2.3. L’aléa moral

La réflexion sur les asymétries d’information et les contrats consiste à trouver les clauses contractuelles permettant de conclure des transactions dans un tel contexte. L’information asymétrique influence l’équilibre du marché, car elle conduit à un état où l’utilisation des ressources est moins efficiente que lorsque l’information est parfaite et symétrique (Akerlof, 1970). Stiglitz (1976) utilise le modèle d’Akerlof et montre qu’un équilibre peut être caractérisé par un excès d’offre ou de demande.

L’étude du marché des voitures d’occasion, connue sous le nom du « marché des tacots » (Akerlof, 1970), est l’exemple le plus connu de l’information asymétrique sur le marché des biens. Sur le marché des automobiles d’occasion, seul le vendeur connaît la qualité réelle d’un véhicule à la vente, et l’acheteur potentiel craint de tomber sur un « tacot », c’est-à-dire une voiture de mauvaise qualité. Les vendeurs auront tendance à refuser de vendre les bons véhicules au prix d’équilibre. A ce prix, ils vont proposer le tout-venant. Les mauvais véhicules vont progressivement chasser les bons du marché, et le risque est de plus en plus élevé de tomber sur un tacot et de faire de la sélection adverse. Pour se protéger contre le risque de se faire abuser, l’acheteur n’a pas le choix. Il va accepter de proposer un prix bien plus élevé que le prix d’équilibre du marché. Il contribuera ainsi au déséquilibre du marché des biens. Ainsi, lorsque les acheteurs sont mal informés et que les vendeurs détiennent l’information nécessaire, l’existence même du marché est remise en cause ou seuls les produits de très basse qualité peuvent être vendus.

Sur le marché du travail, il y a asymétrie d’information entre le salarié, qui sait ce qu’il vaut et qui gère l’intensité de son effort, et l’employeur, qui ne peut évaluer entièrement son salarié ni le surveiller en permanence. Liebenstein (1957) montre que le salarié dispose d’un certain pouvoir de marché. L’exemple le plus connu des effets de l’aléa moral est celui d’une entreprise qui cherche à recruter un cadre de haut niveau. L’annonce d’une offre de travail à salaire peu attractif attire en général les employés peu qualifiés. Pour inciter les bons candidats à postuler, l’entreprise doit être en mesure d’offrir un salaire élevé. Plus le niveau de la rémunération proposée est élevé, plus le nombre de candidats augmente. Cette méthode permet à l’entreprise, qui n’est pas en mesure d’évaluer à priori la qualification des candidats, d’attirer un grand nombre de postulants à travers un niveau de salaire élevé. L’équilibre qui résulte est caractérisé par une rémunération plus importante et par un excès d’offre de travail. Cette méthode, connue en économie sous le nom de la « théorie du salaire incitatif » (ou « théorie du salaire d’efficience »), montre que l’équilibre sur le marché du travail est caractérisé par un taux de salaire supérieur à celui qui prévaudrait en l’absence d’asymétrie d’information.

Dans le domaine des services, en particulier dans le secteur de l’assurance automobile, l’information y est asymétrique dans la mesure où les compagnies d’assurance, contrairement à l’assuré, ignorent à priori si elles ont affaire à un bon ou à un mauvais conducteur (Rothschild et Stiglitz, 1976). Elles auront donc tendance à exiger une prime « moyenne », qui fera l’affaire des mauvais conducteurs mais fera fuir les bons, qui estiment mériter une prime allégée. Les mauvais conducteurs chassent les bons (Fagart et Chopin, 2003). Les compagnies se retrouvent progressivement avec de plus en plus de mauvais conducteurs et sont obligées d’augmenter les primes jusqu’à ce que les conducteurs « moyens » fuient et que les compagnies fassent faillite. Cependant, une solution est possible dans ce cas. Les offreurs de contrats, ignorant le risque réel présenté par les demandeurs, peuvent leur offrir une gamme de contrats qui les incite à révéler leurs caractéristiques selon les choix qu’ils feront. Le principe est de construire des contrats combinant des niveaux différents de prime et de franchise afin de conduire les individus à se classer en fonction de leur risque. Les compagnies qui ont le pouvoir de fixer leurs prix adoptent dans ce cas une tarification discriminatoire où la prime d’assurance est faible et la franchise élevée pour les agents à faible risque, et la prime élevée et la franchise faible pour les agents à haut risque. Cependant, les agents à faible risque restent perdants car ils ne peuvent obtenir une prime faible et une franchise faible. En règle générale, les perdants sont toujours les bons produits ou les bons agents.

Okun et Phelps présentent une analyse en terme de « marché de clientèle » et concluent à l’émergence spontanée d’une rigidité des prix en tant que réponse rationnelle du vendeur à une situation d’information asymétrique et coûteuse pour les acheteurs. Les marchés de clientèle sont des marchés sur lesquels les achats sont répétitifs (biens alimentaires par exemple). Les offreurs sont en concurrence, mais les acheteurs ont des habitudes et restent fidèles à leurs fournisseurs. Une hausse des prix au-delà d’une certaine limite fera fuir les clients, et une baisse des prix n’attirera de nouveaux clients que très lentement. L’intérêt du distributeur n’est pas de suivre les fluctuations du marché mais de maintenir ses prix et, ce faisant, il participe à la rigidité des prix.

Sur les marchés des crédits, le créancier est toujours moins informé que le débiteur sur les perspectives de rendement de l’investissement et les capacités de remboursement. Pour Stiglitz et Weiss (1981), le fonctionnement du marché du crédit est caractérisé, d’un côté par un « prix du crédit » et un taux d’intérêt imparfaitement flexibles, d’autre côté par des rationnements quantitatifs. Au niveau mondial, de nombreux économistes réclament la réforme du système financier international. Ces économistes recommandent l’introduction de mesures visant la réduction des incitations données aux emprunteurs et aux prêteurs, qui les encouragent à prendre des risques en sachant qu’ils bénéficieront de mesures de sauvetage au cas où ils se trouveraient dans l’incapacité d’honorer leurs obligations. Dans ce sens, le rôle du FMI dans l’encouragement aux prises de risques n’est pas négligeable. En établissant un niveau supplémentaire de garantie gouvernementale, le concours du FMI favorise les prises de risques, tout particulièrement de la part des grands établissements financiers. Les opérations de sauvetage du FMI protègent ces établissements contre le risque élevé que comportent les prêts aux économies naissantes dotées d’un système bancaire vulnérable. Les économies de marché embryonnaires se retrouvent de ce fait avec un système financier extrêmement précaire où le risque est subventionné et l’exposition au risque de change importante. Pour réduire l’aléa moral résultant de ce type de comportement, les économistes proposent de limiter les fonds octroyés au FMI. Ceci aura pour conséquence de réduire le nombre d’opérations de sauvetage et de faire en sorte qu’on ne puisse plus compter sur elles à l’avenir. Une autre mesure possible pour la réduction de l’aléa moral est l’adoption de taux d’intérêt aux conditions du marché et ajustés en fonction du risque 160 . Les banques peuvent à leur tour encourager les entreprises à davantage de prise de risque. D’après Chevalier et Hirsch (1982), cette situation les « mêlent » à l’insolvabilité de certaines firmes, soit parce qu’elles ont « supprimé trop rapidement des crédits qu’elles leurs consentaient (risque de « dénonciation abusive »), soit qu’elles aient, au contraire, maintenu et augmenté l’encours de crédit accordé à une entreprise devenue trop fragile et ainsi soutenu celle-ci en portant tort aux autres créanciers de cette entreprise » 161 .

L’asymétrie de l’information et l’aléa moral sont-ils inévitables ? La viscosité des prix est-elle définitive ? Deux explications peuvent donner quelque espoir. En premier lieu, lorsque les transactions sont inscrites dans la durée (contrat de travail, relations fidèles avec un médecin, etc.), le principal (l’employeur, le patient, etc.) accumule des informations sur l’agent (le salarié, le médecin, etc.), et l’information devient de moins en moins asymétrique. En second lieu, sur un marché oligopolistique, les intervenants apprennent à se connaître et leurs abus éventuels sont largement diffusés. Les associations de consommateurs constituent à titre d’exemple, par leur puissance médiatique, une menace permanente pour les entreprises. Le prix exagéré des messages SMS et la non baisse des primes d’assurance automobile malgré la nette diminution des accidents mortels sur les routes sont des exemples souvent cités en microéconomie.

Notes
160.

Le FMI octroie en général ses prêts à des taux d’intérêt subventionnés, ce qui encourage la prise de risques.

161.

Chevalier et Hirsch (1982), page 57.