b) Le jeu

Le jeu n’intéresse le droit qu’en tant qu’il est susceptible d’affecter le patrimoine des joueurs, qu’il est source d’obligations, bref, le jeu ne devient jeu que lorsqu’il est en même temps contrat. Autrement dit, la notion juridique de jeu renvoie à l’ensemble des jeux à l’issue desquels l’un des participants voit peser sur lui une obligation juridique qui ne trouve sa source que dans le jeu et ses règles propres. Le jeu solitaire d’un seul homme ou encore le jeu de plusieurs personnes dont l’issue ne donne naissance à aucune obligation à la charge de l’un d’entre eux n’intéressent donc pas le droit en tant que tels. Certes si nous décidions de disputer un match de football place de la Concorde à une heure de pointe, cette activité serait saisie par le droit, toutefois, elle ne le serait pas en tant que pratique ludique, mais seulement en ce qu’elle porterait atteinte à la sécurité de la circulation automobile et des individus.

Le jeu au sens juridique est donc un contrat, une opération juridique traduisant un accord de volontés. Mais la loi ignore totalement la notion générique de jeu telle qu’elle est ici entendue. Elle évoque seulement, au gré des buts qu’elle s’assigne, les catégories juridiques de jeu et de pari (qui figurent au Code civil) ainsi que celles de jeu de hasard, de loterie, de paris sur les courses de chevaux et de paris sur les courses de lévriers (qui figurent dans la législation pénale). La doctrine, quant à elle, a suivi ce mouvement et ne sort pas de ces catégories. Il faut donc bien comprendre que la notion générique de jeu est une pure construction de ce travail, un outil qui prétend rendre compte fidèlement de la spécificité d’un segment du droit positif, d’une part, et en faciliter l’étude, d’autre part. Mais on retrouve ici un nouveau risque de confusion, interne celui-là, dont il convient de se prémunir. La catégorie des « jeux de hasard » doit être vue comme une manifestation particulière de la notion générique de « jeu ». Il en va de même concernant le « jeu » tel qu’il est mentionné par les articles 1965 à 1967 du Code civil, avec lequel les risques de confusion sont encore plus grands. C’est pourquoi son évocation sera faite à l’aide d’expressions telles que « catégorie civiliste de jeu » ou « jeu en droit civil ».

Totalement absente des textes, la notion de jeu n’est logiquement pas définie par ces derniers, mais tel est encore le cas de la plupart de ses manifestations particulières. Seules les loteries se trouvent être définies par la loi du 21 mai 1836 modifiée portant prohibition des loteries 28 comme « toutes opérations offertes au public, sous quelque dénomination que ce soit, pour faire naître l’espérance d’un gain qui serait acquis par la voie du sort ». C’est d’ailleurs à partir de cette phrase que sera plus loin bâtie la notion générique de jeu, mais encore convient-il de lui ajouter d’autres éléments qui seuls permettront de distinguer le jeu d’opérations juridiques voisines. En effet, à l’analyse, le jeu ne se distingue des autres contrats aléatoires qu’au regard des caractères d’inutilité sociale, d’immoralité et de dangerosité que la loi lui prête. Aussi n’avons-nous d’autre choix que de le définir comme une opération socialement inutile, immorale et dangereuse, faisant naître l’espoir d’un gain qui serait du – même partiellement – au hasard en contrepartie d’un sacrifice pécuniaire des participants.

Contrairement aux apparences, cette définition n’est pas le fruit d’un jugement de notre part mais prétend rendre compte fidèlement de l’état du droit positif. Evidemment, au regard des caractères de scientificité et d’objectivité auxquels la discipline juridique aspire, une telle définition n’est pas du tout satisfaisante dans la mesure où elle fait appel à des critères éminemment subjectifs et moralement connotés. Pour autant, il semble bien que le jeu soit rétif à toute entreprise de définition véritablement objective et que le choix ici opéré n’offre pas vraiment d’alternative. Quant à l’autorité compétente pour apprécier si une opération juridique présente ces caractères et doit être qualifiée de jeu, il s’agit bien sûr du juge, qui y procède sous le couvert d’une démarche prétendument objective.

Jeux de hasard, d’argent, loteries, paris sur des courses, des élections ou sur la pluie et le beau temps, si tous ces jeux semblent avoir incontestablement quelque chose de commun, en fait comme en droit, il est cependant des différences parmi eux. Plus précisément, diverses formes de jeux peuvent être distinguées à l’aide de trois distinctions fondamentales, que ne recouvrent d’ailleurs pas complètement les catégories évoquées ci-dessus. On pourrait bien sûr en trouver une infinité d’autres, autant qu’il existe de jeux, mais ces trois distinctions peuvent s’avérer utiles sur le plan juridique.

La première tient au mode d’organisation du jeu. Dans sa forme la plus simple, le jeu est spontané : plusieurs personnes s’agrègent et jouent sur la base de règles expresses ou tacites dont l’interprétation est opérée par la collectivité des joueurs dans son ensemble. Le jeu spontané ne peut donc se dérouler qu’avec un nombre limité de participants, tel est le cas du « petit poker entre amis ». Le jeu organisé, en revanche, peut concerner de deux à une infinité de joueurs. C’est le cas lorsqu’une personne, dont la participation au jeu n’est pas systématique, organise le jeu en se chargeant elle-même de toutes les phases de son déroulement et dispose pour ce faire de pouvoirs d’autorité sur les joueurs, et notamment du monopole de l’interprétation des règles du jeu. Lorsqu’il devient organisé, le jeu obéit alors aux trois mouvements caractéristiques du phénomène institutionnel : spécification, différenciation et unification 29 . En effet, en s’agrégeant sous l’égide de l’organisateur, les joueurs forment une zone de compétence exclusive autour d’un principe d’action spécifique (implantation), un système structuré de domination apparaît dont l’organisateur est le maître (différenciation) tandis que la cohésion de cet ensemble est assurée par l’« idée d’œuvre » qu’est le jeu (unification). Dès lors, sauf à considérer qu’une institution est nécessairement dotée d’une certaine permanence, tous les jeux organisés, aussi éphémères soient-ils, sont bel et bien des institutions.

Cette première distinction entre jeu spontané et jeu organisé est capitale en droit puisqu’en envisageant les choses grossièrement, on peut dire que la loi prohibe seulement les actes d’organisation du jeu. En effet, la simple participation à un jeu, spontané ou organisé, n’est pas en soi répréhensible. A titre d’exemples, font partie de la catégorie des jeux organisés la quasi-totalité des jeux exploités en France par des opérateurs spécialement habilités par la loi ou le règlement : jeux de casino, paris sur les courses de chevaux ou de lévriers, et jeux de La Française des jeux principalement 30 . Tel est encore le cas de la plupart des jeux clandestins.

La seconde distinction intéresse quasi-exclusivement la catégorie des jeux organisés, qui se divisent en jeux de contrepartie et jeux de répartition . Dans un jeu de contrepartie, le jeu oppose individuellement chaque joueur à l’organisateur du jeu 31 . Ce dernier prend alors un risque qu’il couvre en s’aménageant un avantage mathématique plus ou moins important et qui, combiné avec la loi des grands nombres, lui assure des bénéfices substantiels. Dans un jeu de répartition, en revanche, les joueurs s’affrontent mutuellement, l’organisateur du jeu se contente alors de centraliser leurs enjeux, puis, après avoir opéré un prélèvement, redistribue la somme obtenue entre les gagnants en proportion de leurs mises respectives. Ce n’est donc que dans les jeux de contrepartie que l’organisateur est aussi un joueur, sa situation est alors tout à fait particulière puisque, disposant de pouvoirs d’autorité sur ses adversaires, il est à la fois arbitre et joueur.

Tandis que les jeux de casino sont essentiellement des jeux de contrepartie, à l’inverse, les trois paris mutuels autorisés par la loi sont des jeux de répartition 32 . La loterie, en revanche, est généralement considérée comme un jeu de répartition par nature, mais il s’agit là d’une erreur grossière : la Loterie royale instituée en 1776 était un jeu de contrepartie, de même que la Loterie nationale mise en place en 1933, enfin, La Française des jeux, dont on dit souvent qu’elle dispose du monopole des loteries en France, exploite autant de jeux de contrepartie (loteries instantanées, kéno, rapido) que de jeux de répartition (loto, euro millions, loto foot).

Enfin, la troisième distinction tient au mode de réalisation de l’événement incertain. Il permet de distinguer les jeux de pur hasard, dont le résultat dépend uniquement du hasard, sans influence des facultés personnelles des participants, les jeux d’adresse , dont le résultat dépend uniquement ou principalement des facultés personnelles des participants et les jeux mixtes , dont le résultat dépend en partie du hasard et en partie des facultés personnelles des participants. Mais encore convient-il d’avoir à l’esprit que la frontière entre ces catégories est éminemment floue et le fait que les joueurs peuvent participer ou non à la réalisation de l’événement incertain, autrement dit au résultat du jeu. Si l’on souhaite vraiment réduire le jeu à son expression la plus simple, il faut se le représenter comme une opération purement intellectuelle prenant appui sur un support, qui est l’événement incertain dont le résultat conditionne l’issue du jeu. C’est alors le mode de réalisation de l’évènement incertain - support du jeu qui conditionne la nature du jeu (jeu de hasard, d’adresse ou mixte). Ce support peut-être une élection politique, une course de chevaux, le temps qu’il fera demain ou encore une partie de poker. Les joueurs, quant à eux, peuvent être des candidats à cette élection politique ou de simple électeurs, des cavaliers prenant part à cette course ou des turfistes, des météorologues ou des badauds, des joueurs de poker ou des observateurs de la partie. La question est alors de savoir si le météorologue qui parie sur le temps qu’il fera demain se livre à un jeu de hasard ou à un jeu d’adresse. De même peut-on se demander si le cavalier qui mise sur l’issue de la course à laquelle il participe se livre « plus » à un jeu d’adresse que le turfiste pariant sur la même course, ou encore si le candidat aux présidentielles et le simple électeur pariant tous deux sur le résultat de l’élection à la magistrature suprême si livrent à des jeux de même nature.

La distinction jeu de hasard / jeu d’adresse, apparemment simple, n’est finalement pas si évidente, bien au contraire : ranger un jeu dans l’une ou l’autre de ces catégories est bien souvent un véritable casse-tête. Or, cette distinction est capitale en droit puisque c’est avant tout l’organisation de jeux de hasard que la loi punit.

Au fond, ce qui caractérise le jeu, c’est la nature incertaine de son résultat, ce qui veut dire que tout jeu dépend nécessairement du hasard, ce qui en fait d’ailleurs un contrat aléatoire. De ce point de vue, nonobstant le fait que l’expression « jeu de hasard » apparaisse comme un pléonasme, tâcher de distinguer parmi les jeux ceux qui sont « de hasard » et ceux qui sont « d’adresse », revient finalement à classer les jeux selon leur plus ou moins grande dépendance vis-à-vis du hasard. Une telle opération suppose donc que l’on soit à même de quantifier la part de hasard comprise dans un jeu, évaluation qui est mathématiquement impossible à réaliser. Si la distinction jeu de hasard / jeu d’adresse s’impose naturellement à notre esprit, accoutumé qu’il est à réfléchir en ces termes, elle est scientifiquement inopérante et ne correspond pas à la nature des choses. Par conséquent le juge, lorsqu’il prétend quantifier la part de hasard comprise dans un jeu, se livre en fait – en raison de l’impossibilité scientifique de distinguer les jeux de hasard des jeux d’adresse – à l’appréciation de l’inutilité sociale, de l’immoralité et de la dangerosité du jeu litigieux.

Avant de dresser un rapide portrait du jeu en France, il convient de relever que les sciences humaines autres que le droit se sont elles aussi intéressées au jeu, pris cette fois en tant que phénomène social. Il y est généralement désigné à l’aide des expressions de « jeu d’argent », de « jeu de hasard » ou encore de « jeu de hasard et d’argent ». Sans rendre compte de l’ensemble de ces écrits, dont la quantité reste finalement plutôt réduite, il est possible d’en extraire les travaux non juridiques 33 pouvant apparaître comme essentiels.

Ainsi trouve-t-on, dans l’encyclopédie Jeux et sports, une synthèse très complète de Marcel Neveux où les jeux sont recensés et classés en quatre catégories : jeu sur soi, jeu sur autrui, jeu sur les animaux, jeu sur les choses 34 . Au fond cette classification rend compte de cette nature intrinsèque du jeu qui apparaît comme une opération intellectuelle susceptible de prendre appui sur n’importe quel événement pourvu que celui-ci soit incertain. Peu importe, ensuite, que les joueurs participent également à la réalisation de cet événement incertain, cette nuance étant à la base de la distinction des catégories civilistes de jeu et de pari.

Dans une étude célèbre intitulée Spéculation et jeux de hasard , les économistes Reuven et Gabrielle Brenner se montrent quant à eux très critiques au regard de la prohibition de l’exploitation du jeu telle qu’elle ressort du système juridique de la plupart des Etats contemporains, sinon tous. Y voyant une règle injustifiée, discriminatoire, injuste, inefficace et socialement dangereuse, ils proposent, conformément à leurs idées, une libéralisation du marché du jeu 35 .

Sociologue à l’Université Lumière Lyon 2, Jean-Pierre Martignoni-Hutin s’est particulièrement intéressé à la figure du joueur « populaire » et a tenté de saisir la nature de l’attitude ludique qui anime quotidiennement plusieurs millions de nos concitoyens. Après s’être d’abord penché sur les turfistes au cours de son doctorat puis dans Faites vos jeux, publication issue de sa thèse 36 , il s’est ensuite tourné vers les amateurs de machines à sous 37 . Il a fondé, avec les psychiatres Marc Vallleur et Christian Bucher, auteurs d’un « Que sais-je ? » sur Le jeu pathologique 38 , l’Observatoire national des pratiques ludiques, qui se veut une force de proposition en matière de politique des jeux 39 .

L’importante controverse que connut le XIXème siècle à propos de la légalité du jeu nous a laissé un nombre incalculable de pamphlets et de réquisitoires écrits par des particuliers, des hommes de loi ou des élus prenant parti pour ou, le plus souvent, contre leur autorisation. En outre, depuis le début des années 1980, trois thèses d’histoire ont eu le jeu pour objet 40 . Enfin, il doit être fait mention du récent Rapport d’information fait au nom de la commission des Finances, du contrôle budgétaire et des comptes économiques de la Nation sur la mission sur les jeux de hasard et d’argent en France 41 dont l’auteur est le sénateur François Trucy 42 . Ce travail, qui constitue une solide base d’informations, sera régulièrement mentionné au fil de cette étude.

Notes
28.

Duv., t. XXXVI, p. 79s.

29.

Partant de la théorie de l’institution présentée par M. Hauriou en 1925, le Professeur Chevallier voit dans toute institution la « résultante d’un processus évolutif, caractérisé par trois mouvements essentiels : un mouvement de spécification, par lequel l’institution s’inscrit dans l’espace social, en délimitant sa surface d’emprise, son territoire d’intervention et sa zone de compétence ; un mouvement de différenciation, par lequel elle tend à se transformer en entité stratifiée et hiérarchisée, fondée sur la spécialisation des rôles ; enfin, un mouvement d’unification par lequel elle assure sa cohésion à l’aide d’un ensemble d’opérations symboliques », J. Chevallier, Science administrative, 3ème éd., Paris, PUF, coll. Thémis science politique, 2002, p. 100.

30.

Seuls les jeux de cercle, qu’on trouve d’ailleurs parfois dans les casinos, ne sont pas des jeux organisés.

31.

Celui-ci est alors appelé banquier. Toutefois, il peut arriver que même à l’occasion d’un jeu spontané (dont l’interprétation des règles est laissée à la collectivité des joueurs) l’un des joueurs tienne la banque, tel est le cas de certains jeux de cercle.

32.

Paris mutuels sur les courses de chevaux, les courses de lévriers et les parties de pelote basque.

33.

Les écrits juridiques sur le jeu seront envisagés plus loin, lors de la présentation de la problématique de cette étude.

34.

M. Neveux, « Jeux de hasard »in Jeux et sports, sous la direction de R. Caillois, Paris, Gallimard, Encyclopédie de la Pléiade, 1967, pp. 443-599. On y trouve également une brève approche historique de la législation ludique ainsi qu’une étude socio-économique du jeu en France et dans d’autres pays, notamment les Etats-Unis.

35.

R. et G. Brenner, Spéculation et jeux de hasard - Une histoire de l’homme par le jeu, Paris, PUF, coll. Libre échange, 1993, 254 p.

36.

J-P. Martignoni-Hutin, Faites vos jeux - Essai sociologique sur le joueur et l’attitude ludique, Paris, L’Harmattan, coll. Logiques sociales, 1993, 283 p.

37.

J-P. Martignoni-Hutin, Ethno-sociologie des machines à sous, Paris, L’Harmattan, coll. Logiques sociales, 2000, 262 p.

38.

M. Valleur et C. Bucher, Le jeu pathologique, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1997, 127 p.

39.

J-P. Martignoni-Hutin, C. Bucher, M. Valleur et M-V. Beautsar, « La nécessité d’une réelle politique des jeux », Les Echos, 26 décembre 2003, p. 10 ; J-P. Martignoni-Hutin, « Prolifération des jeux d’argent, misère de la recherche », Les Echos, 25 juin 2001, p. 60.

40.

O. Grussi, Le jeu d’argent à Paris et à la Cour de 1667 à 1789, thèse dactylographiée, Université de Paris Sorbonne, 1984, 1313 p. ; F. Freundlich, Le monde du jeu à Paris 1715-1800, Paris, Albin Michel, 1995, 295 p. ; E. Roudaut, « Les controverses sur le jeu dans la société britannique : le cas des paris sportifs (1890-1961), thèse dactylographiée, Lille III, 1997, 552 p.

41.

F. Trucy, « Rapport d’information fait au nom de la commission des Finances, du contrôle budgétaire et des comptes économiques de la Nation sur la mission sur les jeux de hasard et d’argent en France », JO, Documents-Sénat, session ordinaire 2001-2002, n° 223, 336 p.

42.

Né en 1931, médecin biologiste, ancien maire de Toulon, François Trucy fut élu sénateur du Var en 1986 puis réélu en 1995 et 2004. Membre du groupe UMP du Sénat (Union pour un mouvement populaire) et de très nombreux groupes sénatoriaux d’amitié, il est notamment secrétaire de la commission des finances, du contrôle budgétaire et des comptes économiques de la Nation et siège à la commission chargée d’examiner les demandes d’autorisation et de renouvellement d’autorisation de jeu (source : www.senat.fr/senfic/trucy_francois86049m.html).