2.3. Les effets du choc monétaire américain sur la balance courante du Liban

Dans les années 1960, la balance courante et le solde de la balance des paiements reflétaient les particularités structurelles de l’économie libanaise, reposant essentiellement sur le secteur des services.

D’après les statistiques officielles de 1965, la balance courante de « biens » a enregistré un déficit commercial de 1 061,8 millions de livres libanaises. En revanche, la balance courante de « services » a réalisé un excédent de 717 millions de livres. La balance courante globale de biens et de services était ainsi déficitaire de 273,6 millions de livres 424 .

D’après les mêmes statistiques, la balance courante de 1966 a enregistré un déficit de 342 millions de livres (contre 273,6 millions en 1965). Le déficit de la balance courante, qui s’est accru de 25% en un an, s’explique essentiellement par la hausse des importations libanaises à cause de l’appréciation du cours du dollar en 1966 et 1967. Les tableaux (40), (41), (42) et (43) mettent en évidence les évolutions de la balance courante, du cours de change livre–dollar et de l’inflation.

Tableau (40) : L’évolution de la balance courante
En millions de LL 1965 1966 1967 1968
Balance courante de « biens » –1 061,8 –1 190,4 –1 100,3 –1 074,1
Balance courante de « services » 717,0 684,3 722,0 981,8
Autres comptes 71,2 164,1 97,9 –98,2
Balance courante globale –273,6 –342,0 –280,4 –190,5
Déficit courant par rapport au PIB 8,45% 9,64% 7,01% 4,45%

Sources : Publications de la Banque du Liban, du Ministère des Finances, du FMI, et de l’Administration Centrale de la Statistique.

Graphique (57) : L’évolution de la balance courante entre 1965 et 1970 (courbe en J)
Tableau (41) : L’effet du choc restrictif US sur le cours de change livre–dollar (à l’incertain, nombre de livres libanaises pour un dollar)
Année Cours du marché (moyenne annuelle)
1964 3,07
1965 3,07
1966 3,13
1967 3,21
1968 3,16

Source : Gaspard (2004), page 276

Tableau (42) : L’effet du choc restrictif US sur l’indice global des prix (1966 = 100)
Année Aliments Matières premières Matériel de construction Fuel Industrie Total Variation
1965 99 92 75 98 110 97,3 0,9
1966 100 100 100 100 100 100 2,8
1967 109 101 100 100 101 104,5 4,5
1968 105 104 99 103 101 103,6 –0,9

Source : Gaspard (2004), page 272

Tableau (43) : L’effet du choc restrictif US sur l’indice des prix à la consommation (1972–74 = 100)
Nombre d’articles 26 2 5 44 20 97
Année Aliments Habitat, eau Eclairage, chauffage Habillement Divers Total Variation
1965           79 3,0
1966 72 95 68 93 81 2,7
1967 77 96 65 95 84 3,7
1968 74 97 70 96 83 –0,7

Source : Gaspard (2004), pages 272–273

A partir de 1967, la dépréciation de la livre qui a suivi le choc américain a commencé à affecter les exportations nationales, qui augmentèrent. La hausse des exportations a permis de réduire le déficit de la balance courante par rapport au PIB. Après avoir augmenté jusqu’à 9,64% après le choc US, le ratio « déficit de la balance courante / PIB » a diminué graduellement d’une année à l’autre et a atteint 1,14% seulement en 1970 (50,7 millions de livres). La hausse du déficit courant en 1966 s’explique essentiellement par la hausse des importations. Si nous prenons en compte la baisse du revenu national (que nous avons déjà étudiée), nous comprenons pourquoi le ratio « déficit de la balance courante / PIB » est passé de 8,45% en 1965 à 9,64% en 1966.

L’augmentation des exportations libanaises à partir de 1967 (après une baisse de 4,56% en 1966) et la hausse du revenu national à partir de 1968 expliquent également la baisse de ce ratio une fois que la balance courante s’est inscrite sur la partie croissante de la courbe en (J). En 1970, les exportations de « services » ont enregistré un excédent de 960,4 millions de livres libanaises, soit une hausse de 33,94% par rapport à leur niveau en 1965. En revanche, le taux de croissance des importations de « biens » a augmenté légèrement, et a enregistré une hausse moyenne de 2,54% seulement par rapport à son niveau en 1965 (en passant d’un déficit de 1 061,8 millions de livres en 1965 à un déficit de 1 088,8 millions en 1970). Ces deux facteurs (hausse des exportations de services et baisse des importations de biens) expliquent la grande réduction du déficit courant libanais après 1967 425 .

Nous avons soulevé dans le Chapitre (2) les avancées de Krugman et Obstfeld (2000), selon lesquelles la balance courante peut prendre la forme d’une courbe en (J) lorsque le régime de change est flottant et que les entreprises vendent dans leur propre monnaie. Suite au choc monétaire américain restrictif de 1966, la livre s’est dépréciée (conformément aux avancées de la littérature). Les importations et exportations se sont ajustées à moyen terme aux variations du nouveau taux de change réel. La balance courante s’est détériorée en premier lieu, avant de s’améliorer par la suite. Le cas du Liban correspond exactement aux résultats de Masera (1973), de Krugman et Obstfeld (2000) et de Kim (2001). Le cas du Liban montre par ailleurs que le point de vue théorique selon lequel la balance courante s’améliore immédiatement suite à une dépréciation réelle de la monnaie, point de vue que nous avons contesté dans le Chapitre (2), n’est pas exact. La hausse du taux de change a provoqué, dans les mois qui ont suivi le choc US, une détérioration de la balance courante. Ce n’est qu’à partir de 1967 que la dépréciation de la livre a joué son effet et que la balance courante a profité de la hausse du cours de change.

Le graphique (57) correspond à la courbe en (J) décrite dans le Chapitre (2). Le cas de la balance courante du Liban correspond au travail de Kim (2001), pour qui cette balance se détériore la première année, commence à s’améliorer après un an, et dépasse son niveau avant la dépréciation de change un an ou un an et demi après le choc (le graphique 57 montre, qu’en 1967, la balance courante était déjà à son niveau de 1965). Ce résultat correspond aussi à l’affirmation de Kim que la balance courante continue, par la suite, sa croissance (n’oublions pas que la balance courante libanaise est passée d’un déficit de 342 millions en 1966 à un déficit de seulement 50,7 millions en 1970). Le cas du Liban dans les années 1960 s’inscrit parfaitement dans la lignée des résultats modernes de la littérature de la transmission internationale des chocs monétaires à la balance courante en change flottant et PCP (Cushman et Zha, 1997), (Bergsten, 1991), (Kim, 2001), etc.

D’après le raisonnement de Kim (2001), le choc monétaire récessif américain provoque une hausse du taux de change nominal étranger et améliore la balance courante étrangère à long terme. Cela est vérifié dans le cas du Liban (pays étranger).

D’après le même raisonnement, à court terme, c’est l’augmentation des importations domestiques qui conduit à la détérioration de la balance commerciale. Cela est aussi vérifié dans le cas libanais.

Mais si Kim explique pourquoi la balance courante américaine augmente (diminue) suite à une dépréciation (appréciation) du dollar (augmentation des importations dans le cas d’une hausse du revenu US, diminution des importations en cas d’une baisse du revenu US), il ne dit rien à propos de la balance courante étrangère. Dans le cas américain, les importations diminuent lorsque le revenu national diminue. Mais dans le cas du Liban, les importations ont augmenté alors que le revenu a diminué. Cela s’explique par le facteur « prix ». Alors que la variation des importations à court terme dans une grande économie comme les Etats-Unis s’explique par le facteur « revenu », c’est le facteur « prix » qui explique les variations des importations dans une petite économie ouverte en change flottant et PCP. Ce nouveau résultat complète le travail de Kim, notamment les effets de la transmission internationale des chocs monétaires à la balance courante étrangère, élément non exploré jusqu’à maintenant dans la littérature comme nous avons déjà constaté à travers la revue des principaux résultats en change flottant et PCP.

Autrement dit, les importations libanaises ont augmenté, non pas parce que le revenu avait augmenté (bien au contraire, le revenu libanais avait diminué en 1967), mais parce que la monnaie s’est dépréciée. Une explication possible de ce phénomène est le fait que les contrats d’importation soient fixés des mois à l’avance (Magee, 1973) et qu’une certaine période de temps soit nécessaire pour que les échanges s’adaptent pleinement aux changements de prix relatifs (Obstfeld et Rogoff, 2000).

Notes
424.

Cependant, les mouvements de capitaux en provenance de l’étranger couvraient le déficit de la balance courante, et donnaient lieu à un solde positif de la balance des paiements.

425.

Le taux de couverture des importations (exportations/importations) a augmenté, en passant de 25% en 1965 et 1966 à 50% en 1970.