5.6.5.3. La production de la connaissance

Les objets et les capacités sont des biens rares, restrictifs par la quantité de recours matériels et énergétiques dans le premier cas et de personnes dans le deuxième cas. Par ailleurs, on peut attribuer, aussi bien aux capacités qu’aux objets, des droits de propriété, avec l’exception relative aux objets en ce qui concerne les facteurs écologiques et de l’environnement. Ces deux propriétés (facilité d’attribuer des droits de propriété et manque) signifient que le marché est un moyen efficace pour la production d’objets et de capacités. Le marché proportionne les stimulations nécessaires et suffisantes pour la production. En effet, avec ce type de biens, le producteur peut avoir l’usufruit de tous les bénéfices économiques résultant de la production des biens. Cela veut dire qu’il existe une stimulation pour réaliser un investissement visant à incrémenter le capital humain, étant donné qu’il y a expectative de, à l’avenir, recevoir les rendements du capital humain accumulé.

Dans le cadre des nouvelles théories de croissance, qui, comme nous l’avons vu, mettent un accent spécial sur la connaissance, cette vision a besoin d’être reformulée. On se propose maintenant de comparer les stimulations pour la production de capacités, avec celles qui sont demandées pour produire des idées. La non rivalité des idées et leur faible coût de diffusion signifient qu’il est très complexe d’attribuer et de défendre des droits de propriété. En outre, on observe une production d’idées appropriée. En effet, apparemment les idées tendent à être abondantes, toutefois l’«économie de la connaissance» se rapporte à la nécessité de processus d’apprentissage continus, englobant non seulement la connaissance codifiée, mais également les capacités adéquates pour utiliser cette connaissance.

De cette façon, le marché n’a pas les mécanismes suffisants pour la production d’idées (David, 1993). D’autres mécanismes institutionnels sont requis. Ceci veut dire que l’effort pour arriver à une idée peut ne pas être suffisamment récompensé. De plus, les coûts de production d’une nouvelle idée sont, en général, élevés, surtout quand on les compare aux coûts de sa diffusion et, d’un autre côté, la production d’idées est très aléatoire et a des résultats incertains. Ce fut ceci que Nelson (1996) a expliqué pour la première fois en évoquant les implications économiques de l’incertitude qui se rapportent à la production de nouvelles idées et les difficultés du créateur à assurer les bénéfices d’une nouvelle idée. Nelson a étudié l’effort de la création d’idées au moyen de la dépense en R&D effectuée par les entreprises. Ainsi, même si une entreprise a du succès dans son effort de R&D, selon Nelson, les bénéfices d’une nouvelle idée seraient disséminés dans toute la société. Ceci peut être démontré empiriquement par les taux de rendements privés et sociaux de l’investissement en R&D aux USA. (voir Tableau 5.4).

Tableau 5.4 Taux de rendements privés et sociaux de l’investissement privé en R&D aux USA
Étude Taux de Rendement %
  Privé Social
Nadiri (1993) 20-30 50
Mansfield (1977) 25 56
Terleckyj (1974) 29 48-78
Sveikauskas (1981) 7-25 50
Goto et Suzuki (1989) 26 80
Bernstein et Nadiri (1988) 10-27 11-111
Scherer (1982, 1984) 29-43 64-147
Bernstein et Nadiri (1991) 15-28 20-110

Source: Council of Economics Advisers of the US President (1996)

Comme on peut observer, les bénéfices privés se situent autour de 20 – 25%. À leur tour, les bénéfices pour la société s’approchent des 50%. Ces résultats confirment la présomption de Nelson: les bénéfices sociaux de la création d’idées sont très supérieurs (presque le double) des avantages accordés aux entités privées qui mettent en pratique cet effort. Ce phénomène est, normalement, interprété comme résultant d’externalités positives liées à la réalisation de R&D. Or, comme on le sait, les externalités sont des «failles de marché» ; cela signifie que dans cette situation les marchés ne sont pas capables de stimuler avec efficacité la production d’idées.

Dans le contexte des nouvelles théories de croissance, nous pouvons analyser à nouveau ce phénomène comme étant le résultat de la non rivalité. Ainsi, quelles sont les stimulations pour la production d’idées ?

David (1993) et David et Dasgupta (1994), indiquent deux alternatives. La première consiste à dire que c’est l’État lui-même qui produit les idées (c’est le cas, par exemple, des laboratoires de recherche contrôlés par l’État) ou grâce à des subventions à la production (comme cela arrive dans le cas du financement de R&D universitaire). La deuxième option consisterait à concéder des droits de propriété par la création d’idées, à travers des règles de propriété intellectuelle (dont les instruments spécifiques incluent des brevets, marques registrées et droits de propriété) comme moyen de permettre l’exclusion dans l’usage d’idées.

Le Tableau 5.5 indique les caractéristiques de ces deux alternatives :

Tableau 5.5 Deux alternatives pour stimuler la production d’ idées
  Intervention de l’État Droits de Propriété
Possession d’Idées Publique Privée
Rendement Espéré Réputation, Prestige Profits Monopoliste
Avantage Libre Accès Stimulation Privée
Désavantages Position arbitraire, Inefficacité Limite à la Diffusion

Source : Conceição, Diamntino, et al, 1998, p. 150.

Comme on peut le voir, les deux alternatives ont des points forts et des points faibles. Alors que l’intervention directe de l’État permet la rapide diffusion et l’accès ample aux nouvelles idées, la conception de droits de propriété limite cette diffusion, ce qui peut avoir un effet pernicieux dans la vitesse à laquelle on traite la distribution des idées.

Pour illustrer cela, Romer et Nelson (1996) s’appuient sur l’exemple de la feuille de calcul. Pensez à ce qui arriverait si ce concept de feuille de calcul avait été protégé légalement, ne permettant pas que les entreprises comme Microsoft et Borland concourent avec Lotus. Certainement, le taux de progrès dans le perfectionnement de la feuille calcul aurait été substantiellement réduit.