’artifices et pourtant expressif du peintre, apparaît surtout dans les portraits de Boileau-Despréaux et dans son Autoportrait. De Troy présente le premier dans une pose simple et souvent employée à l’époque, du modèle retenant son manteau de la main. L’attention est retenue par l’intelligence souriante et cet air de hauteur qui, l’un comme l’autre, se dégagent du visage de l’écrivain. Pour son autoportrait, il est évident que de Troy a appréhendé avec sincérité l’ensemble de sa personnalité : mise en lumière du visage du peintre laissant transparaître sérénité, concentration, bonté et une attitude globale empreinte de modestie que Drevet a très bien su traduire. Ce portrait, à lui seul, pourrait expliquer le style de François de Troy par rapport à celui de Nicolas de Largillierre et de Hyacinthe Rigaud, en le comparant au portrait de Jean Forest (cat. P. Dr., n° 106), d’après le premier et à l’autoportrait de Rigaud à la palette (cat. P. Dr., n° 117). Le portrait de Jean Forest, dans la simplicité de la pose sur un fond de paysage, offre moins de sévérité que l’autoportrait de François de Troy, par un coloris plus nourri que le graveur a mis en relief. Quant à l’autoportrait de Rigaud à la palette, l’artiste n’a pu s’empêcher de s’y mettre en scène, en couvrant son épaule d’un tissu de taffetas, et en garnissant un côté de la baie derrière laquelle il se tient, d’une tenture de velours. Cependant, son vague sourire, capté et rendu par Pierre, montre que le jeune artiste se joue de lui-même et du spectateur, sans doute pour mieux cacher sa sensibilité d’artiste lisible dans ses yeux.

Sur les dix portraits gravés par Pierre d’après Nicolas de Largillierre, on n’en trouve que trois en pied et deux autres aux genoux : les trois portraits de la famille du Président Lambert (cat. P. Dr., nos 92, 93, 99) ainsi que les portraits du peintre Jean Forest cité plus haut (cat. P. Dr., n° 106) et du greffier Mitantier (cat. P. Dr., n° 97). Ces portraits, qui présentent un style identique à celui de François de Troy ou de Rigaud, offriront à Pierre l’occasion de réaliser cinq chefs-d’œuvre. En effet, quelles différences trouver dans la composition entre le portrait de Nicolas Lambert et celui du Cardinal de Fleury (cat. P. Dr., n° 125/IV) ou celui de l’archevêque de Narbonne René-François de Beauvau du Rivau  (cat. P. Dr., n° 124/III), tous deux d’après Rigaud ? Ils sont représentés en tenue d’apparat correspondant à leur fonction, assis dans leur fauteuil, le fond du tableau orné d’une draperie. On remarque, cependant, que la draperie est traitée par Largillierre avec sobriété et que les accessoires sont limités au fauteuil et à la lettre que tient le président, alors que Rigaud s’investit davantage dans le rendu des drapés du rideau et des accessoires. Pierre aurait gravé d’après François de Troy des personnages en tenue d’apparat, le style n’en aurait pas été différent : on retrouve les mêmes tentures et lourds manteaux de velours, les mêmes accessoires dans l’œuvre de François de Troy 669 , on y distingue des similitudes dans la forme et le dessin mais la palette est différente.

Il en est de même en ce qui concerne les représentations féminines de Rigaud et de Largillierre, pour lesquelles les plus beaux atours sont de mise et dont la plupart d’entre elles sont présentées, dans l’œuvre de Drevet, en pied ou à mi-jambes. Une préoccupation identique aux trois peintres apparaît dans leur œuvre pour le décor, les accessoires  et les vêtements : fonds d’architectures, de verdures ou de draperies, multiplication des plissés des robes et des manteaux, décolletés profonds, la fleur d’oranger cueillie, portée en parure ou tressée en couronne, la présence d’un petit page noir pour mettre en valeur les carnations du modèle, animaux tels que carlin, oiseaux… 670 . Si la ressemblance du modèle est bien traitée par ces trois peintres, la pose en est généralement affectée et se trouve en accord avec vêtements et environnement. On retrouve ces caractéristiques dans les estampes de Drevet, depuis les portraits de Madame Lambert de Thorigny et de sa fille Madame de Motteville d’après Nicolas de Largillierre (cat. P. Dr., nos 93, 99), jusqu’aux portraits de Madame Desjardins (cat. P. Dr., n° 104), de Madame Keller (cat. P. Dr., n° 109) et de la Duchesse de Nemours (cat. P. Dr., n° 31), d’après Hyacinthe Rigaud, en passant par les portraits gravés sous la direction de Pierre : par Simon Vallée, Madame Catherine de Loison, d’après François de Troy, Madame Pécoil, d’après Hyacinthe Rigaud, et par Michel Dossier Madame Neyret de la Ravoye, d’après Hyacinthe Rigaud 671 . Les allégories sont parfois employées pour ces portraits féminins, en particulier pour ces trois derniers où madame Loison est représentée en Vénus, madame Pécoil en Flore et madame Neyret de la Ravoye en Pomone. Ces trois peintres ont tenté de rapprocher le genre du portrait de celui de la peinture d’histoire et de la comparaison de leurs styles il ressort que Rigaud est celui des trois qui a été le plus audacieux.

Au-delà de l’étude et de la comparaison des styles de ces trois peintres portraitistes et de leur incidence sur l’œuvre de Drevet, l’étude des portraits d’apparat gravés par ce dernier d’après Rigaud, mérite de s’y attarder davantage, car la plupart d’entre eux appartiennent au corpus de ses chefs-d’œuvre 672 .

Avant tous les autres, doit être cité Le portrait de Louis XIV en tenue d’apparat, gravé en 1712, qui a été pour Pierre l’immense opportunité de sa vie. Alors qu’il se trouve à l’apogée de son art, son œuvre est ponctué par la reconnaissance du roi qui lui commande la gravure du tableau de Rigaud pour la placer dans son cabinet 673 . Pierre met en œuvre sa science du dessin, l’habileté de son burin pour interpréter le chef-d’œuvre de Rigaud. Aucune platitude n’apparaît : le roi se détache adroitement du fond d’architecture à gauche et du fond de draperie à droite, l'agencement des lumières et des ombres permettant d’obtenir efficacement cette mise en valeur ; les tailles enrichies de courtes contre-tailles donnent du relief au manteau de velours ainsi qu’aux fleurs de lis brodées ; les milliers de petites entailles confèrent à la doublure du manteau la douceur et le moelleux de la fourrure d’hermine ; les tailles obliques et légères rendent le soyeux et la finesse des bas ; le burin est mené dans le sens du dessin pour exprimer la brillance du tapis de soie. Toute la science de Pierre est résumée dans ce portrait.

Contrairement aux déductions de madame Kirsten Ahrens à propos de l’architecture de l’arrière-plan de ce portrait gravé par Drevet 674 , on ne peut affirmer qu’il y a eu volonté d’agrandissement de la galerie du fond pour accroître l’image de grandeur et de puissance du roi dans la gravure, grandeur déjà inscrite dans le tableau de Rigaud. En effet, le graveur s’est servi, en partie, du dessin de Jean-Marc Nattier qui présente, par rapport au portrait du Louvre, une deuxième arcade incomplète. En outre, le format original du tableau était probablement, à l’époque, légèrement plus grand que celui du tableau qui se trouve actuellement au Louvre 675 . Pierre Drevet a donc eu un champ plus important à reproduire. De plus, la source de lumière n’a pas été inventée par Drevet : elle existe dans la peinture de Rigaud comme dans le dessin de Nattier. Si cette travée supplémentaire est très atténuée dans le dessin de Nattier comme elle devait l’être dans la composition de Rigaud, il est évident que son traitement par le burin lui donne, ainsi qu’à ses contours, légèrement plus de netteté que l’huile sur toile. L’utilisation d’une mise en scène exagérée de l’arrière-plan, aurait plutôt contribué à atténuer l’aura du personnage « qui allie ressemblance physique et morale au faste et à la puissance de la dignité monarchique 676  ». En fait, le dessein de mettre plus en valeur l’architecture de l’arrière-plan sur le cuivre que dans le portrait peint, pour asseoir davantage la souveraineté du monarque, n’apparaît pas dans la gravure. Pierre, ne disposant pas de la couleur, a su magnifiquement utiliser son burin sans trahir Rigaud.

Lorsque le roi a fait placer l’estampe dans son cabinet particulier, c’est parce-qu’elle était avant tout un chef-d’œuvre de gravure, offrant dès le premier regard, dans une grande unité, la représentation de la souveraineté monarchique française et sa préséance en Europe. Ce second chef-d’œuvre, après celui de Rigaud, pouvait être diffusé et adressé à toutes les cours européennes plus rapidement que des copies sortant de l’atelier du peintre et à moindres frais.

Si le portrait du roi a été une réussite pour Pierre, que dire du Portrait de la Duchesse de Nemours, d’après Rigaud (cat. P. Dr., n° 31), dont il a offert un tirage encadré à l’Académie en 1710, ainsi que nous l’avons vu plus haut et qui présente l’occasion d’une étude plus approfondie de l’œuvre. La princesse, en robe de cour, se tient assise, très droite dans son fauteuil, à la fois souriante et altière, amusée, semble-t-il, de l’occasion qui lui est donnée, à son âge, de se faire portraiturer. La pose pourrait sembler affectée, la princesse tenant d’une main sa couronne et de l’autre un pan de l’étole enserrant son visage ; en fait, par ce geste Rigaud explicite le rang d’une princesse du sang. Point de manteau aux drapés extravagants : seuls les larges lés de la robe sont répartis artistiquement sur le bras du fauteuil. Évidemment, l’arrière-plan est caractéristique du cadre d’un palais avec une base de colonne sur un socle et une draperie. Rigaud ne peint que la « pompe ordinaire » d’un membre de la famille royale. Son attention s’est portée, on le sent, sur l’étude psychologique du sujet : il a peint une femme de caractère au visage fin et intelligent, qui a connu vicissitudes et intrigues inhérentes à son rang. Le génie du graveur ― en dehors du portrait lui-même qui est d’un naturel parfait, ― a été de rendre vibrants ces différents tons, depuis les noirs profonds, jusqu’aux gris argent et aux clairs ombrés, en passant par toutes les sortes de gris moyens, à l’instar des touches et des tons déposés par le peintre. Cette pièce peut être considérée comme un chef-d’œuvre non seulement de la gravure au burin, mais de la gravure dans son ensemble. Van Hulst qualifie ainsi la planche de Drevet : « c’est un des plus parfaits morceaux que ce graveur ait faits 677  ».

Le pendant du portrait de Louis XIV (cat. P. Dr, n° 21), a été celui de son arrière-petit-fils Louis XV enfant, en tenue d’apparat (cat. P. Dr, n° 122/I), commencé par Rigaud en 1715, probablement après la mort du roi en septembre de la même année. Bien que les attributs soient identiques à ceux représentés dans le portrait de Louis XIV, on constate dans ce portrait de Louis XV, une recherche plus poussée de la fantaisie, qu’engendrent la pose assise du petit roi et les drapés plus libres du manteau. Sous les traits d’un enfant dont la majesté et l’autorité figurée par le doigt pointé ne sont pas équivoques, la royauté et l’absolutisme semblent charmants, laissant espérer un avenir engageant 678 . Pierre et son fils, probablement inspirés par la palette de coloris et de nuances de Rigaud, ont déployé tous les moyens propres à leur métier et à leur génie pour créer sur le cuivre les effets de la peinture.

Le morceau de réception de Pierre Drevet qui a donné lieu au portrait du premier architecte du roi, Robert de Cotte, ne peut être passé sous silence, malgré sa remise tardive à l’Académie en 1722, pour laquelle les interrogations suscitées ont été évoquées plus haut (cat. P. Dr., n° 56) 679 . Rigaud campe l’architecte debout, devant sa table, tenant un livre probablement d’architecture et montrant ses instruments de travail : feuillets, règle, compas. Le regard préoccupé mais vivant, l’architecte porte les yeux ailleurs. Le portrait peint est beau mais manque de cette humanité exprimée dans le portrait de la Duchesse de Nemours. Néanmoins, les deux diagonales du manteau aux nombreux drapés donnent génialement vie au personnage. Le portrait de Rigaud procurait donc à Pierre matière à manifester son talent, ce qu’il n’a pas manqué de faire : l’imposante perruque poudrée est traitée en tailles légères ou appuyées pour en faire émerger les boucles, les modelés formant le visage sont délicatement mis en relief selon ses tailles habituelles, le velours de l’habit et celui du manteau sont bien traduits, mais Pierre était rompu au traitement de cette texture depuis longtemps. Le morceau de bravoure a été de réaliser parfaitement un premier plan en léger raccourci, accompagné du revers de brocart sur la manche de velours, des manchettes en dentelles et des mains ; à cela s’ajoutent les sculptures de la table. Pierre a su donner à cette gravure le relief, l’éclat et la virtuosité que méritait le tableau de Rigaud et que requérait un morceau de réception à l’Académie.

L’importance du personnage que représente Maximilien Titon (cat. P. Dr, n° 64) 680 , dont le portrait a été brossé en 1688, peut être perçue dans le luxe de sa mise et du décor l’environnant. Néanmoins, le génie de Rigaud est d’avoir allié à ce luxe une attitude et une expression qu’il a su rendre naturelles. Ce portrait a été pour Pierre l’occasion d’illustrer dès 1690 ses qualités de coloriste.

Comment ne pas rester étonné de la hardiesse de Rigaud qui n’hésite pas en 1700, à déployer sur la surface du tableau, et en drapés compliqués, le grand manteau de l’ordre de Notre-Dame du Mont Carmel et de Saint-Lazare dont est revêtu le Marquis de Dangeau (cat. P. Dr, n° 58) 681 ? Certes, l’homme tenait son rang parmi les familiers du roi sans être pour autant de grande noblesse. Rigaud honore ici, avec une pointe d’humour, semble-t-il, l’opportunisme élégant d’un courtisan dont les faits d’armes et surtout l’intelligence, le vif esprit et la loyauté avaient rendu sa présence indispensable au roi. Il a pu également vouloir exalter la grandeur de l’ordre de Notre-Dame du Mont Carmel et de Saint-Lazare en particulier ou des ordres en général. Pierre a trouvé le moyen d’intepréter fidèlement Rigaud en se préservant des mises en valeur trop appuyées des ombres et des cassures des drapés trop accentuées, qui auraient pu conduire le rendu final de l’estampe aux confins du ridicule.

Abordant un style plus dépouillé, Rigaud représente le curé de Saint-Eustache, Léonard Delamet (cat. P. Dr, n° 71), vêtu de sa toge de docteur en théologie, assis dans un fauteuil à haut dossier. Les seuls attributs quelque peu luxueux introduits, sont le grand drapé descendant du haut du tableau et les deux pilastres placés de part et d’autre du sujet. Celui-ci offre un regard attentif et un sourire compatissant tout à fait naturels. Pierre a respecté la sobriété émanant du tableau ainsi que la mise en lumière du visage et des mains.

Dans l’œuvre de Pierre, les portraits en pied ou à mi-jambes, de personnages considérables présentés en armure par Rigaud, doivent être distingués parmi sa production de portraits d’apparat. Ils ont donné au graveur l’occasion d’affiner son savoir-faire par rapport aux contrastes issus des noirs et de l’éclat des objets métalliques. Sans nuire au portrait lui-même, délicatement gravé, ils mettent aussi en valeur les autres textures et le paysage. Ce sont tous des portraits d’une grande beauté.

Le premier d’entre eux a été en 1691 celui du Duc de Lesdiguières (cat. P. Dr, n° 47). Le jeune duc est présenté, de face, à l’âge de treize ans. Seuls le visage, la perruque et la main gauche émergent des larges drapés d’un riche et lourd manteau, doublé de peau de panthère, hommage rendu par Rigaud au dernier représentant de la prestigieuse dynastie des Bonne de Créqui. Pierre a pleinement respecté par des tailles adaptées, conduites selon sa manière, la volonté de Rigaud d’auréoler la jeunesse du prince de la gloire de ses ancêtres, en traduisant la fraîcheur du visage et la légèreté de la perruque en opposition avec la richesse et l’ampleur du vêtement.

Dans le même esprit, mais avec encore plus d’éclat, Rigaud célèbre la gloire du Maréchal de Villars (cat. P. Dr, n° 53), intrépide serviteur du roi : les savants drapés du manteau doublé d’hermine, enveloppant la fière stature du maréchal, semblent gonflés par le souffle des glorieuses batailles. Le burin de Pierre a interprété la fougue et le courage traduits par Rigaud : les tailles se font légères pour la mise en lumière du visage, respectant sa détermination ; solitaires, elles épousent le dessin ou se croisent et s’entrecroisent jusqu’à entailler profondément le cuivre, pour la mise en relief des différentes textures : faille du grand cordon, dentelle du col, velours et fourrure du manteau, métal de la cuirasse, fond de bataille, ciel nuageux… Si Rigaud a su, en un seul portrait, exalter le tempérament et la figure d’un homme dont la vie a été consacrée loyalement et glorieusement au service de Louis XIV, Pierre, lui, a totalement respecté le style du peintre.

Le portrait du chambellan du roi du Danemark Christian de Guldenleu, brossé en 1696(cat. P. Dr, n° 40), présente un style analogue à celui des portraits du Grand Dauphin (cat. P. Dr, n° 27), du Duc de Bourgogne (cat. P Dr., n° 28) et de Louis Alexandre de Bourbon, Comte de Toulouse (cat. P. Dr., nos 36, 37), peints respectivement en 1701, 1703 et 1714 : les trois sujets sont représentés sur un fond de paysage de guerre, en armure, ceints de l’écharpe de commandement, de trois-quarts, le regard de face, la perruque descendant très bas dans le dos. En ce qui concerne l’interprétation de Pierre, les trois princes sont présentés inscrits dans un ovale, tandis que le portrait de Guldenleu investit le rectangle du cuivre. Ce portrait rejoint les quatre autres au sommet d’un art de l’interprétation sur le cuivre réunissant nuances, contrastes et profondeur de champ.

Si le portrait du petit-fils de Louis XIV par sa mère légitimée de France, Louis-Henri de Bourbon, prince de Condé (cat. P. Dr., n° 29), d’après Pierre Gobert,n’a été gravé par Pierre, qu’à mi-corps et enchâssé dans un ovale, en revanche, le portrait de son cousin François-Louis de Bourbon, prince de Conti (cat. P. Dr., n° 30), d’après Rigaud, a été gravé en pied. Il présente le faste ostentatoire, proche de l’extravagance, voulu par le peintre pour décrire l’importance du personnage. On doit en effet noter que le prince avait commandé son portrait en 1697, avant son accession, croyait-il, au trône de Pologne. Le portrait devait être à la hauteur de cette ambition. Malheureusement arrivé à Dantzig, le prince appris que l’Électeur de Saxe venait de s’autoproclamer roi de Pologne et de se couronner devant une assistance plus allemande que polonaise 682 . En 1700, Pierre grave le portrait qu’il dédicace au prince.

Notes
666.

Voir Brême 1997.

667.

Voir catalogue des Gravures réalisées par les élèves de Pierre Drevet, sous sa conduite ou achevées par lui.

668.

Ibid.

669.

Voir au musée de Versailles, le portrait du marquis de Torcy, Jean-Baptiste Colbert.

670.

Brême 1997. Nombreuses représentations féminines par François de Troy.

671.

Voir dans cette étude, le Catalogue des planches gravées sous la conduite de Pierre Drevet.

672.

Le nombre des portraits d’apparat gravés par Pierre d’après Rigaud s’élève à dix-huit.

673.

Mariette 1740-1770,III, f° 46 v°, n° 31.

674.

Ahrens 1990, pp. 213-226.

675.

O’Neil 1984, p. 682.

676.

Voir notice par Thierry Bajou dans le Portrait dans les collections des musées Rhône-Alpes, 2001, pp. 115-118, n° 9.

677.

Dussieux 1854, II, p. 185.

678.

Voir IIe partie, V, n° 1, Les dernières productions de Pierre Drevet et sa collaboration avec Pierre- Imbert.

679.

Voir IIe partie, II, n° 3 : Les relations de Pierre Drevet avec l’Académie royale de peinture et de sculpture.

680.

Voir IIe partie, p. 54 : Les première gravures de Pierre Drevet éditées chez Girard Audran.

681.

Voir IIe partie, p. 74 : La production de Pierre Drevet à l’apogée de son talent.

682.

La Force (de) 1948, pp. 136-145.