a) Bref exposé du régime des jeux en droit positif

Le jeu est doté d’un régime très particulier en droit positif. Normalement soumis, en tant que contrat, à un régime civil original, celui de l’exception de jeu, son organisation est en principe prohibée par la loi, cette interdiction originelle constituant un prélude indispensable à l’émergence d’un droit public des jeux obéissant au mécanisme classique de l’autorisation préalable.

Le régime de l’exception de jeu, tel qu’il résulte des articles 1965 et 1967 du Code civil, est une véritable curiosité juridique. Il implique tout d’abord que « la loi n’accorde aucune action pour une dette de jeu ou pour le payement d’un pari » (article 1965). On pourrait alors y voir un contrat nul si l’article 1967 du Code n’ajoutait expressément que « dans aucun cas, le perdant ne peut répéter ce qu’il a volontairement payé, à moins qu’il n’y ait eu, de la part du gagnant, dol, supercherie ou escroquerie ». Cela signifie donc que le jeu peut être une source d’obligations valides car si le contrat était vraiment nul, le juge exigerait des parties qu’elle remettent les choses dans l’état où elles étaient avant la conclusion du contrat et, ce faisant, permettrait au perdant de répéter les sommes dont il s’est volontairement acquitté. Or tel n’est pas le cas, c’est en cela qu’il fut plus haut affirmé que le contrat de jeu est mi-licite, mi-illicite. L’article 1966 du Code civil, quant à lui, permet au juge de soustraire un jeu tenant « à l’adresse et à l’exercice du corps » au régime de l’exception de jeu pour le soumettre au droit commun des contrats dès lors que la somme misée ne lui paraît pas excessive. Mais cette disposition semble être tombée en désuétude, les juges n’en faisant plus application.

La simple pratique du jeu est donc parfaitement libre : rien n’empêche plusieurs personnes de se réunir pour disputer un poker, seulement, le juge n’accordera aucune action pour le paiement des dettes qui en découleront. La libre pratique du jeu connaît cependant une exception : l’article 4 de la loi du 2 juin 1891 modifiée ayant pour objet de réglementer l’autorisation et le fonctionnement des courses de chevaux 43 punit toute personne qui aura engagé un pari sur une telle course auprès d’un opérateur qui n’est pas régulièrement habilité à recevoir ces paris. Pour le reste, et à la condition qu’ils n’aient commis aucun acte d’organisation du jeu, les joueurs ne sont jamais punissables, quand bien même ils participeraient à un jeu clandestin. Seulement s’exposeront-ils à la confiscation des enjeux trouvés sur les tables par la police lorsque celle-ci aura découvert un « tripot ».

Pour punir l’organisation du jeu, la loi emprunte plusieurs voies dont la portée est plus ou moins générale. Ainsi la loi n° 83-628 du 12 juillet 1983 modifiée relative aux jeux de hasard 44 punit-elle la « tenue d’une maison de jeux de hasard », l’établissement ou la tenue de jeux de hasard sur la voie publique, les lieux publics ou leurs dépendances, enfin, l’importation, la fabrication, la détention, la mise à disposition de tiers, l’installation et l’exploitation de tout « appareil dont le fonctionnement repose sur le hasard et qui permet (…) de procurer moyennant enjeu un avantage direct ou indirect de quelque nature que ce soit ». La loi du 21 mai 1836, quant à elle, prohibe l’organisation des loteries qu’elle définit, outre la phrase mentionnée plus haut, comme des « ventes d’immeubles de meubles ou de marchandises effectuées par la voie du sort, ou auxquelles auraient été réunis des primes ou autres bénéfices dus, même partiellement, au hasard ». Enfin, l’article 4 de la loi du 2 juin 1891 relative aux courses de chevaux punit « tout intermédiaire pour les paris dont il s’agit, tout dépositaire préalable des enjeux ou toute personne qui aura sciemment facilité, sous une forme quelconque, l’exploitation des paris », cette disposition ayant été étendue aux paris sur les courses de lévriers par l’article 2 de la loi n° 51-681 du 24 mai 1951 45 .

C’est donc dans sa forme la plus large que les textes punissent l’organisation du jeu. Même si la loi entend poursuivre essentiellement l’organisation publique du jeu, il reste que, concrètement, les agissements qu’elle prohibe s’en distinguent parfois. Nul besoin que le jeu soit exploité, ni même véritablement organisé. Nul besoin, non plus, que ce jeu soit public.

En effet, le champ des actes prohibés ne correspond pas exactement à la distinction établie plus haut entre les jeux spontanés et les jeux organisés. Un exemple : s’il laisse ses clients s’adonner spontanément à la pratique d’un jeu, le gérant d’un débit de boisson encourt une sanction pour tenue de maison de jeux de hasard dès lors que le juge estimera que le jeu litigieux est un jeu de hasard (le poker, par exemple, mais pas la belote). Pour que l’infraction soit constituée, il n’est donc pas besoin que son auteur ait véritablement exploité le jeu, autrement dit en ait tiré un quelconque profit direct, car alors les autorités policières seraient confrontées à un sérieux problème de preuve. C’est pourquoi la loi se contente le plus souvent de simples actes d’organisation du jeu, actes qu’elle envisage de manière si large (simple fait de laisser jouer dans un lieu recevant du public) que le jeu en lui-même n’est pas nécessairement un jeu organisé tel que nous l’avons entendu plus haut.

Le champ des infractions en matière de jeu apparaît également très large au regard de la publicité du jeu. En effet, si la loi du 21 mai 1836 portant prohibition des loteries définit ces dernières comme étant des opérations « offertes au public », la loi du 12 juillet 1983 relative aux jeux de hasard punit la tenue de maisons de jeux de hasard « où le public est librement admis, même lorsque cette admission est subordonnée à la présentation d’un affilié ». Pour que l’infraction soit constituée, il n’est donc pas nécessaire que la « maison de jeux » soit véritablement ouverte au public et la circonstance que l’accès à cette maison soit doté d’un certain degré de confidentialité est sans influence. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les cercles constitués sous la forme associative doivent déclarer aux autorités de police la pratique des jeux de commerce 46 susceptibles de se dérouler dans leurs locaux et doivent demander à ces mêmes autorités l’autorisation d’y pratiquer, s’ils le souhaitent, des jeux de hasard, alors même qu’une réunion associative est considérée par le droit comme une réunion privée et non publique.

Pour autant, la prohibition de l’organisation du jeu n’est pas absolue. La loi et le règlement lui ont prévu un certain nombre de dérogations toutes fondées sur le mécanisme de l’autorisation préalable 47 . En soi, il ne s’agit pas là d’un processus original et nombreuses sont les activités dont le contrôle par la puissance publique passe par un tel processus 48 . Citons, à titre d’exemples, les établissements dangereux, incommodes et insalubres, les laboratoires d’analyses médicales, les sociétés de fabrication de médicaments ou d’armes, les campings, les débits de boissons, les pharmacies, les agences de voyage, les banques, les établissements de crédit, les assurances, les sociétés de transport de voyageurs et de marchandises utilisant le domaine public, les taxis et les auto-écoles 49 .

Dans le domaine du jeu, on recense en tout neuf mécanismes dérogatoires qui, en fonction de leur nature, s’inscrivent dans quatre secteurs de jeu, dont trois sont économiquement très importants. Le premier secteur est celui des casinos et cercles de jeux, qui trouvent respectivement leur base juridique dans la loi du 15 juin 1907 modifiée réglementant l’autorisation et le fonctionnement des cercles et casinos des stations balnéaires thermales et climatiques (ou climatériques) 50 et les articles 47 et 49 de la loi de finances du 30 juin 1923 51 . Le second secteur est constitué des trois paris mutuels portant sur les courses de chevaux, les courses de lévriers et les parties de pelote basque. Leur base juridique se trouve respectivement dans la loi du 2 juin 1891 modifiée ayant pour objet de réglementer l’autorisation et le fonctionnement des courses de chevaux, l’article 60 de la loi n° 47-1465 du 8 août 1947 portant diverses dispositions d’ordre financier 52 et l’article 68 de la loi n° 96-314 du 12 avril 1996 portant diverses dispositions d’ordre économique et financier 53 . Le troisième secteur correspond à la loterie d’Etat française, dont la gestion est aujourd’hui confiée à une société d’économie mixte : La Française des jeux. Son fondement légal est double. Il se trouve d’abord, et principalement, dans l’article 136 de la loi de finances du 31 mai 1933 54 , à partir duquel furent notamment créés la Loterie nationale, le loto et l’euro millions. Mais un autre fondement réside dans l’article 42 de la loi de finances n° 84-1208 du 29 décembre 1984 55 concernant particulièrement les jeux de pronostics sportifs. Enfin, le secteur des loteries locales regroupe les loteries de bienfaisance, les lotos traditionnels et les loteries foraines qui peuvent être autorisées dans les conditions prévues aux articles 5, 6 et 7 de la loi du 21 mai 1836 portant prohibition des loteries .

Qu’en est-il à l’étranger ? Il n’existe malheureusement aucune étude récente de droit comparé en matière de jeu. Toutefois, même si une telle assertion ne peut, pour l’heure, être étayée par aucune recherche systématique, on peut supposer que la grande majorité sinon tous les systèmes juridiques des Etats contemporains adoptent vis-à-vis de l’organisation du jeu la même attitude que le droit français en posant un principe général d’interdiction assorti d’autorisations préalables. Dans une thèse intitulée La notion de jeu de hasard en droit public - Essai axiomatique de lege ferenda, publiée en 1980, le juriste suisse Gérald Mouquin, après avoir comparé les législations ludiques de six Etats européens 56 , affirme ne pas avoir « lu les codes de l’univers » mais être « persuadé que partout le principe de la prohibition des jeux de hasard est accueilli, ne fut-ce qu’à titre d’instrument établissant le monopole au profit de l’Etat » 57 .

Dans ses conclusions sur l’affaire Schindler (1994), première affaire à l’occasion de laquelle la Cour de justice des Communautés européennes a interprété les règles de droit communautaire originel pour éclairer le juge national dans son appréciation de la légalité de la législation ludique d’un Etat membre, l’avocat général Gulmann confirme l’hypothèse de G. Mouquin, tout au moins concernant l’Europe des quinze. « Dans tous les systèmes juridiques des Etats membres, écrit-il, s’applique une interdiction de principe à l’encontre des loteries et autres formes de jeux de hasard (…). Dans le même temps, on trouve pourtant dans tous les Etats membres, à plus ou moins grande échelle, des exceptions à cette interdiction » permettant notamment de « subordonner les autorisations à la condition que les bénéfices dégagés par les jeux soient destinés à des fins d’intérêt général ou au trésor public » 58 .

Même si cette hypothèse reste à confirmer, il semble bien que la prise en compte du phénomène ludique par les Etats contemporains s’accompagne systématiquement d’un processus de moralisation du jeu, qui pourrait être défini comme l’assainissement du jeu par le contrôle de son organisation et l’affectation d’une part substantielle de ses bénéfices à des œuvres d’intérêt général. En revanche, l’observation systématique de ce processus n’empêcherait pas que, d’un Etat à l’autre, les marchés ludiques nationaux aient leurs spécificités propres, fruits d’une lente construction sociale et culturelle. Ainsi en est-il, par exemple, de l’activité de bookmaking en Grande-Bretagne, véritable institution qui, même si elle obéit à un régime d’autorisation préalable, n’en est pas moins fortement banalisée. Ainsi n’est-il pas à exclure que, par extrapolation, et à l’exclusion des résultats obtenus concernant des catégories juridiques spécifiquement françaises, cette étude constitue une illustration du rapport qu’entretient l’ensemble des Etats libéraux contemporains avec le phénomène ludique.

Quoiqu’il en soit, de par son volume et la puissance de ses opérateurs, le marché français du jeu institutionnalisé est sans conteste l’un des plus importants au monde. On ne saurait cependant affirmer qu’il est l’un des plus compétitifs car même si les opérateurs français sont également implantés à l’étranger et si l’on observe des phénomènes de collaboration entre opérateurs de différents pays (l’euro millions en est un bon exemple), la règle demeure celle du cloisonnement des marchés ludiques nationaux, et ce malgré les diverses offensives menées par les bookmakers anglo-saxons afin d’obtenir une libéralisation du marché international du jeu 59 .

Notes
43.

JO du 3 juin 1891, p. 2457. 

44.

JO 13 juillet 1983, p. 2154.

45.

JO 1er juin 1951, p. 5792.

46.

L’expression « jeux de commerce » est une autre manière de désigner les « jeux mixtes » dont le résultat dépend pour partie du hasard et pour partie de l’habilité des joueurs (belote, bridge).

47.

Au plan strictement formel, l’habilitation dont dispose La Française des jeux pour organiser des loteries ne s’analyse pas vraiment comme une autorisation de police, en revanche, il semble que l’on puisse dire que son activité est matériellement « policée ».

48.

Bien entendu, la construction du marché unique européen et l’application du principe de reconnaissance mutuelle impliquent que, pour les opérateurs étrangers, cette autorisation soit délivrée par les pouvoirs publics du pays d’origine.

49.

Voir sur ce point la thèse de P. Livet, L’autorisation administrative préalable et les libertés publiques, Paris, LGDJ, coll. Bibliothèque de droit public, tome CXVII, 1974, 334 p. (notamment les pages 130s.).

50.

JO 16 juin 1907, p. 4177. La mention des « cercles » dans l’intitulé de la loi ne doit pas induire en erreur : celle-ci ne concerne que les casinos, qui sont des établissements ouverts au public.

51.

JO 1er juillet 1923, p. 6166.

52.

JO 9 août 1947, p. 7766. 

53.

JO du 13 avril 1996, p. 5707.

54.

JO 23 juill. 1933, p. 5713.

55.

JO 30 décembre 1984, p. 4060.

56.

La France, l’Italie, L’Espagne, la République fédérale d’Allemagne, l’Autriche et la Suisse.

57.

G. Mouquin, La notion de jeu de hasard en droit public - Essai axiomatique de lege ferenda, Genève, Librairie Droz, 1980, n° 144.

58.

Conclusions de l’avocat général C. Gulmann sur CJCE 24 mars 1994 [C-275/92, Schindler], Rec. I-1042, point 1.

59.

Leurs actions ont été simultanément menées devant les organes internationaux de règlement des conflits économiques et commerciaux, tels l’Organisation mondiale du commerce ou la Commission européenne, et devant les juges nationaux, par l’intermédiaire de leurs prestataires établis sur le territoire des Etats concernés.