La crise de liquidité

L’une des caractéristiques principales du système financier libanais des années 1960 est la distribution des dépôts bancaires sur un grand nombre de banques 415 . Cela a conduit à une situation où les dépôts par institution bancaire étaient restreints. Seules quelques banques possédaient un total de dépôts dépassant les 100 millions de livres, malgré le fait que le secteur bancaire était caractérisé par l’importance de ses dépôts (en hausse continue).

Une seule institution financière faisait l’exception à cette règle : la Banque Intra. Cette banque disposait en 1965 à elle seule du quart du total des dépôts au Liban. Entre 1955 et 1965, le taux de croissance annuel des dépôts de cette banque a atteint 40,5% (Iskandar et Ouwaïss, 2002), contre un taux de croissance moyen de 26% durant la même période pour les autres banques. En 1965, le total des dépôts de la Banque Intra a atteint 756 millions de livres. Se trouvant dans l’incapacité d’investir sur le marché local, dont la taille et les besoins sont réduits par rapport au niveau considérable de dépôts à sa disposition, Intra s’est dirigée vers les marchés extérieurs. Elle devint alors une banque internationale implantée dans 12 pays. Ses investissements, qui lui procurèrent des résultats satisfaisants, n’étaient pas seulement financiers, mais aussi immobiliers (un grand immeuble dans le cinquième arrondissement de New York, un immeuble sur les Champs-Élysées, un immeuble à Genève, un immeuble à Rome, etc.). Vu ses résultats et son expansion, Intra devint la banque préférée de dépôts et d’investissements au Proche-Orient, en particulier pour les déposants et investisseurs du Golf.

Tableau (34) : L’évolution du nombre de banques au Liban
Année Variation Nombre de banques
Dont des banques :
Libanaises Etrangères Arabes Mixtes
1945 7 6 1
1950 + 16 23 11 4 1
1955 + 13 36 7 3 2 1
1960 + 17 53 13 2 1 1
1961 + 39 92 34 4 1
Total 65 19 5 3

Source : Iskandar et Ouwaïss (2002), page 28

La crise de liquidité au Liban en 1966 est principalement due à la contraction de la quantité de monnaie aux Etats-Unis, qui a donné lieu à la hausse des taux d’intérêt américains et internationaux. Cette crise de liquidité s’est manifestée par la cessation de paiements de plusieurs banques, dont Intra.

Pour mieux comprendre le rôle du choc monétaire américain restrictif dans la crise de liquidité, il faut prendre en considération le fait que, dans les années 1960, les entrées et les sorties de capitaux étaient très rapides et sensibles aux choix des opérateurs sur les marchés financiers internationaux, ainsi qu’aux taux d’intérêt sur ces marchés (« short term money » ou « hot money »). De même, la structure des dépôts des banques libanaises était bien différente de la structure des dépôts en Suisse. Les dépôts suisses étaient en grande partie à moyen et long termes, alors que la plus grande partie des dépôts au Liban était à court terme et ne pouvait pas être mobilisée pour des prêts à moyen et long termes. Cette structure des dépôts a entravé les opportunités d’investissement, affaibli le rôle des dépôts bancaires dans le financement de l’économie et aggravé la crise de liquidité après le choc de 1966. En revanche, les banques helvétiques étaient, contrairement aux banques libanaises, à l’abri des variations des taux d’intérêt internationaux, ce qui leur procurait une stabilité financière durable 416 .

Tableau (35) : La structure des dépôts dans les années 1960
Année 1964 %
Dépôts à vue 41%
Autres dépôts 417 59%
Total 100%

La hausse des taux d’intérêt internationaux, qui a commencé aux Etats-Unis et qui s’est propagée au Royaume-Uni (de peur que les capitaux ne quittent la Grande-Bretagne vers les Etats-Unis), a considérablement affecté le système financier libanais et provoqué une sortie des capitaux et des dépôts vers d’autres marchés où les taux d’intérêt procuraient une rentabilité supérieure. Voilà pourquoi la crise de liquidité a eu lieu en 1966. La transmission du choc monétaire américain au Liban a provoqué une hausse des taux d’intérêt libanais, mais cette hausse n’était pas suffisante pour convaincre les opérateurs de garder leurs avoirs au Liban. Il est à signaler aussi que la hausse des taux étrangers a considérablement affecté les entrées et sorties de capitaux, car la banque centrale ne disposait pas à l’époque des outils légaux nécessaires pour faire monter les taux intérieurs (les opérations d’open market étaient restreintes par la loi). Elle ne disposait pas non plus des moyens financiers lui permettant d’intervenir sur le marché (peu de réserves de change), ni même de la possibilité d’intervenir sur le marché (peu de titres de dette).

Les changements de structure dans les bilans bancaires au début de l’année 1966 ont accru les effets de ce choc sur le secteur bancaire libanais 418 . Lorsque les taux d’intérêt ont commencé à augmenter à l’étranger, la baisse de la liquidité s’est rapidement accrue à cause de la sortie des capitaux et des dépôts cherchant des rendements supérieurs à l’étranger. En septembre 1966, c’est-à-dire quelques mois après le choc restrictif américain, le ratio de liquidité du secteur bancaire avait reculé de 38% par rapport à son niveau en 1965. Le ratio de liquidité immédiate, quant à lui, ne dépassait pas les 2,16% fin 1966. Si nous ajoutons à ce chiffre les réserves obligatoires à la banque centrale, la liquidité immédiate ne dépassait pas les 10,53% 419 .

La situation s’est compliquée davantage, lorsqu’en octobre 1966, la banque Intra a arrêté de payer ses déposants.

Comparant les taux d’intérêt au Liban aux taux d’intérêt étrangers, les agents ont préféré investir dans des titres étrangers, notamment américains. Ainsi, la liquidité monétaire en baisse a trouvé sa voie vers des dépôts bancaires à l’étranger et vers des investissements à moyen et long termes en dehors du pays ; et n’a pas transité vers des actifs liquides à l’intérieur des frontières nationales. Cela n’a fait qu’exacerber les effets du choc américain et aggraver la crise de liquidité dans le pays.

Tableau (36) : Les effets de l’accroissement des dépôts bancaires
En millions de livres libanaises 1964 1965 1966
Avances sur le secteur privé 1 945 2 310 3 958
Hausse des avances bancaires +19% +22%
Hausse du revenu national +10% +8%

Le tableau (36) montre que les avances des banques sur le secteur privé ont considérablement augmenté en 1965 (+19%) et 1966 (+22%), alors que le revenu national ne s’est accru que de 10% en 1965 et de 8% en 1966. La hausse des avances au secteur privé est principalement due à l’excédent de dépôts des banques commerciales avant le choc américain de mai 1966. Les avances et crédits au secteur privé, 2 fois supérieurs au taux de croissance du revenu national en 1965 et 3 fois supérieurs à ce taux en 1966, ont haussé la quantité de monnaie en circulation et ralenti la hausse des taux intérieurs suite au choc américain 420 .

La transmission du choc américain au taux d’intérêt international a provoqué une sortie de capitaux et des pressions sur le taux de change livre libanaise – dollar américain comme nous verrons plus loin. Ces résultats correspondent aux avancées théoriques relatives aux effets de la transmission internationale des chocs monétaires telles que nous les avons développées dans le Chapitre (2).

Suite à la crise de liquidité résultant du choc monétaire américain, le nombre de banques opérant au Liban a diminué, et est passé de 94 fin 1966 à 74 en 1970. Cette réduction du nombre de banques a porté surtout sur les banques libanaises (leur nombre a diminué en passant de 74 en 1966 à 55 en 1970), alors que le nombre de banques étrangères est passé de 20 en 1966 à 19 en 1970. Cette situation nous rappelle les conclusions de Bernanke (1983). Selon cet auteur, l’évolution de la liquidité individuelle des firmes pendant la grande dépression des années 1930 fut étroitement dépendante de leur taille. Les ajustements financiers provoqués par la crise ont fragilisé en particulier la liquidité des petites firmes, dont un certain nombre ont disparu.

En plus du choc monétaire américain, des causes intérieures ont aggravé la crise de liquidité dans le pays. Il s’agit notamment des différences entre les échéances de prêts (à moyen et long terme) et de dépôts (à court terme) comme nous avons déjà signalé précédemment. Les rumeurs ont contribué également à la propagation de cette crise vers les petits épargnants.

Dans le Chapitre (2), nous avons mis l’accent sur le fait, qu’en régime de change flottant et de PCP, les taux d’intérêt étrangers augmentent suite à un choc monétaire américain à cause de la transmission internationale de ce choc, et non pas parce que les banques centrales étrangères modifient leurs taux par simple mesure administrative comme le défendent Faust, Rogers, Swansson et Wright (2003). Cette conclusion s’applique absolument au cas du Liban. En effet, en 1966, la banque centrale ne modifia pas les taux d’intérêt, qui restèrent inchangés jusqu’en 1973 où elle haussa le taux d’escompte des effets commerciaux de 3% à 5%. Elle haussa de nouveau le taux d’escompte de 5% à 7% en juin 1974, suite à la hausse des taux d’intérêt internationaux aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne (pour contrecarrer les effets de l’inflation suite à la crise pétrolière de 1973 où le prix du baril de pétrole passa de 2,20 dollars à 11,7 dollars). Un autre argument en faveur de la transmission internationale du choc américain au Liban est le fait qu’il existait, à l’époque, très peu d’opérations d’open market de titres au Liban pour pouvoir modifier la quantité de monnaie en circulation ou les taux d’intérêt. Les seules opérations d’achat et vente de titres de la banque centrale concernaient les titres publics dans une proportion ne dépassant pas le capital de la banque centrale. Celle-ci était dans une phase d’apprentissage et d’acquisition de l’expérience. Cette situation perdura jusqu’en 1973, où la loi de la monnaie et du crédit fut abrogée pour permettre à la Banque du Liban d’intervenir plus facilement sur les marchés, en achetant et vendant des titres. Notons que, même si la banque centrale voulait intervenir sur le marché pour modifier les taux d’intérêt, elle ne pouvait pas le faire, car très peu de titres étaient émis et échangés sur les marchés intérieurs. Sans titres de dette, il ne peut y avoir d’opérations d’open market (Goux, 1996). Les taux d’intérêt dépendaient uniquement de l’offre et de la demande de monnaie sur le marché intérieur, ainsi que des taux d’intérêt internationaux. Ce n’est que le 9 mai 1967 (un an après le choc américain) qu’une nouvelle loi a permis au gouvernement d’émettre pendant un an des bons du Trésor dont la valeur ne dépassait pas les 75 millions de livres libanaises (somme modeste par rapport à l’activité économique de l’époque). Le total des bons du Trésor ne dépassait pas les 40 millions de livres libanaises en août 1972, et 14 millions fin 1974.

Notes
415.

En 1950, le nombre des banques s’élevait à 11 (5 libanaises, 2 françaises, une italienne, une jordanienne, une irakienne, une britannique). Le nombre de banques n’a cessé d’augmenter jusqu’en 1966. Ainsi, à la veille de la création de la Banque du Liban en 1964, 16 nouvelles banques ont vu le jour. Fin mars 1964, le nombre de banques opérant au Liban s’élevait à 79 (dont 4 françaises, 3 américaines, 2 britannique, 2 jordaniennes, une hollandaise, une italienne, une saoudienne, une irakienne, une tunisienne, une pakistanaise).

416.

La comparaison entre le Liban et la Suisse est utile car le pays des cèdres a adopté le modèle helvétique dans l’organisation de son système financier, en instituant notamment le secret bancaire en 1956. Cette loi avait permis précédemment à la Suisse d’attirer d’importants dépôts bancaires.

417.

Dépôts à terme, dépôts étrangers, comptes épargne, établissements publics.

418.

Le ratio « actifs liquides / total dépôts » est passé de son niveau enregistré entre juin 1965 et janvier 1966 (entre 40% et 45%) jusqu’à 33% en février et 26% en mars. Les « actifs liquides » comportent la monnaie et les comptes auprès d’autres banques. Le « total dépôts » comprend les comptes d’épargne, les comptes chèques, les comptes courants et les dépôts à terme.

419.

Le faible niveau du ratio de liquidité immédiate peut également montrer que la recherche de l’équilibre, d’une part entre les réserves liquides que les banques doivent détenir pour couvrir les demandes de retraits possibles de leurs clients, d’autre part l’expansion commerciale et la recherche du profit en vue de maximiser la rentabilité des actionnaires, n’était pas primordiale dans les stratégies financières des banques libanaises.

420.

Malgré la hausse des crédits au secteur privé, la part des crédits intérieurs accordés en livres libanaises a baissé suite au choc de 1966. Ce sont les crédits accordés à l’étranger (gouvernement indien, Renault, etc.) qui ont augmenté.