La discrimination endogène de prix

La compréhension des ajustements de prix entre pays est nécessaire pour la compréhension de la transmission internationale des chocs monétaires. Les écarts de prix entre pays sont persistants, et la loi du prix unique ne s’applique pas pour la plupart des produits comme nous avons déjà vu (Rogers et Jenkins, 1995), (Verboven, 1996). Ce point de vue est partagé par Rogoff (1996), qui montre que la loi du prix unique ne s’applique pas non plus dans les zones où le libre échange est instauré depuis plusieurs années. La loi du prix unique ne s’applique pas non plus à l’intérieur de certains pays (Engel et Rogers, 1996) comme nous avons déjà vu, mais les déviations à cette loi sont plus importantes au niveau international qu’au niveau local.L’expérience montre que les prix répliquent parfois légèrement aux variations de change. La répercussion des variations du taux de change est alors incomplète et partielle à cause notamment des ajustements des taux de marge des marchés destinataires et du comportement PtM des entreprises.

Durant ces dernières années, les chercheurs en économie internationale ont consacré une partie de leurs efforts à l’étude des interactions macroéconomiques à l’aide de modèles d’équilibre général avec prix et salaires rigides. La littérature a atteint une nouvelle étape dans l’étude des politiques de stabilisation en économie ouverte, permettant ainsi de mieux comprendre la transmission des chocs monétaires et réels. Cependant, le développement théorique est entravé par le manque de modèles explicites sur la discrimination endogène de prix et sur la transmission des variations de change. Corsetti et Dedola (2003) ont franchi un pas dans cette direction en développant un modèle d’équilibre général à deux pays avec des salaires nominaux rigides et une concurrence monopolistique, où les firmes fixent un prix de vente différent dans chaque pays. Ce modèle, qui ne comprend pas d’échange d’actifs financiers, étudie la transmission internationale des chocs monétaires et réels et rapproche la théorie en macroéconomie ouverte des faits stylisés en économie internationale 95 . Pour ces deux chercheurs, la vente de biens échangeables requiert l’existence de biens non-échangeables, car l’élasticité–prix de la demande des exportations dépend du taux de change. Corsetti et Dedola précisent que « les firmes monopolistiques, qui cherchent à maximiser leurs profits, fixent une différence entre les prix de vente de détail et de gros dans les différents pays, et cela provoque d’importantes déviations à la loi du prix unique et entraîne une répercussion incomplète des variations de change sur les prix des importations » 96 . D’après ce raisonnement, la dépréciation de la monnaie détériore les termes de l’échange et le taux de change, et les termes de l’échange peuvent être plus volatils que les fondamentaux. Les grands écarts entre les taux de change, nominal et réel, se traduisent en de légères différences dans la consommation, dans le travail, et dans le niveau des prix.

Le modèle de Corsetti et Dedola (2003) est à notre connaissance le premier article étudiant la segmentation des marchés résultant d’une intégration « verticale » entre producteurs et distributeurs installés sur des marchés différents. L’intégration verticale correspond à la présence de détaillants en amont, permettant aux entreprises monopolistiques en aval de fixer des prix différents pour les commerçants nationaux et étrangers, à condition bien-sûr que l’arbitrage ne soit pas possible entre les marchés de détail et de gros. Cette intégration est la raison pour laquelle la loi du prix unique ne tient pas. La modélisation de Corsetti et Dedola apporte de nouvelles conclusions et ouvre une nouvelle perspective pour l’analyse macroéconomique. Elle soulève aussi avec beaucoup d’originalité l’importance de la discrimination internationale de prix dans l’étude des économies ouvertes 97 .

Les entreprises verticalement intégrées contrôlent les stades successifs de production de leurs produits et n’ont pas besoin d’acheter les facteurs de production auprès d’autres entreprises, nationales ou internationales, ou même d’avoir recours aux services de telles entreprises pour distribuer leurs produits au niveau national ou à l’étranger 98 . Le choix d’une intégration verticale est une décision stratégique qui peut être motivée par des raisons d’ordre financier ou commercial. Certaines entreprises adoptent ce comportement pour mieux contrôler le processus de production et de distribution de leurs produits. D’autres entreprises adoptent un comportement d’intégration partielle, en contrôlant uniquement le processus de production ou le système de distribution commerciale. Dans tous les cas de figure, le recours à l’intégration verticale est essentiellement motivé par la volonté des entreprises de réduire leurs coûts. Cependant, ce choix n’est pas facile et engendre un certain nombre de coûts et d’avantages.

D’un côté, la décision d’une entreprise de produire par elle-même ses facteurs de production peut s’avérer une mauvaise décision, surtout lorsque l’entreprise manque de savoir-faire dans le domaine visé. Les coûts de surveillance et de gestion augmentent aussi dans une entreprise intégrée. Les études empiriques montrent que la corrélation est positive entre les coûts d’organisation et la taille d’une entreprise. Le recours au marché est parfois préférable à l’intégration verticale. Les montages financiers et juridiques sont de même complexes en cas d’intégration verticale, puisqu’il faut lancer une offre publique d’achat ou d’échange pour les entreprises cotées et obtenir l’accord des autorités de tutelle, ou engager de longues et dures négociations dans le cas d’entreprises non cotées, etc.

D’un autre côté, l’intégration verticale élimine les coûts de transactions inter-sociétés liés à l’achat et à la vente de produits tels que la négociation et le respect des contrats conclus ou les interventions répétées des autorités publiques en terme de contrôle des prix (le blé au Liban, l’acier aux Etats-Unis, etc.). Elle garantit un approvisionnement régulier en facteurs de production et un accès assuré à une ressource importante pour l’entreprise (Chandler, 1977), en réduisant en même temps les retards dans la livraison et en évitant les hausses non-anticipées de prix par les fournisseurs. L’intégration verticale donne aussi aux entreprises la possibilité de transférer des profits d’une unité située dans un pays à forte imposition à une autre unité située dans un pays à faible imposition. Elle accroît par ailleurs le pouvoir de marché de l’entreprise et lui permet d’affaiblir le pouvoir de marché d’un fournisseur.

En incorporant l’intégration verticale entre producteurs nationaux et distributeurs nationaux et étrangers dans l’étude de la transmission internationale des chocs monétaires et réels, de nouveaux résultats apparaissent. Mais avant d’exposer ces résultats, nous présentons le modèle de discrimination endogène de prix.

Dans ce modèle, l’économie mondiale est composée de deux pays de taille égale notés (H) et (F). Chaque pays est spécialisé dans la fabrication d’un seul type de biens échangeables fabriqué en plusieurs variétés ou « marques ». Les marques nationales de biens échangeables sont indexées par (h), et les marques étrangères par (f). De plus, chaque pays produit une série de « biens différenciés non-échangeables » indexés par (n) Є [0, 1]. Les biens non-échangeables sont, soit consommés, soit utilisés dans la fabrication de biens intermédiaires échangeables (h) et (f) disponibles pour les consommateurs de Nation. Les firmes fabriquant des biens échangeables et non-échangeables sont des fournisseurs monopolistiques d’une seule marque seulement. Les ménages/travailleurs nationaux sont indexés par (j), et les ménages/travailleurs étrangers par (j*). Les firmes travaillant dans la distribution sont soumises à la concurrence pure et parfaite. Elles achètent des produits échangeables et les revendent aux consommateurs en utilisant des produits non-échangeables comme seul intrant de production. Les fonctions de production des biens domestiques échangeables et non-échangeables sont les suivantes.

Yt(h) = ZH, t [01Lt(h, j)(ф–1)/ф dj](ф–1)/ф

Yt(n) = ZN, t [01Lt(n, j)(ф–1)/ф dj](ф–1)/ф

[Y(h)] correspond au revenu total d’un bien échangeable différencié (h), [L(h, j)] à la demande d’un intrant de travail de type (j) par le producteur du bien (h), [Y(n)] à la production totale d’un bien non-échangeable différencié (n), [L(n, j)] à la demande de l’input de travail (j), (ф) à l’élasticité de substitution des intrants de travail, et (Z) aux paramètres de productivité spécifiques au secteur. Fournir une unité d’un bien échangeable requiert (η) unités d’un panier de biens non-échangeables.

η = [01η(n)(θ–1)/θ dn]θ/(θ–1)

L’utilité de vie anticipée (U) de l’agent domestique (j) est définie par l’équation suivante.

Ut(j) = Et ∑βτ–t U[Cτ(j), Mτ(j)/Pτ, lτ(j), Ωτ]

τ = t

(β < 1) est le taux d’escompte, (U) l’utilité instantanée qui varie dans le même sens que l’indice de consommation [C(j)] et des encaisses réelles [M(j)/P] et en sens inverse de l’effort de travail fourni [l(j)], (Ωt) les variables aléatoires de l’utilité instantanée. Les ménages consomment tous les types de produits non-échangeables et les deux types de produits échangeables. [Ct(n, j)] est la consommation de l’agent (i) à l’instant (t) de la marque (n) du bien non-échangeable. [Ct(h, j)] et [Ct(f, j)] sont les consommations du même agent des marques, nationale (h) et étrangère (j). Pour chaque type de bien, une marque est un substitut imparfait de toutes les autres marques, et l’élasticité de substitution est constante (θ > 1). La consommation de produits nationaux et étrangers de l’agent domestique (j) est définie par les équations suivantes.

CN, t(j) ≡ [01Ct (n, j)(θ–1)/θ dn]θ/(θ–1)

CH, t(j) ≡ [01Ct (h, j)(θ–1)/θ dh]θ/(θ–1)

CF, t(j) ≡ [01Ct (f, j)(θ–1)/θ df]θ/(θ–1)

Les indices de prix de consommation basés sur l’utilité sont les suivants.

PH, t(j) = [01 (pt(h))(1– θ )dh]1/(1– θ )

PH, t*(j) = [01 (pt*(h))(1–θ)]1/(1–θ)

[pt(h)] et [pt*(h)] désignent les prix de détail des marques (h) en monnaies, nationale et étrangère. Les indices de prix des biens échangeables sont les suivants.

PT, t = (PH, t)1/2 (PF, t)1/2

PT, t* = (PH, t*)1/2 (PF, t*)1/2

L’indice des prix à la consommation est le suivant.

PT = PT, t γ PN, t 1–γ

PT* = (PT, t*)γ (PN, t*)1–γ

L’offre d’obligations internationales est nulle.

01BH, t(j)dj + 01BH, t*(j*)dj* = 0

01BF, t(j)dj + 01BF, t*(j*)dj* = 0

Ainsi, (BH, t = –BH, t*) et (BF, t = –BF, t*). La contrainte budgétaire nationale est la suivante.

01[Mt(j) – Mt–1(j)]dj + 01Tt(j)dj = 0

Les revenus de seigneuriage sont remboursés aux ménages. Afin de caractériser la politique monétaire, Corsetti et Dedola définissent une variable (μt) tel que :

1/μt = β(1 + it+1)Et (1/μt+1)

Le gouvernement affecte le stock d’actifs monétaires domestiques en contrôlant le taux d’intérêt à court terme (it+1). Pour Corsetti et Dedola (2003) « l’expansion monétaire nationale à l’instant (t) conduisant à (i t+1 ) est associée à une variable (μ t ) plus élevée » 99 . Les travailleurs ont un pouvoir monopolistique. Ainsi, pour les deux chercheurs, « lorsqu’ils fixent leur salaire nominal, ils sont prêts à fournir n’importe quelle quantité de travail demandée par les entreprises et ce tant que le salaire réel est supérieur à la désutilité marginale de travail » 100 .

Quels sont les résultats qui découlent de l’intégration verticale entre producteurs nationaux et distributeurs nationaux et étrangers dans l’étude de la transmission internationale des chocs monétaires et réels ?

En premier lieu, lorsque les firmes ajustent leurs taux de marge aux fluctuations de la demande ou lorsqu’elles adoptent un comportement de PtM, la transmission des variations de change n’est pas totale.

En deuxième lieu, les prix des biens non-échangeables varient inversement à la productivité du secteur correspondant. Les frais de vente provoquent un écart entre le prix du producteur et le prix du consommateur.

En troisième lieu, l’arbitrage peut entraver la discrimination optimale de prix entre les détaillants nationaux et étrangers, car si les producteurs de Nation fixent un prix de détail sur le marché intérieur inférieur au prix de gros sur le marché extérieur, les revendeurs sur le marché étranger achètent le produit sur le marché domestique. Pour Corsetti et Dedola, « les marchés peuvent être segmentés par pays. Cette supposition peut être expliquée facilement à l’aide d’un système de distribution sélective et exclusive dans lequel le manufacturier peut choisir ses revendeurs et leur imposer de revendre la production uniquement aux acheteurs finaux. La régulation 123 / 85 de la Commission Européenne permet quelque marge dans l’exercice de ces pratiques dans l’Union Européenne (Goldberg et Verboven, 2001) » 101 .

En quatrième lieu, les frais de vente ne provoquent pas seulement des déviations à la loi du prix unique, mais exercent aussi des effets sur le degré de report des variations de change.

En cinquième lieu, comme les prix sont flexibles à long terme et la monnaie est neutre, les salaires relatifs ne réagissent pas aux chocs monétaires anticipés. Une expansion monétaire permanente provoque une hausse du taux de change nominal. Cette dépréciation franchit le niveau du taux de change à long terme. Cette constatation n’est pas directement comparable à la sur-réaction de Dornbusch, car la parité non couverte de taux d’intérêt ne s’applique pas dans une économie où il n’y a pas d’échange d’actifs financiers. La dépréciation de la monnaie détériore les termes de l’échange. Ainsi, malgré le faible report des variations de change en cas discrimination de prix, la transmission internationale des chocs monétaires provoque un détournement de la demande étrangère vers la production nationale. Le choc monétaire permanent n’affecte ni les taux d’intérêt intérieurs, ni les taux d’intérêt étrangers.

En sixième lieu, lorsque la dépréciation de la monnaie est forte, les firmes nationales fixent un prix de gros étranger égal au prix de détail domestique.

En septième lieu, les chocs nominaux ont des effets réels à cause seulement des rigidités nominales. Si nous excluons les contrats de salaires, les chocs nominaux n’affectent pas les salaires relatifs, et la répercussion des variations de change est totale.

En huitième lieu, il existe une multitude d’équilibres à cause notamment de la distribution. La multiplicité d’équilibres est un cadre important qui requiert plus de recherche sur les deux plans, empirique et théorique, et pose un certain nombre de questions sur la structure des politiques de stabilisation au niveau national et international. Cette multiplicité d’équilibres peut s’expliquer par la concurrence imparfaite et par les élasticités des demandes d’exportation et d’importation non linéaires aux cours de change. Les caractéristiques particulières des équilibres asymétriques éclairent les implications de la discrimination internationale de prix. Ainsi, chaque pays améliore ses termes de l’échange et maintient un plus grand volume d’importations. Cela accroît la consommation. Les prix sont inférieurs à leur niveau d’équilibre, « mais comme la répercussion des variations de change est incomplète, la différence reflète seulement une petite fraction de la grande variation du taux de change nominal » 102 . A travers les différents équilibres, la consommation et le travail diffèrent légèrement par rapport à l’ampleur des différences dans les taux de change. En cas d’équilibres multiples, les déviations à la parité de pouvoir d’achat peuvent découler des anticipations des agents économiques portant sur l’un ou l’autre des équilibres possibles. De même, les chocs monétaires ou réels peuvent modifier la position de l’économie, qui passe d’un équilibre unique à une multitude d’équilibres, et vice versa. Afin d’écarter la multiplicité d’équilibres, Corsetti et Dedola proposent de limiter les variations des taux de change.

En neuvième lieu, indépendamment du secteur dans lequel ils se produisent (biens échangeables ou non-échangeables), les chocs de productivité nationale provoquent une dépréciation nominale et réelle de la monnaie. Dans le cas d’un choc réel de productivité dans le secteur des biens échangeables, les termes de l’échange se déprécient. Dans le cas d’un choc réel de productivité dans le secteur des biens non-échangeables, une détérioration et une amélioration des termes de l’échange se produisent. L’amélioration est due à la baisse des frais de distribution, qui accroît l’élasticité–prix de la demande domestique des produits étrangers et réduit le prix de vente optimal fixé par les grossistes étrangers.

En dernier lieu, dans le cas de partage total des risques entre les agents financiers et les différents pays, les chocs de productivité dans Nation améliorent le bien-être domestique (la consommation nationale augmente et le travail domestique diminue), alors que les chocs de productivité étrangère réduisent le bien-être domestique (la consommation nationale n’est pas affectée et le travail domestique augmente). L’effet sur le bien-être mondial d’une amélioration de la productivité dans le secteur des biens échangeables est ambigu : les agents domestiques finissent par travailler plus, mais consomment plus aussi !

Schéma (3) : Effets d’un choc de productivité dans le secteur des biens non-échangeables
Schéma (3) : Effets d’un choc de productivité dans le secteur des biens non-échangeables
Notes
95.

Notamment le fait qu’il existe de grandes divergences de prix à l’international.

96.

Corsetti et Dedola (2003), dans le « Résumé » de l’article.

97.

Pour un survol de la littérature sur la discrimination de prix, voir Wilson (1993), Tirole (1988) et Varian (1988).

98.

L’absence d’intégration verticale n’empêche pas bien entendu les entreprises de conclure des contrats à long terme avec leurs partenaires commerciaux. On parle de restrictions verticales jouant souvent le rôle de l’intégration verticale.

99.

Corsetti et Dedola (2003), page 12.

100.

Corsetti et Dedola (2003), page 13.

101.

Corsetti et Dedola (2003), page 16.

102.

Corsetti et Dedola (2003), page 23.