Le jeu est un objet de droit que la doctrine a toujours traité de manière segmentée. En effet, on trouve un certain nombre d’écrits sur le régime civil de l’exception de jeu, sur le régime de prohibition des jeux de hasard, loteries et paris et, plus rarement, sur le droit public des jeux. Toutefois, les études les plus complètes menées sur ces thèmes sont pour la plupart anciennes et, s’agissant plus particulièrement de l’étude du droit public, elles concernent toujours l’un des grands secteurs du jeu autorisé (casinos, loterie ou paris sur les courses de chevaux) sans jamais se pencher sur la relation globale qu’entretient l’Etat avec le jeu ou tenter de mener une étude vraiment transversale sur le sujet.
De 1890 à 1930, on relève un fort engouement de la recherche pour le jeu, qui s’explique sans doute par les bouleversements que connût le sujet à cette époque 77 . Ainsi dénombre-t-on, sur la période, une trentaine de travaux approfondis ayant le jeu pour objet 78 . Il faut ensuite attendre une quarantaine d’années pour voir les civilistes, tels les Professeurs Bénabent et Mouralis, s’intéresser de nouveau à la question 79 . Puis, on trouve une thèse de droit public sur Le tiercé et les courses dans la société française (1978) 80 et surtout le travail de G. Mouquin sur La notion de jeu de hasard en droit public (1980) 81 . Parmi les travaux les plus récents, citons la thèse d’A. de Coninck sur Le statut juridique des casinos (2002) 82 ainsi que deux thèses non juridiques mais qui ont constitué de précieuses sources d’information : l’une en science politique intitulée De la Loterie nationale à La Française des jeux (1999) 83 , l’autre en sciences de l’information et de la communication intitulée La transformation des jeux de casino , industrialisation d’une pratique culturelle (2000) 84 .
A côté de ces travaux, on trouve bien sûr de nombreux articles consacrés au jeu mais qui, là encore, ne s’y attellent que de manière parcellaire et fragmentée, ce qui parait d’autant plus normal que leur publication s’inscrit de le cadre de répertoires encyclopédiques spécialisés 85 . Finalement, seuls deux auteurs ont approché le jeu dans une perspective proche de celle de la présente étude. Il s’agit d’abord du Professeur Marie-Christine Rouault dont deux articles ont particulièrement attiré notre attention. Le premier est intitulé Police des spectacles et des jeux 86 . Le second, intitulé Les jeux de hasard , un service public atypique 87 , constitue le seul écrit entièrement consacré à la confrontation de l’activité d’exploitation des jeux à la notion de service public. Il s’agit ensuite du Professeur Bertrand Mathieu dont l’article intitulé Les jeux d’argent et de hasard en droit français est très fréquemment cité 88 . La présente thèse se situe dans le prolongement des travaux de ces auteurs. Elle entend approcher la relation de l’Etat au jeu de manière véritablement transversale et s’interroger sur la nature juridique du lien unissant l’Etat aux opérateurs de jeu autorisé. Là se trouvent la méthode et l’objectif de cette recherche.
La première ambition de cette étude réside dans l’élaboration de la méthode mise en œuvre. Plutôt que d’approcher le jeu de manière segmentée à travers les catégories de jeu, pari, jeu de hasard et loterie, il s’agit de construire une notion fédératrice susceptible de mieux rendre compte de l’existence d’un droit spécifique auquel renvoient toutes les expressions précédemment évoquées. Certes, la définition de cette notion fédératrice, reproduite plus haut, n’est pas pleinement satisfaisante, mais elle paraît au fond reproduire, à son niveau, les imperfections que l’on constate déjà dans les tentatives de définition doctrinale des formes particulières du jeu. Autrement dit, l’imperfection de notre définition de la notion de jeu ne ferait que traduire l’impuissance du juriste qui chercherait à définir le jeu ou ses manifestations particulières à l’aide de critère objectifs aisément identifiables. Mais une fois levé cet obstacle, l’étude du régime juridique du jeu ne peut que confirmer l’opportunité d’une approche unitaire de la notion de jeu et d’une approche transversale du régime des jeux.
La seconde ambition de ce travail est de dresser, grâce à cette méthode, une sorte d’« anatomie » des rapports juridiques de l’Etat au jeu, à saisir la logique de cette relation et partant la spécificité du droit des jeux. L’objectif est au fond de démontrer la nature foncièrement paradoxale des rapports de l’Etat au jeu qui seule permet de comprendre l’ambiguïté du régime des jeux. Bien qu’envisagé par le droit comme une pratique déviante, le jeu n’en est pas moins profondément enraciné dans la nature humaine et de ce fait s’impose à l’Etat. L’organisation du jeu, comme sa prohibition, apparaissant fortement criminogènes, l’Etat est amené – pour des raisons d’ordre public – non seulement à le réglementer mais encore à l’organiser de sorte que l’intervention de la puissance publique dans le domaine ludique emprunte aux deux modalités de l’action administrative que sont la police et le service public. Certes, l’organisation du jeu n’est pas considérée comme un service public en droit positif, mais seule cette qualification serait à même de justifier l’existence de privilèges dont disposent certains opérateurs de jeu pour assurer la mission que l’Etat leur a confiée. En ce sens, l’organisation du jeu bouscule la logique sur laquelle repose notre droit public car, si elle présente parfois les caractères d’un service public, elle ne peut être qualifiée comme telle dans la mesure où elle reste une activité considérée par l’Etat comme inutile, immorale et dangereuse.
L’étude des rapports de l’Etat au jeu exige un détour par l’histoire de la réglementation des jeux (titre préliminaire). Celle-ci révèle d’abord la permanence du phénomène ludique à travers les âges ainsi que les tentatives constantes de la puissance publique pour s’en assurer la maîtrise. En outre, elle seule permet de comprendre la structure actuelle du marché des jeux autorisés, résultat d’un mélange subtil d’intervention des pouvoirs publics et d’évolution sociale et culturelle. Au fil de cette analyse des rapports de l’Etat au jeu, l’organisation – directe ou indirecte – de cette activité apparaît historiquement comme un droit régalien de sorte que l’Etat dispose, au plan juridique, d’une maîtrise parfaite du jeu. En qualifiant juridiquement la notion de jeu, le législateur et le juge tracent les contours du champ de l’interdiction, prélude indispensable à la mise en place d’un système d’autorisations qui permettront à la puissance publique de sélectionner en toute liberté les opérateurs de jeu et de leur imposer les contraintes qui seules pourront justifier cette entorse à la loi, voire à la morale publique, que constitue l’offre publique de jeux. La déconstruction de ce processus de moralisation du jeu passe ainsi par l’étude des fondements juridiques de la maîtrise étatique du jeu (première partie) et l’analyse de ses formes (deuxième partie).
Rappelons que les piliers législatifs des trois grands secteurs du jeu autorisé ont été mis en place à cette époque : 1891 pour les paris sur les courses de chevaux, 1907 pour les casinos et 1933 pour la Loterie nationale.
Ont particulièrement attiré notre attention les travaux suivants : G. Frèrejouan du Saint, Jeu et pari au point de vue civil, pénal et réglementaire, Paris, Librairie Larose, 1893, 500 p. ; H. Gasser, Les jeux publics en France, thèse dactylographiée, Paris, 1908, 264 p. ; J. Maréchal, Le jeu et l’administration, thèse dactylographiée, Paris, 1910, 133 p. ; C-A. Delest, Le jeu et le régime des jeux, Paris, PUF, 1925, 319 p. ; S. Teodoresco, Du jeu et du pari en droit privé français, Paris, PUF, 1931, 308 p. ; P. Pelissié de Castro, Le jeu et le pari du point de vue pénal, thèse dactylographiée, Toulouse, 1932, 254 p. et L-F. Gabolde, Les sociétés de courses , Paris, Librairie technique et économique, 1937, 386 p.
J-L. Mouralis, La notion d’aléa et les actes juridiques aléatoires , thèse dactylographiée, Grenoble, 1968, 390 p. ; A. Bénabent, La chance et le droit, Paris, LGDJ, 1973, 231 p.
P. Mercier, Le tiercé et les courses dans la société française, thèse dactylographiée, Université de Reims, 1978, 109 p.
Précité.
A. de Coninck, Le statut juridique des casinos , thèse dactylographiée, Bordeaux IV, 2002, 739 p.
S. Collette, De la Loterie nationale à La Française des jeux , thèse dactylographiée, Paris X, 1999, 446 p.
E. Vercher, La transformation des jeux de casino , industrialisation d’une pratique culturelle, thèse dactylographiée, Lyon 2, 2000, 310 p.
J-L. Mouralis, « Jeu, Pari »in Encyclopédie juridique Dalloz - Répertoire de droit civil, 1994, 43 p. ; M. Culioli, « Jeu-pari » in Encyclopédie juridique Dalloz - Répertoire de droit pénal, vol. 5, 1996, 35 p. ; A. Bénabent, « Contrats aléatoires : jeu et pari » in J-Cl. Civ. Code (art. 1965 à 1967), mai 1985, fasc. unique, 22 p. ; P. Decheix, « Jeux, loteries et paris - Jeux » in J-Cl. Pén. Annexes, janv. 1998, fasc. 10, 32 p. ; P. Decheix, « Jeux, loteries et paris - Loteries » in J-Cl. Pén. Annexes, mars 1998, fasc. 20, 23 p. ; P. Decheix, « Jeux, loteries et paris - Paris » in J-Cl. Pén. Annexes, mars 1998, fasc. 30, 21 p.
M-C. Rouault, « Police des spectacles et des jeux »in J-Cl. Adm., fasc. 211, 1995, 34 p.
M-C. Rouault, « Les jeux de hasard, un service public atypique » in Etudes en l’honneur de Pierre Sandevoir - Service public, services publics , textes réunis par Xavier Vandendriessche, Paris, L’Harmattan, 2000, pp. 76-101.
B. Mathieu, « Les jeux d’argent et de hasard en droit français », LPA, n° 6, 8 janvier 1999, pp 8-15.