De la dollarisation à la fixité de change, en passant par le pass-through

La dollarisation, qui est la principale caractéristique financière de l’économie d’un grand nombre de pays émergents, pose deux problèmes. D’une part, elle est un obstacle à la conduite de la politique monétaire et à la désinflation 368 . D’autre part, elle accroît la transmission des variations de change aux prix à l’importation. Cette crainte de voir les prix varier avec les fluctuations du taux de change renforce la peur du flottement des économies fortement dollarisées et les pousse à adopter un régime de change fixe.

La hausse du pass-through aux prix à l’importation en économie dollarisée est vérifiée par Reinhart, Rogoff et Savastano (2003), qui étudient plusieurs catégories d’économies dollarisées et montrent, pour la période allant de janvier 1996 jusqu’en décembre 2001, que « le pass-through du taux de change aux prix est plus important dans les économies où le taux de dollarisation est très élevé » 369 . D’après leur étude, le Liban fait partie du groupe des pays les plus dollarisés au monde (nous reviendrons sur cette question dans la Section III). Les auteurs affirment que la peur du flottement trouve sa raison d’être principale « dans le taux élevé de pass-through, qui est la principale raison pour laquelle les banques centrales des pays émergents montrent peu de tolérance à l’égard des importantes variations du taux de change » 370 . Les régimes de change étudiés par Reinhart, Rogoff et Savastano montrent à leur tour que la relation est forte entre la peur du flottement et le degré de dollarisation de l’économie. A partir des régressions de pass-through, ils montrent que, plus le degré de dollarisation de l’économie est élevé, plus la flexibilité du taux de change est faible, et plus la peur du flottement est exprimée. Cette thèse est aussi soutenue par Calvo et Mishkin (2003) pour qui « les décideurs des économies émergentes sont très sensibles au taux de change parce que la plus grande partie de ces économies sont sujettes à un coefficient de pass-through très élevé ; de sorte à ce que la dévaluation conduit à l’inflation » 371 . Gonzalez (2000) et Hausmann, Panizza et Stein (2001) défendent à leur tour ce point de vue.

L’association de la dollarisation à la peur du flottement résulte du travail de la nouvelle littérature sur la dollarisation des engagements. Selon cette théorie, la dette en monnaie étrangère du secteur privé (« liability dollarization ») conduit les économies dollarisées à ne pas tolérer les grandes variations du taux de change, « sans tenir compte des effets adverses que ces changements peuvent avoir sur les bilans sectoriels et, en conséquence, sur le revenu agrégé » 372 . Pour Calvo et Reinhart (1999), « la plupart des économies de marché émergentes pratiquent une dollarisation partielle (elles dollarisent au moins les engagements), et il est rare qu’elles fassent complètement abstraction de la forte instabilité du taux de change » 373 . Ces deux arguments se renforcent mutuellement. La dollarisation partielle accroît le coût de l’instabilité du taux de change et pousse la banque centrale à intervenir sur le marché pour contrôler les fluctuations du taux de change nominal. Calvo et Reinhart affirment que « la peur du flottement peut être si aiguë que le taux de change reste longtemps fixe » 374 . En revanche, la peur du flottement induit une dollarisation plus forte des engagements, créant ainsi un cercle vicieux dont il est difficile de sortir. En outre, la peur du flottement survient partout où les entreprises intérieures utilisent des matières premières ou des marchandises étrangères. C’est le cas du Liban qui a une balance commerciale historiquement déficitaire et où les importations représentent à peu près 7 fois les exportations.

Dans le cas libanais, que nous étudierons plus en détail dans la Section (III), le régime de change fixe peut être attribué, comme pour les autres pays émergents, à la forte transmission des variations de change aux prix à l’importation (due à la forte dollarisation de l’économie) et à la dollarisation des engagements des deux secteurs, public et privé. Ces craintes, soutenues par l’expérience inflationniste des agents économiques publics et privés entre 1984 et 1992, ont poussé les autorités monétaires depuis 1992 à adopter un régime de change fixe dollar – livre libanaise.

Notes
368.

Cette vision, partagée par un grand nombre d’économistes dont Balino, Bennett et Borensztein (1999), Ortiz (1983), Ramirez–Rojas (1985), etc., est établie sur la base des résultats théoriques de la littérature portant sur la substitution entre les monnaies. La plupart de ces études portent sur la dollarisation dans des pays émergents (notamment en Amérique latine) en période de forte inflation. L’hypothèse en question est critiquée par Reinhart, Rogoff et Savastano (2003), qui montrent que, contrairement aux avancées de la littérature, la dollarisation n’entrave pas le contrôle monétaire et la désinflation.

369.

Reinhart, Rogoff et Savastano (2003), page 38.

370.

Reinhart, Rogoff et Savastano (2003), page 51.

371.

Calvo et Mishkin (2003), page 22.

372.

Reinhart, Rogoff et Savastano (2003), page 21.

373.

Calvo et Reinhart (1999), page 1.

374.

Calvo et Reinhart (1999), page 3.