1.4.1. L’innovation comme processus: modèles approximatifs

La vulgarisation des idées de Schumpeter a été faite avec une certaine simplification. Cela a conduit à la diffusion d’un modèle linéaire d’innovation. Ce modèle analyse le changement technologique sous la forme d’un processus qui se déroule en différentes phases. Ce modèle admet un ensemble d’activités où se détachent celles de R&D, qui conduisent à des résultats déterminants, lesquels, à leur tour, vont affecter, par l’intermédiaire de l’information qu’ils produisent, en séquence et de mode linéaire, les phases ou stades postérieurs. Chaque combinaison spécifique d’activité – résultat définit une « phase ou stade ».

En termes génériques, ce processus cherche à minimiser l’incertitude qui concerne les caractéristiques techniques et commerciales des idées, à travers une recherche (technique et de marché) effectuée par les différents agents impliqués. Ce modèle, bien qu’il soit pédagogique, à des limitations importantes :

  • La division en phases devient arbitraire, puisque le processus est évolutif et continu;
  • Le modèle est unidirectionnel et n’intègre pas les diverses et complexes interactions, feedbacks et les nombreuses « superpositions » existantes ;
  • Le modèle paraît décrire de façon adéquate les « innovations radicales », mais moins bien les « innovations d"incrément » qui sont plus fréquentes dans l’économie.

La conception linéaire du type Recherche Développement Production Marché, que certains appellent modèle technology-push, a été la plus utilisée dans les années 50 et 60 du XXe siècle, jusqu’à l’apparition de la notion de système d’innovation. La conséquence la plus évidente de ce modèle est celle qui suggère que les résultats économiques dépendent de façon linéaire de la création de la connaissance scientifique nouvelle, ce qui, comme nous le savons, est réducteur et inadéquat pour les pays. Même pour certains pays développés, où les dépenses de R&D sont très élevées, cela ne s’est pas concrétisé en une grande création de produits propices à la commercialisation et en grands progrès quant à la croissance de productivité. Ce thème est également abordé dans le Livre Vert sur l’Innovation de la Commission Européenne (Commission Européenne, 1995) qui souligne le « paradoxe européen ».

Dans un article de 1986, Kline et Rosenberg ont effectué une profonde critique du modèle linéaire et ont proposé un modèle interactif - modèle d’innovation lié en chaîne - (le modèle de « liaisons en chaîne ») solidement fondé sur la connaissance de l’histoire et des innovations concrètes (Kline et Rosenberg, 1986).

Les critiques principales de Kline et Rosenberg au modèle linéaire sont les suivantes :

  • Il ne considère pas les effets de réalimentation qui se vérifient pendant le processus de développement, ce qui perturbent le caractère expérimental et interactif de l’innovation ;
  • Il admet que le processus d’innovation a une origine fondamentale dans la science, alors que, pour les auteurs, il se situe dans les objectifs successifs de nouveaux produits et processus ;
  • Il n’intègre pas le fait que la science, pour évoluer, dépend de la technologie. Par exemple, l’astronomie moderne est due aux découvertes de Galilée et celles-ci n’auraient pu être vérifiées sans l’aide du télescope. Donc, la technologie fournit des instruments et des processus fondamentaux au service de la science ;
  • Il met en rapport le flux d’innovations avec celui de la connaissance scientifique. Comme on le sait, la plupart des innovations est faite à partir des connaissances scientifiques disponibles (« stock » de la science ) ;
  • Le modèle linéaire n’évalue pas de façon adéquate les innovations de processus, qui ont un rôle significatif, au moyen de l’apprentissage pendant la production.

Ce modèle est présenté en détail dans la Figure 1.3.

Figure 1.3 Lés éléments du modèle en chaîne avec liaison

Source : Le Bas, 1995, p. 81.

Le modèle part de l’intégration entre les opportunités de marché, la connaissance scientifique et technologique existante et les capacités des entreprises et combine deux types d’intégration :

  • Il est en rapport avec les processus internes à l’entreprise;
  • Il est associé aux rapports qui s’établissent entre l’entreprise, le système global de la science et de la technologie ;

Les relations internes à l’entreprise sont indiquées par les fluxes dans le bloc inférieur –« chaîne centrale d’innovation ».

Le processus commence par la perception d’une opportunité de marché et/ou à travers l’apparition de nouvelles données scientifiques ou technologiques, il suit ensuite la conception analytique de nouveaux produits et processus, développement, production et marketing.

Il y a deux types d’effets rétroactifs : les liaisons continues et systémiques des diverses phases avec celles immédiatement antérieures (short feedback loops) et liaisons entre le marché et les phases en courbe ascendante (long feedback loops). Il met l’accent sur le design (engineering de produits et processus ), cherchant en cela à traduire le caractère essentiellement développé et cumulatif du processus d’innovation.

Le deuxième type d’interaction s’établit entre le bloc relatif au processus ou stratégie d’innovation dans l’entreprise, la « base de connaissance scientifique et technologique existante (K) et la recherche ( R ). Se différencient, ainsi, deux niveaux : celui de la « connaissance existante disponible » (K) et celui des activités qui corrigent et augmentent le stock de connaissance existante ( R ).

Au cours du processus d’innovation, lorsqu’ ils sont confrontés à des problèmes techniques, les ingénieurs et techniciens ont recours, en premier lieu, au stock de connaissances existantes, soit à l’intérieur de l’entreprise, soit en dehors d’elle. Lorsque surgit la fin de ces possibilités, on décide de financer une nouvelle recherche au sein de l’entreprise ou à l’extérieur. De toute façon, la plupart des innovations s’appuient sur l’ensemble des connaissances disponibles. De là l’explication qui apparaît dans la Figure 1.3. Plus précisément, cette conception envisage la recherche comme une activité qui accompagne le processus d’innovation et non comme une pré condition de ce dernier. Les relations qui s’établissent tout au long de la « chaîne centrale d’innovation » sont indiquées par les liaisons D et par les liaisons K-R. Cette conception de Kline et Rosenberg met à l’honneur la science et la recherche dans les stratégies d’innovation et cherche à dépasser la vision de la technologie telle qu’elle apparaît dans la plupart des écrits néo-schumpétériens.

Certains auteurs (Godinho, M. et Caraça, J., 1988) reconnaissant l’importance de concepts comme le système d’innovation, l’information et l’immatériel, proposent une autre conceptualisation du processus d’innovation.

Pour ces auteurs, la capacité d’innover dépend du système national d’innovation, des facteurs environnementaux qui le conditionnent et des niveaux d’intégration de certains composants du système. Dans le système national d’innovation, entrent en interaction le système productif, le système d’enseignement – formation, le système scientifique et technologique, le système bancaire – financier et le système administratif . La ressource fondamentale, commune à tous, est l’information. Ils définissent un élément «ambiance» qui peut être catalyseur ou inhibiteur de l’innovation, selon les circonstances, est la culture existante dans la société et dans les entreprises, spécialement en ce qui concerne le risque et la propension pour innover. Ainsi, les auteurs distinguent deux étapes fondamentales dans les stratégies d’innovation : une première de caractère essentielle immatérielle – la génération de l’innovation, qui se prolonge jusqu’à l’apparition de l’innovation dans le marché, et une deuxième phase qui correspond à l’incorporation de l’ «immatériel» dans le domaine du marché.

L’aléatoire et l’interaction entre certains agents innovateurs et sous-systèmes sont les caractéristiques les plus importantes du processus d’innovation.