§ 1 - L’Antiquité romaine ou le droit des Anciens

On sait peu de choses sur la législation ludique à l’époque romaine et les avis sont souvent contradictoires, mais il semblerait que le pouvoir ait su dès la République (509-27 av. J-C.) tirer les conséquences de l’échec d’une législation trop répressive en s’attaquant en priorité aux tenanciers de maisons de jeu plutôt qu’aux joueurs, adoptant des solutions, au plan civil autant qu’au plan pénal, finalement assez proches de celles que nous connaissons, deux millénaires plus tard. Néanmoins le droit romain opérait une distinction qui aujourd’hui paraît curieuse : l’assimilation des régimes juridiques du jeu et du pari n’existait pas, ce dernier constituait une convention valable lorsqu’il ne reposait pas sur l’issue d’un jeu illicite 94 .

La plus ancienne de ces règles connues semble être la lex alearia, qui aurait vu le jour au commencement du troisième siècle avant J-C 95 . Elle condamnait le gagnant à verser au perdant le quadruple de son enjeu et frappait d’infamie celui qui faisait métier de jouer, le privant ainsi de ses droits civiques 96 , bien qu’une réhabilitation fut parfois envisageable 97 . Sous Septime Sevère (146-211), un sénatus-consulte, mentionné par le Digeste, aurait réglementé les maisons de jeu, alors tolérées mais non autorisées, tout en défendant d’y jouer de l’argent ou des objets appréciables en argent 98 . Il aurait en outre autorisé les jeux fait à l’occasion de certains exercices physiques 99 . Par la suite, l’édit du prêteur aurait développé l’œuvre entamée à l’époque classique, notamment en accordant au perdant une exceptio que ce dernier pouvait opposer au gagnant venant réclamer son gain et une condictio pour se faire rembourser les sommes qu’il lui aurait versées 100 . Le contrat de jeu ne produisait donc aucun effet civil.

Les compilations justiniennes, publiées aux alentours de 530, reprendront ces règles en les précisant dans un chapitre du Digeste intitulé « De aleatoribus » (livre IX, titre 5) et un autre du Code (livre II, titre 43). Tous les jeux d’argent, publics ou privés, sont interdits. Et s’il est souvent dit que l’œuvre justinienne abolit les anciennes lois répressives pour se placer exclusivement sur le terrain civil 101 , le Digeste, rappelant la réglementation prétorienne héritée des jurisconsultes romains, n’en rapporte pas moins le sort peu enviable que réservait le prêteur au tenancier d’une maison de jeu. Non seulement il pouvait être condamné au versement d’une amende voire à une peine d’emprisonnement, mais en plus le prêteur refusait toute action à celui qui, ayant donné à jouer dans sa maison, aurait été battu ou volé 102 .

Au plan civil, donc, avec Justinien (482-565), le contrat de jeu de même que le gage affecté à la sûreté d’une dette de jeu souffrent toujours, contrairement à aujourd’hui, de nullité. La répétition, c’est-à-dire la faculté pour le perdant de demander au juge de prononcer le remboursement de la dette de jeu qu’il a acquittée, est élargie : le père ou le maître peuvent répéter les sommes perdues au jeu par le fils de famille ou l’esclave, à l’inverse, une action en répétition est accordée contre le père ou le maître dont le fils ou l’esclave se sont, avec succès, exposés au jeu. Le droit de répétition est également ouvert aux héritiers du joueur malchanceux : le délai de prescription de ce droit est fixé à cinquante ans. Il semblerait même que le législateur ait accordé au magistrat le droit d’agir en se substituant aux perdants et d’affecter les sommes ainsi recouvrées à des œuvres d’utilité publique 103 . En quelque sorte, le droit à répétition était déjà une règle « d’ordre public », caractère aujourd’hui conféré à l’exception de jeu, et la moralisation des profits du jeu par leur affectation à des œuvres d’intérêt général était déjà en marche.

L’empereur byzantin s’inquiète également du développement des pratiques ludiques chez les clercs. Il interdit aux diacres, aux prêtres et aux évêques de jouer aux dés ou d’assister à de tels jeux et assortit cette défense d’une lourde sanction : la privation du droit d’exercer le ministère sacré et la relégation dans un cloître pour une durée de trois ans 104 . Néanmoins, l’autorité spirituelle avait déjà réagi : le concile d’Elvire, en 305, exclut de la communauté chrétienne pour une durée de un an tout fidèle qui aurait joué pour de l’argent, mais tolère les jeux désintéressés 105 . On dit cependant de l’Eglise qu’elle s’opposait, en principe, à toutes les formes de jeux, même sportifs, et qu’elle fit pression pour obtenir l’abolition des Jeux olympiques en 394 106 .

Dans la lignée du sénatus-consulte évoqué plus haut, Justinien place une liste limitative de cinq jeux tenant à l’exercice du corps 107 , dénommés jeux virtutis causa, en dehors du principe général. Il aurait ainsi été possible d’y risquer un sou, ni plus ni moins et ce quelle que soit la fortune du joueur 108 . L’action en paiement était alors accordée par le prêteur, quand bien même le joueur eût été extérieur au jeu et eût parié sur son issue. Certains auteurs rapportent également qu’il était permis de jouer son écot dans un festin et que les esclaves pouvaient jouer le repas qu’ils recevaient de leurs maîtres 109 . De même sait-on que tous ces interdits concernant le jeu étaient, au moins à certaines époques, levés lors des Saturnales 110 .

Si l’évolution de la législation romaine témoigne de la difficulté que connaît le pouvoir à enrayer la « passion du jeu », on sait aussi que les patriciens n’affichaient pas la vertu qu’on attendait de la plèbe et jusqu’à aujourd’hui, le jeu apparaît comme un passe-temps affectionné des aristocrates. César (100-44 av. J-C.), Auguste (63 av. J-C.- 14) et surtout Claude (10 av. J-C.- 54) étaient de grands joueurs 111 .

C’est également à Rome que l’on retrouve l’ancêtre de la loterie : les empereurs jetaient dans le cirque des morceaux de parchemin et les détenteurs de numéros gagnants se voyaient attribuer certains privilèges ou objets précieux 112 . Encore ne peut-on parler de véritable loterie si l’on fait du sacrifice pécuniaire des participants un élément constitutif de ce genre d’opération. Par contre, Suétone, biographe d’Auguste, raconte que lors des Saturnales des billets et des tablettes étaient vendus et correspondaient à divers prix de valeur très inégale 113 . Quant à eux, Auguste et Néron (37-68) organisaient régulièrement des loteries pour financer leurs programmes de construction et c’est encore une loterie qui permit de reconstruire Rome après que Néron y eut mis le feu. Les gagnants de ces jeux « officiels » bénéficiaient-ils d’une action en paiement ? On l’ignore.

Enfin, les courses de chevaux étaient une institution et leur organisation constituait un enjeu politique autant que les jeux du cirque, entre autres parce que le cursus publicus, avec ses 5000 relais situés tous les 20 kilomètres était sans doute le plus efficace service public de communication avant l’invention de la machine à vapeur. L’Empire entretenait des millions de chevaux et les courses permettaient de sélectionner les meilleurs d’entre eux. Il semblerait que les romains pariaient usuellement entre amis ou voisins de gradin, les paris n’étant pas centralisés. Le déroulement de la course était quant à lui contrôlé par de vrais magistrats 114 .

La chute de l’Empire romain d’Occident ouvre une période assez obscure pour les historiens des jeux qui se retrouvent confrontés à un silence de plusieurs siècles. Des dispositions anti-ludiques ont-elles survécu ? On n’en sait rien. Seulement sait-on que les peuples germaniques s’adonnaient « avec frénésie » aux jeux d’argent. Tacite (55-120) rapporte ainsi dans De Germania qu’ayant tout perdu, ils pouvaient jouer sur un dernier coup jusqu’à leur liberté ou leur vie 115 .

Notes
94.

S. Teodoresco, Du jeu et du pari en droit privé français, op. cit., p. 27s. ; P. Pélissié de Castro, Le jeu et le pari du point de vue pénal, op. cit., p. 18 ; G. Mouquin, La notion de jeu de hasard en droit public, op. cit., p. 4. Tel serait le cas, semble-t-il, d’un pari sur l’issue d’un jeu ayant pour objet l’exercice du corps.

95.

Rapportée par Plaute (254-184 av. J-C.) selon J-M. Mehl (Les jeux au Royaume de France…, op. cit., p. 342) et S.Teodoresco (Du jeu et du pari en droit privé français, op. cit., p. 14) qui évoquent également une autre règle : la lex quae de alea est qui serait, elle, rapportée par Cicéron (106-43 av. J-C.). Par contre, pour P. Pélissié de Castro (Le jeu et le pari du point de vue pénal, op. cit., p. 27) la lex alearia fut rapportée par Cicéron dans sa Seconde Philippique, n° 28.

96.

Toutefois, pour G. Mouquin, la lex alearia était une « action pénale infamante (…) délivrée contre le tenancier d’une maison de jeu, assortie d’une amende au quadruple » ; le joueur lambda ne serait donc pas visé et son sort demeurerait inconnu, La notion de jeu de hasard en droit public, op. cit., p. 4.

97.

Précision rapportée par Cicéron, S. Teodoresco, Du jeu et du pari en droit privé français, op. cit., p. 15 ; J-M. Mehl, Les jeux au Royaume de France…, op. cit., p. 342.

98.

Rapport du député M. Régnier (1907), op. cit., p. 212.

99.

S. Teodoresco, Du jeu et du pari en droit privé français, op. cit., p. 17.

100.

Ibid., pp. 18-21.

101.

Rapport du député M. Régnier (1907), op. cit., p. 212 ; P. Pélissié de Castro, Le jeu et le pari du point de vue pénal, op. cit., p. 29.

102.

S. Teodoresco, Du jeu et du pari en droit privé français, op. cit., p. 18 ; P. Pélissié de Castro, Le jeu et le pari du point de vue pénal, p. 28 ; J-M. Mehl, Les jeux au Royaume de France…, op. cit., p. 342.

103.

G. Frèrejouan du Saint, Jeu et pari au point de vue civil, pénal et réglementaire, op. cit., p. 18.

104.

S. Teodoresco, Du jeu et du pari en droit privé français, op. cit., p. 23 ; Rapport du député M. Régnier (1907), op. cit., p. 212.

105.

J-M. Mehl, Les jeux au Royaume de France…, op. cit., p. 343.

106.

G. Mouquin, La notion de jeu de hasard en droit public, op. cit., p. 5.

107.

Il s’agirait du saut en hauteur, du saut à la perche, du lancer du javelot, de la lutte et des courses de chevaux.

108.

G. Mouquin (La notion de jeu de hasard en droit public, op. cit.,p. 4) et J-M. Mehl (Les jeux au Royaume de France…, op. cit., p. 343). On notera cependant que pour G. Frèrejouan du Saint (Jeu et pari au point de vue civil, pénal et réglementaire, op. cit., p. 18) et P. Pélissié de Castro (Le jeu et le pari du point de vue pénal, op. cit., p. 29) la limite se situait à un écu d’or par partie et les pauvres n’étaient pas admis à exposer d’aussi fortes sommes que les riches.

109.

G. Frèrejouan du Saint, Jeu et pari au point de vue civil, pénal et réglementaire, op. cit., p. 28 ; S. Teodoresco, Du jeu et du pari en droit privé français, op. cit., p. 17.

110.

J-M. Mehl, Les jeux au Royaume de France…, op. cit., p. 342 ; S. Teodoresco, Du jeu et du pari en droit privé français, op. cit., p. 16.

111.

M. Neveux, « Jeux de hasard », art. cit., p. 493.

112.

R. et G. Brenner, Spéculation et jeux de hasard , op. cit., p. 12. Ces auteurs insistent toutefois sur un point très intéressant. On ne peut pas considérer qu’à cette époque les individus jouaient à des jeux de « hasard » dans le sens contemporain du terme : « …même si l’Antiquité avait recours au tirage au sort et aux dés, la pratique n’appartenait pas aux jeux de hasard. Certains historiens expliquent cette confusion par un fait plusieurs fois attesté : les gens ne modifient pas leur langage à chaque fois qu’ils changent de coutume (…). Aussi longtemps que les gens croient à l’existence d’une main divine qui contrôle les dés (…) ou d’une puissance surnaturelle qui décide de la position des étoiles (…), ils croient, du coup, que le hasard ne compte pour rien dans les décisions qu’ils prennent », ibid., pp. 10-11.

113.

On gagnait alors un cure-dents ou cent pièces d’or, l’œuvre d’un peintre renommé ou celle d’un parfait inconnu, R. et G. Brenner, ibid.

114.

T-D. Lewin, Le PMU face à la concurrence , mémoire de DEA, Université Panthéon-Assas (Paris II), 1996, pp. 6-7.

115.

Cité par S. Teodoresco (Du jeu et du pari en droit privé français, op. cit., p. 39) et par G. Mouquin (La notion de jeu de hasard en droit public, op. cit., p. 4.). Ce dernier raconte encore qu’en 250 quelques uns d’entre eux défirent une patrouille romaine puis, ayant proposé de retourner la situation aux dés, ils perdirent et se constituèrent prisonniers. Il semblerait que chez les germains les dettes de jeu étaient exigibles, tout au moins jusqu’à ce que le Miroir des Saxons (entre 1287 et 1348) n’impose les premières restrictions à l’exigibilité.